Françoise Bonardel
«Heureux qui comme Ulysse»... ou les rapports de la philosophie hermétique et de la psychologie des profondeurs dans l'œuvre de Jung

Sur un autre plan, plus historique et culturaliste, Jung opère aussi en hermétiste. Car ayant montré les similitudes existant entre les images issues de l’inconscient de ses patients et celles, parfois très anciennes de l’alchimie, c’est un autre lien que Jung a restauré, qui est également reconstitution d’une vision plénière de l’homme. Le rationalisme progressiste du XIXe siècle, dans sa grande entreprise de nettoyage intellectuel, n’avait été nullement gêné de jeter au rebut ou de ravaler au rang de curiosité, les produits de la fantaisie et de la pensée prétendue obscurantiste des alchimistes.

(Revue Question De. No39. Novembre-Décembre 1980)

Jung a raconté lui-même dans « Ma vie » [1] comment la crise grave qu’il vécut à partir de 1912 et qui lui fit craindre une dislocation de sa personnalité assaillie par les flots de l’inconscient jusqu’alors contenus — l’amena à considérer l’alchimie, et la philosophie hermétique qui, en Occident la sous-tend, comme une des « bases historiques » de la psychologie des profondeurs. On sait aussi que la rencontre qu’il fit, en 1928, avec le texte d’alchimie chinoise, « Le secret de la fleur d’or » [2], outre le bel exemple de synchronicité qu’elle offre, lui permettra surtout de saisir le lien existant entre les mandalas qu’il dessine, alors même que sa totalité psychique est en train de se restructurer, avec les plus anciens symboles de l’unité transmis par ce vieux texte alchimique, d’inspiration taoïste. La perspective est ainsi tracée, que ses travaux ultérieurs se donneront pour tâche de lester d’un énorme et passionnant matériel onirique et culturel, et qui le conduira à soutenir que les anciens alchimistes, croyant travailler sur la matière, et ignorant les « projections » inconscientes qu’ils effectuaient ainsi, nommaient réalisation du Grand Œuvre, transmutation des métaux vils en or, recherche de la Pierre Philosophale ce qui était en réalité réalisation du Soi, processus d’Individuation [3] : cette sorte de Royauté de soi-même atteinte au terme d’un mariage mystique (Hieros gamos), dont les deux partenaires, le Roi et la Reine dans l’alchimie traditionnelle, sont, en tant qu’image archétypale de la « coïncidence des opposés », le symbole de toute union des contraires conduisant à une totalité accomplie. Le mûrissement des métaux imparfaits (on dit parfois encore malades ou lépreux), accéléré par le travail patient et humble de l’Artiste louant les voies mystérieuses de la Nature, et appelé à régénérer la création déchue, ne serait donc que le symbole de ce processus de transformation par lequel la psyché dans sa totalité réunifiée, conscient et inconscient dialoguant désormais, « advient » au monde et à soi-même, intégrant en une unité harmonisée le ciel et la terre, le clair et l’obscur (l’ombre), le corps et l’esprit…

Terra incognita

Le lecteur français peut se procurer la presque intégralité des œuvres de Jung consacrées à l’exploration méthodique de cette double « Terra incognita » qu’est l’alchimie d’une part, et l’inconscient individuel et collectif d’autre part [4]. Par ailleurs, les travaux d’Étienne Perrot ont contribué, à travers les riches expériences de la pratique psychothérapique, à prolonger les thèses du psychologue de Küssnacht en leur apportant des illustrations récentes et ainsi à confirmer et éclairer d’un jour renouvelé les interrelations étroites entre le Grand Œuvre alchimique  et cette « Voie de la transformation » qu’est l’analyse jungienne [5]. Ce n’est donc pas par cette porte que nous souhaiterions nous introduire dans l’ouroboros alchimico-psychologique, et en parcourir le corps circulaire… Quoi qu’il en soit, les seuils sont toujours gardés, et c’est sans doute une des caractéristiques de l’âge de confusion où nous vivons, que de décourager le voyageur en lui proposant moins un dur affrontement avec les monstres véritables qu’une bataille de mots avec des tigres en papier. Certains d’entre eux, pourtant, ont la vie dure !

La crise de l’irrationnel

Ainsi a-t-on pu lire récemment que le « retour » de Jung était annoncé comme imminent, dans le peloton de tête des « nouveaux mystiques », et dans la foulée sans doute des « nouveaux » philosophes, sociologues, pédagogues, cuisiniers, etc. « New wave » Jung, on s’en serait douté, voyons ! Et puisque la roue tourne (celle de l’histoire, ou tout simplement des modes, plus que de l’alchimie sans doute) il faut se réjouir de la fin d’un relatif exil, trop souvent justifié par les positions prétendument timorées du grand psychologue, dont l’angélisme lénifiant aurait, paraît-il, reculé, terrifié, devant le sexualisme freudien, lui ouvrant par là même les seules portes des salons où de vieilles dames pieuses viennent chercher un supplément d’âme ; quand on ne l’accuse pas, plus ou moins ouvertement d’avoir prêté la main à des entreprises réactionnaires et totalitaires (tant notre époque s’avoue ainsi incapable de penser une totalité qui ne devienne pas aussitôt dans son esprit totalitarisme !), entreprises justifiées par l’universalité-intemporalité des archétypes de l’inconscient collectif, étant bien entendu ou simplement sous-entendu que le seul progressisme matérialiste veut le bien de l’homme et n’a jamais allumé le moindre fagot dans les procès pour sorcellerie… Dans ce contexte, la prise en considération de l’alchimie et de l’hermétisme par la psychologie des profondeurs, peut-elle être considérée comme autre chose qu’une entreprise douteuse, tout juste bonne à faire chatoyer devant les yeux stupéfiés (au double sens du terme) de nos contemporains illusionnés par tant de prodiges, le spiritualisme inquiétant de son imagerie, puisque chacun sait qu’en période de crise ressurgit l’irrationnel… Il est donc temps de dire que ce qui serait véritablement irrationnel, car n’obéissant à aucune logique, ne pourrait même pas être conçu, appréhendé par un esprit humain qui a reçu à part entière l’héritage mental de l’espèce ; mais que si l’exploration de l’inconscient ou le message des alchimistes obéissent aussi à une logique, sa compréhension nécessite des instruments d’investigations plus fins, plus complexes, à l’image d’un objet lui-même paradoxal. Ne pas accepter de remettre en question ou d’élargir ceux que l’Occident s’est donné pendant quelques siècles de son histoire, reviendrait à considérer comme parfaitement adapté, donc légitime, l’extraction de la perle d’une huître à coups de bêche.

Mais ce travail de joaillerie est aussi un terrible corps à corps, un affrontement sans merci avec la matière (les contenus inconscients, dans toute leur force éruptive, dissolvante avant d’être constructive) ; et lorsque l’on est « pris », généralement malgré soi d’abord, et souvent au « solstice de la vie », par la nécessité vitale d’entreprendre cette traversée aventureuse des mers profondes, que les anciens alchimistes nommaient dans sa première phase Nigredo (la plus terrible, mais aussi la plus riche de possibilités encore latentes : noirceur, mort, dissolution, mélancolie), on ne se tire de cette odyssée ni par des théories intellectuelles ni par des parades esthétiques. Cette période d’affrontement avec l’ombre que chacun porte en soi, est d’abord méditation sur le sens de la souffrance, du mal, et souvent désespoir de n’entrevoir aucune solution dans ce calme plat ou ce désert aride où l’être désorienté erre parfois longtemps. Et en cette époque de pirouettes intellectuelles et d’intelligences désabusées par tant de savoir sans finalités, Jung apparaît comme une sorte d’artisan, (ce que furent aussi les alchimistes), respectueux des rythmes naturels, capable d’une admiration inépuisable devant les prodigieux renouvellements dont la vie est prodigue, et toujours un peu méfiant à l’égard de ce qui viendrait la figer en système.

Cristallisations

A ce titre, il est significatif qu’il n’ait jamais cherché à constituer une véritable sémiologie de l’alchimie appliquée à la psychologie des profondeurs, qui aurait enserré les symboles dans un code, se refusant par là de clore là où doivent circuler les éléments en jeu dans l’Œuvre : « Aucune langue, si parfaite soit-elle, ne saurait remplacer la vie. Si une langue essaie de remplacer la vie, non seulement elle en sera détériorée, mais la vie aussi » (Ma vie, p. 219).

Certaines hésitations, voire même contradictions apparentes que l’on rencontre parfois dans la terminologie jungienne, sont donc moins imputables à une approximation regrettable de la méthode de recherche et d’exposition, qu’à une volonté de laisser s’épanouir des constellations d’images ou de significations irréductibles à la conceptualisation, que de laisser « ouvert » le champ où s’expriment les multiples « cristallisations » (c’est également le terme employé par René Alleau pour désigner les symboles alchimiques), d’une réalité paradoxale. Et si l’inconscient est constellé de symboles, ceux-ci sont moins des formes que des énergies, des « points d’aimantation » (René Alleau : Aspects de l’alchimie traditionnelle, les Editions de Minuit, 1953).

Introduction aux mystères

La transformation de la vie en systèmes de signes n’est-elle pas cependant une des tentations de notre époque, une des formes insidieuses prise par son désir de maîtriser le monde de la matière ? Et ce qui se présente comme désir apparent d’ordre et de clarté, n’est-il pas en réalité violence imposée à la vie, volontarisme prométhéen, exorcisme primitif de l’angoisse d’être irréductiblement Un, sans parvenir à percevoir ce qui vous rattache à un Tout ? A cet égard, notre siècle vit quotidiennement ces démembrements, décapitations et dissolutions par hydropisie, dont l’iconographie alchimique nous offre tant d’exemples, et dont les initiations antiques faisaient la condition nécessaire de l’introduction aux petits et grands Mystères. Mais un des « prophètes » de notre temps nous dit aussitôt amèrement : « Il n’y a d’initiation qu’au néant — et au ridicule d’être vivant [6]. » En cette époque frappée de paralysie profonde car écartelée entre de multiples axes désordonnés, entre les finalités contradictoires qu’elle s’est donnée, « désastrée » comme le dit un jour si bien Gide, il faut relire certaines pages prophétiques écrites par Jung dans les années 1930, pour comprendre que la sympathie sans complaisance qu’il a portée aux maladies de l’âme moderne lui a suggéré en même temps certaines solutions car, disait-il « la symptomatologie d’une maladie représente au même moment une tentative naturelle de guérison » [7]. On insiste souvent sur les solutions libératrices car réunificatrices que la pensée hermético-alchimique a pu suggérer à Jung au point parfois d’en faire une panacée ; mais il serait tout aussi instructif de s’attarder dans la « voie négative », auprès de quelques-uns de ces aventuriers malheureux qui, en des alchimies avortées ou mal maîtrisées, vécurent de façon parfois tragique le désir de lumière et la rechute, la médiation ratée qui devient nouvelle aliénation, les cul-de-sac d’une Individuation mal comprise ou rendue impossible…

Aussi faut-il regretter de ne pouvoir se procurer, même en allemand, les quelque dix volumes de notes ronéotypées que Jung consacra à un commentaire détaillé du Zarathoustra de Nietzsche, ce frère très proche et redouté, ce double négatif et souvent agaçant, rappel incessant de l’issue parfois désastreuse d’une opération alchimique plus explosive que salvatrice. Jung a souvent dénoncé l’« inflation » psychologique dont Nietzsche fut victime, pour n’avoir pas réussi (ni peut-être aspiré à cela…) à intégrer les contenus archétypaux issus de l’inconscient, fasciné par eux et par l’image du surhomme, et éclatant littéralement. Dionysos à nouveau démembré, déréalisé, figé pour l’éternité dans ce qui n’aurait dû constituer qu’une étape d’un processus de réalisation spirituelle.

Inflation du Moi, déflation du Soi

Peut-être faut-il simplement remarquer au passage, plus que ne le fait Jung à propos de Nietzsche qui lui est proche par bien des points alors qu’il fera plus que l’entrevoir à propos de Joyce ou de Picasso, que cette désorientation qui a fait la capacité de création de Nietzsche, et sa folie, était probablement incompatible avec la canalisation de cette énergie dévorante dans un processus d’Individuation. Jung, pour sa part, se félicitera d’avoir été solidement « lesté » (ses enfants, sa femme, ses rapports psychothérapiques avec ses patients), là où Nietzsche, solitaire et voué à l’air des hautes cimes désertiques vécut tragiquement la volatilisation et l’évaporation du fugitif Esprit-Mercure. Rarement pourtant deux cheminements se seront côtoyés de si près, l’un servant de garde-fou à l’autre, l’éclairant parfois des feux qui le ravageaient sans jamais pour autant le convaincre que les fulgurances de la création d’un homme nouveau et de valeurs nouvelles peuvent se passer d’un enracinement dans ce qui est originel, commun à tous, fraternel : « Je m’aperçus que l’on n’aboutit à rien si l’on ne s’entretient pas de ce qui est commun à tous [8]. » Or, disait Nietzsche, ce qui est commun est de peu de valeur… Certes l’alchimie, pas plus que la psychologie des profondeurs ne sont sciences à la portée de tous, mais elles postulent l’existence d’un fonds commun, le monde des symboles et de l’inconscient collectif par quoi chaque homme se trouve rattaché à toute l’humanité. C’est en ce sens que la Pierre Philosophale est dite à la fois vile et précieuse, traînant sur les chemins à la portée de tous et pourtant dissimulée. Grand est pourtant le désir de transmutation nietzschéen : « Il me faudra pour cela descendre dans les profondeurs », proclame Zarathoustra… Nous sommes tous des volcans en travail qui auront leur heure d’éruption »… « Je vous le dis, il faut avoir encore du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante »… et Jung, de son côté, n’affirmera-t-il pas : « Dans tout chaos est un cosmos, et dans tout désordre un ordre secret [9] ? » Mais le pathétique funambule nietzschéen se fracassera au sol, autant par sa fragilité intérieure que par l’irruption inquiétante du « dernier des hommes » ; aussi Jung, conscient que toute « inflation du Moi » est toujours doublée d’une « déflation du Soi », libérant par contre sur la scène collective les forces anarchiques des archétypes ainsi tout puissants, conclura-t-il, pessimiste : « Notre époque, hors l’individualisme Nietzschéen vaincu, ne répondra à la question posée par l’alchimie que par un collectivisme étouffant la personnalité ou un Christianisme impuissant [10]». Réussirons-nous un jour la difficile « coïncidencia oppositorum » entre l’Eros et le Logos ?

Mythologie et alchimie

« Heureux qui a échappé à la mort »… C’est, nous dit A. Jaffé, la phrase de l’Odyssée homérique que Jung souhaitait mettre en exergue du chapitre de « Ma vie » consacré à la confrontation avec l’inconscient ; ce faisant, il ne faisait que retrouver et revivre ce qui fut depuis des siècles le lien secret entre mythologie et alchimie, et dont des philosophes hermétiques comme Dom Pernety tentèrent, au XVIIIe siècle, une mise à jour systématique [11].

« Je dirai seulement, précise ce dernier dans son fameux dictionnaire mytho-hermétique, qu’Ulysse est le symbole de l’Artiste Philosophe dans la description de la guerre de Troie ; et le symbole de ceux qui cherchent la Pierre sans être Adeptes, dans l’Odyssée. » Ce n’est donc pas un hasard si l’époque moderne s’est donné le seul Ulysse qu’elle ait pu, celui de Joyce, et si Jung, tour à tour irrité et fasciné, entreprit une lecture de ce texte d’une « ahurissante multiplicité », image inversée de l’initiation alchimique traditionnelle ; et il est symptomatique, selon Jung, qu’Ulysse cherche moins à retrouver Ithaque qu’à se débarrasser de ses racines catholico-irlandaises ! Significatif que le but de l’Œuvre (« Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie » affirmait encore Baudelaire, ce « parfait Chimiste »…) s’efface aujourd’hui devant la toute-présence et puissance obsédante d’un rapport négatif à l’origine, conçu moins comme fondement et but ultime de la quête que comme entrave à être soi-même : autre avatar de l’individualisme… A ce titre l’Ulysse de Joyce est bien « un document essentiel et caractéristique de notre temps » [12], tout comme l’œuvre de Picasso. Et le texte de Joyce, sorte de monstrueux reptile qui, par sa « pensée intestinale, viscérale », entraîne le lecteur dans son « enfer de pierre », et dans des méandres sans fin, n’est peut-être qu’une caricature ricanante de l’antique ouroboros, plénitude achevée de l’être unifié, parodie infernale, dissolvante ou pétrifiante, du fameux « Solve et coagula » des alchimistes.

Ulysse et l’éternelle Odyssée

Pourtant Jung refuse de ne voir dans l’Odyssée joycienne qu’un simple symptôme (selon la conception freudienne de l’œuvre d’art, elle-même issue logiquement de celle du refoulement des contenus inconscients). Car ce qui est à première vue « sabotage de la beauté et du sens » [13] est en même temps intention créatrice ; et l’on peut deviner ce qu’il a dû en coûter à Jung d’affirmer cela ; ce qu’il lui fallut aussi d’« imagination active », pour anticiper ainsi, et lui permettre d’apercevoir l’embryon d’une totalité là où le plus sombre chaos semble régner. Mais une alchimie a bien pourtant, là aussi, été tentée… Ulysse, en notre temps déchiré, est l’« homme de l’ombre », ce « prophète négatif » qui compense par l’insensibilité et le cynisme destructeur, la perte d’un premier sens causée par le déferlement des contenus inconscients et la fascination émotionnelle qu’ils exercent. Et n’est-il pas réconfortant de voir Jung, pourtant fatigué et parfois écœuré de ces errances, préférer l’aventureux voyageur à tous les nantis de l’âme, à tous ceux qui se protègent des écueils et des révélations de la « vraie vie » par des préjugés, la rationalisation sécurisante ou les séductions éphémères de l’esthétisme. Pour s’en convaincre, il faut citer cet étonnant passage :

« O Ulysse, tu es un véritable livre de méditation pour l’homme à peau blanche qui croit en l’objet et le maudit. Tu es un exercice, une ascèse, un rituel atroce, une procédure magique, dix-huit cornues d’alchimistes soudées l’une derrière l’autre et dans lesquelles, avec des acides, des vapeurs empoisonnées, des refroidissements et des chaleurs vives se distille l’homunculus d’une nouvelle conscience universelle [14]. »

Transmutations

Cette ultime transmutation, et inespérée, pressentie ici par Jung, n’est jamais qu’un des derniers tours du vieil Hermès, « père de toutes les voies hérétiques détournées » [15] ; en effet « quand les signes éternels ont disparu du firmament, le porc, en cherchant des truffes, les retrouve dans la terre ; car ils ne peuvent ni se perdre, ni se détruire, imprimés qu’ils sont dans l’en-haut et dans l’en-bas ». Et si les anciens alchimistes recommandaient de lire leurs livres, et de les relire, afin que lumière se fasse et que le voile se déchire quant aux secrets de l’Œuvre, Jung a bien vu que la conscience déchirée de l’homme moderne ne pouvant produire que des œuvres éclatées, d’une « troublante multiplicité » comme celle de Joyce ou de Picasso (on aurait pu dire aussi de Proust), le seul acte d’unification ne pouvait résider que dans l’acte de création lui-même : « loin de vivre et de subir, dans sa création artistique, l’expression de sa personnalité en ruine, l’artiste moderne trouve au contraire dans l’élément destructeur l’unité de sa personnalité artistique » [16] ; acte de recréation qu’opère aussi la lecture, rassemblant ce qui était épars en un acte de conscience (cum-scire) unificateur, avatar moderne de l’initiation, processus de transformation du lecteur lui-même. En ce sens Jung a entrevu dans ces textes étonnants consacrés à des artistes contemporains, que ce double processus de création était la seule alchimie possible (hors  les voies mystiques traditionnelles ou celles, nouvelles de la psychologie des profondeurs), face à la prolifération des discours et des formes engendrée par le nihilisme contemporain.

Une civilisation sans symbole ?

Si effectivement la psychologie des profondeurs, forme moderne de guérison des psychismes déchirés, tente de reprendre à son compte le pouvoir réunificateur de l’alchimie traditionnelle, Jung est tout à fait conscient qu’elle est née d’un échec, d’une cassure, parfaitement vérifiable dans l’histoire des idées et des cultures, plus que nostalgie d’on ne sait quelle totalité édénique des temps primitifs. Il nous semble que cette mise en perspective de la psychologie, si rarement effectuée par tant de psychologues qui se contentent souvent d’avoir trouvé un « objet » pour être confortés dans la légitimité de leur existence, mérite qu’on s’y arrête.

Nietzsche, on s’en souvient, avait pour sa part fait remonter au socratisme la rupture avec le monde du mythe, et source d’une décadence intérieure longtemps camouflée sous les dehors d’un scientisme triomphant. Malraux, dans les années 1930 avait aussi jeté ce même regard lucide sur les illusions de l’Occident : « Cette notion du monde que vous ne trouvez pas en vous, vous la remplacez par des constructions [17] »… Pour Jung la disparition progressive de l’alchimie de l’horizon de la culture occidentale signifia donc un « retrait des projections » jusqu’alors effectuées dans la matière, grâce à quoi fut rendu possible un rapport « objectif » au monde, mais rompues les attaches qui y reliaient l’homme par « sympathie » ; et ainsi furent réanimées, à l’intérieur de l’inconscient, les forces vives que la psyché projetait jadis sur le monde extérieur : « Depuis que les étoiles sont tombées du ciel et que nos symboles les plus sublimes ont pâli, une vie secrète règne dans l’inconscient. C’est pourquoi nous avons de nos jours une psychologie, et c’est pourquoi nous parlons de l’inconscient. Tout cela serait et est même en fait, complètement inutile à une époque et dans une forme de civilisation qui possèdent des symboles [18]. » Le rôle du psychologue des profondeurs, tel que l’entend Jung, est donc, à l’image de celui de l’ancien philosophe hermétique, mais sans exclure pour autant les exigences de la vérification scientifique, de tenter de renouer l’ancienne alliance, sur des bases nouvelles, de faire à nouveau circuler ce qui avait été figé en des classifications stérilisantes, de réanimer (au sens propre, redonner une âme) ce qui avait mutilé par son entrée dans l’ordre du discours rationalisant. Car, « ce qui manque à notre monde, c’est la connexion psychique » [19]. Etablir ce lien, c’était bien en effet le rôle de l’antique Hermès-Mercure, le « fripon divin », « ingénieux et subtil, le brigand, le ravisseur des bœufs, l’Instructeur des songes, le guetteur nocturne, le rodeur des portes » [20]. C’est aussi celui du Mercure paradoxal des alchimistes, en qui et par qui peuvent s’harmoniser les contraires et dont Jung dit, dans le texte de « l’Esprit Mercure » [21] encore non publié en français, qu’il « consiste dans tous les opposés concevables », qu’il est « tout à la fois matériel et spirituel », « processus par lequel le plus bas et matériel est transformé en le plus haut et spirituel et vice-versa »… lui qui est aussi tout à la fois « le diable, le psychopompe rédempteur, un tricheur évasif, et le reflet de Dieu dans la nature physique ». Mais si le rôle de la psychologie des profondeurs est d’explorer cet inconscient multiforme et paradoxal que les anciens nommaient Mercure, et ce faisant, de rétablir le dialogue avec le conscient, cette science moderne n’est pas pour autant l’exact équivalent de l’élixir des alchimistes, véritable panacée. La philosophie hermétique proposait une Weltanschauung, là où l’actuelle psychologie n’est qu’une science expérimentale.

Entre les deux il y aura toujours un écart, que l’on reproche tantôt à Jung d’avoir imprudemment franchi, lorsqu’on l’accuse de mysticisme, tantôt d’avoir refusé de franchir : les auteurs « traditionnalistes » comme R. Guénon ou J. Evola virent dans la psychologie jungienne une confusion dangereuse et mensongère entre l’inconscient et le monde spirituel et transcendant.

L’ambiguïté, si elle existe, vient moins de Jung que de ses commentateurs. Lui-même avait maintes fois, et soigneusement, distingué la nécessaire distance du chercheur scientifique à l’égard de la métaphysique, de la démarche personnelle par laquelle se constitue le Soi : « Nous ne pouvons nous voir pleinement que dans le miroir de l’image que nous nous donnons du monde [22]. » Ce qui veut dire, en d’autres termes, que pour se construire soi-même authentiquement, il faut avoir le regard porté sur un modèle archétypal et mythique (l’Anthropos, le mythe personnel), qu’une science est impuissante à donner ; cette image accomplie de soi-même ne peut être entrevue que par la seule « imagination active », faculté visionnaire, animée par l’Eros (le feu secret des alchimistes…), qui seul peut amener à maturité l’homunculus, l’enfant divin, comme seul il avait pu présider à sa conception. Voilà un écart qui devrait aussi rassurer ceux qui craignent, parfois d’ailleurs légitimement, de voir apparaître le totalitarisme derrière cette totalité qu’est le Soi. Il n’y a jamais identification totale à ce qui ne serait alors que modèle extérieur, pas plus qu’il n’y a jamais totale « coïncidentia oppositorum » : « De même que le produit ultime de l’alchimie trahit toujours une faille essentielle, de même la personnalité unifiée ne perdra jamais le sentiment douloureux de sa double nature [23]. » Si cette interprétation de l’alchimie est, sur ce point précis, sans doute discutable par rapport à la Tradition hermétique, on ne saurait par contre trop insister sur l’importance de cette affirmation chez Jung ; car dans cette sorte de cicatrice ainsi reconnue réside certainement, outre le rappel d’un déchirement ontologique, la capacité de « compassion » à l’égard d’autrui, la reconnaissance possible de l’autre comme Toi recherchant lui-même le Soi, la possibilité de création, parallèle à la voie de la Sagesse, mais non confondue avec elle… L’enjeu est donc d’importance.

Jung l’hermétiste

Sur un autre plan, plus historique et culturaliste, Jung opère aussi en hermétiste. Car ayant montré les similitudes existant entre les images issues de l’inconscient de ses patients et celles, parfois très anciennes de l’alchimie, c’est un autre lien que Jung a restauré, qui est également reconstitution d’une vision plénière de l’homme. Le rationalisme progressiste du XIXe siècle, dans sa grande entreprise de nettoyage intellectuel, n’avait été nullement gêné de jeter au rebut ou de ravaler au rang de curiosité, les produits de la fantaisie et de la pensée prétendue obscurantiste des alchimistes. Peu lui importait que l’homme moderne fût ainsi coupé des millénaires de son histoire antérieure, puisque lui seul, homo sapiens qui avait déjà « tiré le bon numéro à la loterie de l’espèce » (comme le claironnera un biologiste contemporain), avait aussi tiré le bon à celle de l’histoire ! Or il est sans doute de la plus haute importance que soit aujourd’hui rétabli expérimentalement le lien qui nous unit à ce lointain ancêtre qui fut non seulement homo faber et sapiens, mais aussi magicus, symbolicus, religiosus. Et cette entreprise de reconstitution historique constitue aussi une démarche expérimentale authentique, fondée sur des milliers de documents appartenant à des cultures et époques parfois très éloignées dans l’espace et le temps, à condition, bien sûr, que l’on ait l’honnêteté d’admettre la validité d’autres labyrinthes et d’autres contenus d’expérimentation que ceux, chers à certains hommes de science, où moururent des générations de rats qui, eux, n’avaient pas tiré le bon numéro à la loterie que les chercheurs leur avait destinée !

Coincidentia oppositorum

De la même façon, lorsque Jung affirme que le « Hieros gamos » alchimique est le prototype de toute « coïncidentia oppositorum », celle-ci étant à son tour la condition nécessaire de toute unification de la personnalité, il ouvre la porte non seulement à une conception élargie de la sexualité et restaurée sur ses bases et finalités sacrées, mais il réintroduit la perspective religieuse (à ne pas confondre avec l’appartenance à une Eglise ou même avec la foi), comme dimension fondamentale de la psyché. Les travaux de Jung sont, de ce point de vue, sur le plan psychologique qui est le sien, très proche, dans leur esprit, de ceux de Mircea Eliade en histoire des religions. On dit fréquemment que la théorie freudienne de la sexualité a bouleversé une conception de l’homme : celle de l’époque victorienne et de la bourgeoisie régnante au XIXe siècle, certes ; mais on oublie trop que, malgré son indiscutable audace, elle n’a fait que contribuer à renverser un rapport de forces (entre individu et société, désir et pouvoir, conscient et inconscient), sans pour autant remettre en question fondamentalement les bases de la Weltanschauung qui le sous-tendait. Et c’est bien la même vision mécaniste et matérialiste de l’homme qui préside aux destinées d’une « économie libidinale » désormais libérée, que celle qui opérait son refoulement. Peut-on reprocher à Jung de n’avoir pas souscrit au langage quasi-bancaire de l’investissement et contre-investissement de l’Eros, et d’avoir continué à y voir un Mystère et un paradoxe constant ? Comme sont elles-mêmes paradoxales et multiformes les manifestations de ces « Noces chymiques » : union du conscient et de l’inconscient, de l’homme et de son « ombre », guidé par l’Anima [24] médiatrice ; union de l’homme avec lui-même par auto-fécondation (et non seulement auto-érotisme infantile…) comme était dite s’engendrer elle-même la Pierre Philosophale ; union de l’analysé et de l’analyste, par le phénomène du transfert ; et enfin, la plus contestée de toutes celles exposées par Jung, celle de Jahvé et de la Sophia qui « réalise les idées de Dieu en leur conférant une forme matérielle, ce qui représente d’ailleurs en toute généralité une prérogative de l’être féminin » [25]. Mais cette union ne se réalise elle-même qu’après que Job, élevé à une connaissance supérieure par l’épreuve même qui aurait pu l’écraser, découvre la face cachée, sombre, de Dieu, et « le monde abyssal des tessons ». Dieu lui-même est donc antinomique, paradoxal, en qui s’effectue, par la médiation de la souffrance morale de Job, une transmutation, dont témoigne l’apparition de la Sophia, et l’incarnation en Christ.

On le voit, ce que la philosophie hermétique a enseigné à Jung ce n’est ni une « fantaisie » débridée, tout juste bonne en général à développer, là où elle s’exerce, ce goût très moderne de l’insolite, du bizarre et autres séquelles du Romantisme noir… Ce n’est pas non plus un ésotérisme élitiste, en lui-même parfaitement respectable, mais peu en accord avec les préoccupations essentielles de Jung, et les urgences de notre époque. Le rôle « correctif » que l’alchimie joua pendant un certain temps par rapport au Christianisme, incapable d’intégrer les contraires et de redonner la paix aux âmes, Jung espère que la psychologie des profondeurs puisse l’assumer car, dit-il « c’est comme si la psyché était l’instrument indispensable à la réorganisation de la communauté civilisée, par opposition aux organisations collectives tellement en faveur aujourd’hui, où s’agrègent des êtres inachevés, des sous-hommes » [26].

Françoise Bonardel est Professeur à l’Université de la Sorbonne où elle enseigne la Philosophie des religions. Elle est spécialiste des doctrines de l’hermétisme, de l’alchimie et du bouddhisme…


[1] Ma vie, souvenirs, rêves et pensées recueillis par Aniela Jaffé, traduits par le Dr Roland Cahen et Yves Le Lay, collection Témoins, Gallimard, 1973.

[2] Texte d’alchimie chinoise attribué à Lu Tsou, Librairie de Médicis, 1969, Paris. Le Commentaire sur le secret de la fleur d’or, de Jung est paru en 1979 chez A. Michel, traduit par E. Perrot.

[3] Définition donnée par Jung dans Types psychologiques, p. 449, « l’individuation est… un processus de différenciation qui a pour but de développer la personnalité individuelle. L’individu n’est pas seulement unité, son existence même présuppose des rapports collectifs ; aussi le processus d’individuation ne mène-t-il pas à l’isolement, mais à une cohésion collective plus intensive et plus universelle ».

[4] Chez Albin Michel : La Psychologie du transfert (trad. E. Perrot), le Mysterium conjonctionis, Aiôn,  la Symbolique de l’esprit etc.

[5] E. Perrot est l’auteur de la Voie de la transformation d’après Jung et l’alchimie, 2e  édition Fontaine de pierre, 1980, et également de Coran teint, le Livre rouge, La Fontaine de pierre, 1979 et les Rêves et la vie, La Fontaine de pierre, 1979 etc.

[6] E.M. Cioran : Précis de décomposition, p. 20, Gallimard, 1949.

[7] Jung : Problèmes de l’âme moderne, p. 24, Buchet-Chastel, 1976.

[8] Ma vie, p. 129.

[9] Jung : les Racines de la conscience, p. 48, Buchet-Chastel, 1971.

[10] Jung : Psychologie et Alchimie, p. 603, Buchet-Chastel, 1970.

[11] Dom Pernety : Fables égyptiennes et grecques dévoilées. Paris, Delalain, 1786. Dictionnaire mytho-hermétique, Denoël, 1972 et Archè Milano, 1971.

[12] Jung : Problèmes de l’âme moderne, p 426.

[13] Jung : Problèmes de l’âme moderne, p. 419.

[14] Jung : Problèmes de l’âme moderne, p. 438.

[15] Jung : Problèmes de l’âme moderne, p. 435.

[16] Jung : Problèmes de l’âme moderne, p. 419.

[17] A. Malraux: la Tentation de l’Occident, Grasset, 1926, p. 80.

[18] Jung : les Racines de la conscience, p. 37, Buchet-Chastel, 1971.

[19] Jung : la Psychologie du transfert, p. 200, A. Michel, 1980.

[20] Homère : Hymnes, I 13-15, p. 117, Ed. Les Belles Lettres, 1951.

[21] Jung : Collected Works, translated by R.F.C. Hull-Aiôn.

[22] Jung : Problèmes de l’âme moderne, p. 126, Buchet-Chastel, 1976.

[23] Jung : la Psychologie du transfert, p. 56, A. Michel, 1980.

[24] L’Anima est dans la terminologie jungienne, la représentation intérieure, d’abord inconsciente, que l’homme a de la femme, et qui détermine l’objet plus ses choix affectifs qu’elle reste inconsciente. A des détails près, la femme connaît des problèmes semblables avec son Animus.

[25] Jung : Réponse à Job, p. 85, Buchet-Chastel, 1977.

[26] Jung : la Psychologie du transfert, p. 200, A. Michel, 1980.