André Miguel
Herman de Keyserling : Une philosophie du Sens

La pensée de Keyserling ne tient pas son originalité d’une plus ou moins habile manière d’exprimer les idées à la mode. Elle est marquée par un dessein plus hardi : une grande unité, une vaste fraternisation des deux forces spirituelles qui se partagent l’humanité. L’Orient et l’Occident tentent de trouver un terrain de compréhension réciproque aux termes de tous ses livres delphiques qui jettent dans le futur des phosphorescences.

(Revue Spiritualité. No 15. 15 Février 1946)

Il n’est pas dans l’histoire de la philosophie de figure plus contrastée, plus multiple que celle du Comte Herman de Keyserling.

Sans doute, doit-il à sa double ascendance allemande et slave ce don de la synthèse dialectique associée à une grande ardeur vitale.

Si on examine son œuvre à la lueur de ce courant philosophique qui, depuis Schopenhauer a enfanté la critique des valeurs traditionnelles de Nietzsche et fut le prolégomène à une pensée que rejette le carcan de l’à priori et qui tente de relier l’expérience aux catégories kantiennes dans un mouvement inverse de celui qu’empruntaient les idéalistes, si on la contemple, dis-je, de ce point de vue, on s’aperçoit qu’elle se situe entre le volontariste allemand et des cadets de valeur comme Heidegger, Gabriel Marcel, René Lesenne. C’est une façon occidentale d’envisager l’apport du mage de Darmstadt.

Ce mirador ne nous découvre qu’une face de l’œuvre. Keyserling, certes, exalte l’expérience qui doit nourrir les hautes vertus nécessaires à la découverte de la Sagesse, considère les phénomènes comme la moisson où chacun récolte ce qui lui convient. Caractères qui l’apparentent à maints penseurs « existentialistes », entendrait-on par cette épithète les quelques dandys maniaques qui occupent pour l’instant le proscenium de la vanité littéraire.

La pensée de Keyserling ne tient pas son originalité d’une plus ou moins habile manière d’exprimer les idées à la mode. Elle est marquée par un dessein plus hardi : une grande unité, une vaste fraternisation des deux forces spirituelles qui se partagent l’humanité. L’Orient et l’Occident tentent de trouver un terrain de compréhension réciproque aux termes de tous ses livres delphiques qui jettent dans le futur des phosphorescences.

Il est parfois déroutant, il semble par moments contradictoire, ce poète fougueux de la vie. N’est-ce parce qu’il ne veut rien négliger de la variété des dons magiques du Cosmos. Le lecteur féru de hâtive construction, amateur d’idéalisme gratuit ne sera pas satisfait. Il faut avoir lu toute l’œuvre pour se faire une opinion d’ensemble. Il faut attendre les nouveaux livres pour connaître l’évolution de cet esprit qui ne se cristallise jamais. Sa dialectique est guidée par le souci d’approfondir, de concrétiser le moi intérieur, si audacieusement qu’il s’épanouisse à la surface de l’être universel, et, par cette ascension, se libère d’une forme gênante.

Je crois que le trait essentiel de cette sagesse, est à l’aide de tout le possible, le dépassement du moi par lui-même. Rien d’une méthode au sens de Descartes, mais une polarisation créatrice. Il a désigné comme la plus féconde celle qu’il avait exercée en Amérique du Sud. « Ma Doctrine, écrit-il dans  » Figures Symboliques « , renouvelle toutes les questions en partant, non pas de l’homme abstrait, mais de l’âme vivante ».

Son réalisme est sans œillère, ni libre pensée, ni mesquin naturalisme. Il prétend ne rien négliger de ce qui est à la mesure de son énergie et de sa durée.

« L’esprit n’est pas tout (Hegel), ni la matière (Brüchner), ni le sentiment ( Goethe dans son stade romantique), ni la volonté (Schopenhauer) , ni la raison (encore Hegel), ni le moi (Fichte), ni l’être (Parménide), ni le devenir (Héraclite),  ni l’inconscient (Edouard von Hartman et les psychologues modernes), ni la nécessité économique (Marx),  ni la politique (certains penseurs allemands modernes) ». (« Souffrance et Plénitude », p. 77.)

Il va si loin parfois dans cette fougue de sincérité qu’il paraît légitimer même les calamités et les laideurs. « La guerre se légitime comme un chaos fécond ». (Figures symboliques)

Ici, nous croyons qu’il y a de sa part, une fâcheuse inconséquence. Elle a pu amener dans certains esprits de terribles confusions, tel est le cas pour l’élan vital de Nietzsche et son amoralité. Toute philosophe peut recevoir une interprétation qui la détourne de ses sources originelles pour la conduire à des gouffres béants aux bouches infestées d’un enfer dantesque.

On a pris souvent à tort les encouragements à un retour à l’expérience, à une attention aux tumultes de la vie comme une négation systématique de l’Esprit. Il n’en est rien. Celui qui ne craint pas d’évoquer l’inconscient, l’économique, l’immoral ne fait pas pour cela la guerre à l’intelligence. Au contraire, puisque le but de son « incarnation » est d’atteindre l’esprit par une intégration au lieu de l’antique désintégration des cénobites. Ne peut-on toucher l’être aussi bien par l’Affirmation que par la Négation ? Plotin et Denys l’ont-ils nié, ces amants du néant de l’ascèse ?

Il est certain, et nous pouvons l’affirmer contre des jugements superficiels, que la pensée de Keyserling vise, en définitive, un soleil spirituel plus éblouissant que celui auquel nous accoutumèrent des siècles de scolastique. Il brille de l’éclat d’un monde qui se consume et irradie à la pointe extrême de l’instant. « Il n’y a de joie que spirituelle » (Art de la Vie, p. 259.)

Je cite à ce propos Maurice Boucher qui composa la préface au Diagnostic de l’Amérique.

« Si toute philosophie peut être résumée en quelques phrases, celle de Keyserling, au stade où nous la considérons, s’exprimerait ainsi : la philosophie n’est pas une science de l’univers, mais une connaissance de la vie des hommes et une action exercée sur elle. Or, dans cette vie humaine, les faits ne sont pas des faits purs et simples : ils ne comptent que par le sens qu’ils prennent ou le sens qu’on leur donne. Modifier le sens d’un fait, c’est changer le fait lui-même. Le changer dans l’abstrait, c’est faire œuvre de sophiste ou de raisonneur. Mais le saisir et le fixer dans les âmes, c’est faire œuvre de philosophe : le sens se fortifie de l’adhésion qu’on lui apporte et notre monde humain qui est tout entier en superstructure peut être transformé par la compréhension que nous en prenons. Le sens, si l’on veut parler par images, mûrit sous de multiples écorces : il est toujours latent et accessible : libre à nous de nous en nourrir et de lui devoir une vie plus saine et plus forte. Si nous ne savons pas l’atteindre, il retournera à la terre et des possibles meilleurs auront attendu en vain. »

Les influences orientales dans la pensée de Keyserling sont nombreuses. J’en dégagerai les plus importantes.

Le Sens, action créatrice plutôt qu’attitude passive, est la faculté qui découvre le contenu spirituel, dépasse l’apparence phénoménale pour suivre le sillage du devenir Cosmologique. L’Habitude, l’exercice du Sens créent un homme nouveau appelé Mage par opposition au savant. Le Mage néglige ce qui est arrivé à un terme, ne reconnaît comme sien que le mouvement, ne croit pas au définitif. Car appellera-t-on définitives, closes, les formes infinies qui se combattent et se complètent, existant en vertu de leur manque. Jamais, le Mage ne se fera défenseur d’un système, d’une de ces petites réussites vaniteuses dues à une époque, ou fruit des réflexions d’un hégélien distingué.

La morale même, n’est pas considérée comme une fin en soi, ne revêt pas une aube blanche qui consacre et promet la béatitude des cieux.

Les Écritures Saintes ne sont plus fécondes lorsqu’on les a formalisées dans le cadre réglé et pompeux d’une église.

L’Esprit bouleverse cette ordonnance, ces édifices de pacotille comme Jésus chassait du temple les vendeurs ; Il a fallu, hélas, que le christianisme se fige sous l’égide de jurisconsultes et sous la pourpre de Constantin.

La parole du Christ, ce message si noble, si subtil est tombée dans l’oreille de commerçants avares et de guerriers sanguinaires.

N’en déplaise à d’aucun, Thomas d’Aquin est plus vénéré et plus écouté dans l’église officielle que le poverello d’Assise. L’Occident a modelé l’enseignement du Christ à son image.

Ce souffle impétueux qui passe dans l’âme, Keyserling n’a pas voulu l’abandonner à une solitude anarchique. Il l’humanise, l’enserre dans son cadre naturel. Il exalte les vertus du mariage et de la famille. La femme y joue un, grand rôle, sa fécondation spirituelle de l’homme est des plus importantes.

A ce sujet, il a des pages admirables dans « La Vie Intime ».

En définitive, toute sa pensée revient à une démarche psychologique. Il voudrait que l’on remplace la connaissance érudite, savante, pédante, vide, par une compréhension créatrice qu’il ouvre sagement à l’ampleur du monde.

C’est la plus belle doctrine que peuvent suivre les saints et les artistes, ces mages éternels, perpétuellement suivis. Souhaitons que naissent à l’Occident de ces hommes entiers, universels qui savent saisir et intégrer toutes les saveurs du possible.

La beauté et la grandeur de notre vie dépend de cet effort.

La science, la politique, l’art, l’amour, la mort : vaines apparences s’ils ne sont les vagues entrechoquées et fluides d’un même océan.

André MIGUEL