(Extraits de l’ouvrage collectif d’hommage : Roger Godel – De l’humanisme à l’humain, Éd. Les Belles Lettres, 1963)
Mon ami et mon maître par Eduardo Aunos
Edouard Aunos (1894-1967). Écrivain. – Homme politique, a été ministre de la Justice (en 1943). – Membre du Conseil de la phalange (1937). – Ambassadeur d’Espagne à Bruxelles (1939). – Compositeur
Roger Godel vient de s’éteindre dans la paix du sage, entouré de ses êtres aimés, dans l’ambiance tiède d’un foyer exemplaire. Roger Godel n’est pas mort. Il vit encore dans son œuvre intense et condensée ; dans chacune des phrases qu’il prononçait au cours de ses causeries, naturelles et simples ; dans le souvenir de ses intimes et de tous ceux qui l’approchèrent, au cours de sa vie féconde, pour recevoir un conseil ou une leçon. Le ton de sa voix, sans affectation, la sérénité de ses yeux bleus, généreux, pleins de cet amour de l’humanité qu’il prêchait par l’exemple, seront pendant longtemps la consolation de ceux qui pleurent aujourd’hui sa perte.
Je le connus à travers « L’Expérience Libératrice », qui est pour moi un de ses livres les plus impressionnants. Sans me l’être proposé, je me trouvai m’entretenant avec lui des sujets qui m’ont toujours intéressé. Est-il possible pour nous, les Occidentaux, d’atteindre à la libération ? Existe-t-il une technique spéciale ? Renferme-t-elle quelque danger ? Les questions se suivaient, de mon côté, avec un intérêt croissant, à mesure que je pénétrais dans le monde étrangement diaphane de notre auteur. Entendre parler Godel c’était apprécier une sensation lumineuse, de paix, de sérénité. C’était se laisser aller, se laisser mener sur le terrain où l’esprit s’épanche sans attaches, et perçoit, avec une clarté insoupçonnée, les images que notre propre conscience projette. « Laissez l’appareil mental se reposer en vous référant seulement à la conscience dont vous êtes l’émanation. Vous vous éprouverez libre sans rien avoir abandonné de vous-même. Et quand, par là, se sera ensuite éteint en vous le sentiment même de conscience, vous vous sentirez un être neuf. Cela ne vous empêchera pas de poursuivre vos activités avec une lucidité parfaite excepté qu’une autre sorte d’intérêt s’éveillera en vous pour ce qui a lieu autour de vous. Vous en accueillerez le déroulement parce que vous vous serez connu vous-même ».
Les livres du Docteur Godel ne sont pas de ceux que l’on abandonne facilement. Difficiles à pénétrer au cours d’une première lecture, pour ceux qui n’ont pas essayé d’accéder au monde de la compréhension universelle de toute science de la connaissance, ils deviennent pour nous le meilleur instrument pour déchiffrer le langage subtil du message éternel et caché. Toutes ses thèses sont exposées avec une clarté didactique. Il est le maître parlant à ses élèves, faisant participer ses lecteurs à l’expérience et à la science acquises par une longue préparation et au cours de nombreux voyages en Orient et en Grèce.
Sa propre profession de médecin cardiologue lui avait ouvert le chemin pour s’entourer d’un groupe de disciples qui suivaient ses orientations avec grand enthousiasme et qui seront, sans doute, les meilleurs transmetteurs de ses enseignements profitables. Son intelligence était comme un creuset où se fondaient, dans un même feu, les mentalités occidentale et orientale. Tout ce qui passait par elle en sortait purifié et prêt pour la compréhension mutuelle de ces deux grandes sources de spiritualité.
Personne ne connaissait comme lui les secrets de la philosophie hellénique. Il a trouvé la meilleure clé pour dévoiler les mythes antiques et il en a laissé percer le sens dans son dernier ouvrage, « Une Grèce Secrète », récemment publié. C’est merveilleux de pénétrer, guidés par lui, en Grèce, cette « terre sainte de la civilisation occidentale ».
Mais rien de mieux pour accéder à l’enseignement du maître que d’entendre ses propres paroles sur ce qui concerne des sujets éternels, de constante actualité. Les réponses qui suivent furent recueillies personnellement par l’auteur de ces lignes au cours de différentes conversations soutenues avec l’auteur de « L’Expérience Libératrice ».
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Qu’est-ce que la vie ? Connaissez-vous le secret de la vie ?
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J’ai étudié de très près le phénomène de la mort. La vie, le fait de vivre, répond à une loi d’équilibre. Nous vivons en mourant. Chaque seconde des millions de globules rouges sont créés, mais il en meurt autant. Nous sommes plus morts que vivants jusqu’à ce que nous mourions complètement. Quand naît-on ? Vous pourrez savoir à quel moment vous vous êtes détaché du sein maternel, mais non le moment où vous avez été créé. Peut-être le phénomène de la conception répond-il à un impératif de nécessité, qui prend forme à un moment donné. Nous entrons dans le monde pour en sortir, au prix d’une lutte pour notre libération.
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J’ai essayé plusieurs fois d’échapper à moi-même. Je me suis regardé comme si mon corps ne m’appartenait déjà plus. J’ai regardé avec indifférence les choses autour de moi comme si je leur étais étranger. Les bruits de pas et de voix sont parvenus à mon oreille comme perçus par un être étrange et insensible. Mais j’ai reculé terrifié. Une force impérieuse m’éloignait de moi-même. Il me semblait que le flux dont parle Héraclite s’était emparé de moi. Étrange sensation.
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Ce que vous me racontez, mon cher ami, n’est pas un cas d’expérience libératrice. La raison, c’est que vous vous considériez dans votre dualité. Votre corps n’était plus à vous. Vous l’abandonniez et, manquant de sa forme, l’esprit se retirait vers l’indifférentiation primordiale. En premier lieu, l’expérience libératrice ne dérive pas d’un acte de volonté. Nous ne devons pas désirer ce que nous possédons déjà. Il suffit d’écouter l’appel provenant de notre intérieur. Les appels se répètent en nombre infini. Il faut savoir les percevoir. Ils sont une invitation à voir juste face à tout ce qui passe. Alors, au lieu de ne pas vouloir entendre l’appel, nous devons nous préparer à lui obéir. Comment ? Rappelez-vous ce que vous faites quand vous voulez dormir. Vous éliminez bruits, lumières, idées et émotions. Une seule de ces choses peut éloigner de nous le sommeil. Avec la violence, avec l’effort, nous mettrions en marche notre ego, nous l’opposerions au moi profond et nous provoquerions une lutte féroce, comme il en est pour tant de sexualismes contenus. Non, il faut agir doucement. Se laisser conduire. Les yeux fermés, ou ouverts si vous le préférez, vous vous abstrayez des idées, des sentiments ; vous recueillant dans votre intérieur et perdant de vue l’ambiance qui vous entoure. N’oubliez pas que les mondes intérieur et extérieur, les panoramas qui nous entourent et les vastes compositions d’idées, ne sont que la projection de la propre conscience sur l’écran du témoin.
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L’indétermination est toujours sujette à des possibilités et celles-ci sont toujours limitées. Les possibilités ne sont jamais interrompues. Elles laissent toujours une marge en blanc. Il en est de même pour l’élaboration de la pensée. Entre deux pensées il y a un intervalle. Que devenons-nous alors ? Quelqu’un a-t-il su se retrouver dans ce silence mental ?
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Eh bien, nous pouvons affirmer que la conscience de cet intervalle est la connaissance de la source émettrice. C’est alors que chacun peut se connaître soi-même à travers les variations et les contradictions de sa pensée. C’est là que réside l’illumination.
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Comment vous expliquez-vous qu’une vie s’écoule dans l’ignorance et la vacillation et qu’une autre, presque dès le début, s’achemine vers un but juste ? L’un voit clair ; l’autre non. Y a-t-il toujours du temps pour l’illumination ou faut-il plus d’une vie ?
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Cette troublante question a justifié les karmas de l’Inde et la doctrine de la métempsycose. Quand on demanda au sage indien combien de temps il fallait pour l’illumination, il prit une feuille sèche et la cassa en la frôlant avec l’ongle. Le même temps, dit-il, est nécessaire pour s’éveiller à la vérité. L’illumination d’une heure, de la dernière heure, suffit à rédimer, à racheter une vie. Si elle ne vient pas, alors, les rêves néfastes s’emparent de l’être. J’ai vu beaucoup de morts, paisibles les unes, d’autres atteignant la sérénité après une heure de perturbation, et d’autres, où le cadavre a gardé pour toujours une attitude tourmentée et crispée. Si la confiance dans le bien manque, il se perd. Le Livre des Morts égyptien parle du dialogue de l’âme avec son propre cœur, demandant clémence parce qu’il a été lui-même son propre juge. Si le cœur tombe, il est dévoré par les monstres qui attendent au pied de la balance.
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Faut-il demander le bien matériel ? Le changement de la fortune ?
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Savons-nous, par hasard, ce qui est mieux ? Respectons la vie dans ses décisions. Ne la perturbons pas avec nos demandes, parfois extravagantes. Celui qui ne cherche pas le bien désiré, le reçoit spontanément, mais à la condition de ne pas essayer de le prendre avec les mains, d’une façon matérielle, car alors il le perd. Celui qui ne désire pas être riche l’est déjà, car il a perdu le désir de richesse. Il en est de même pour le pouvoir et l’amour. La vanité du triomphe est mille fois pire que l’acceptation joyeuse de mille dons provisoires, car en somme, seul celui qui accepte de combattre est vaincu. Tout arrive pour celui qui sait attendre.
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Est-il bon de prier ?
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C’est bon, mais sans rien demander de concret. Prier non pas comme prière, mais comme hommage, vénération, acceptation de tout ce que Dieu nous envoie.
Ainsi parlait le Docteur Godel, écrivain, philosophe et médecin. Sa vie et son œuvre nous mettent en contact avec le sujet qui l’a préoccupé tout au long de sa vie : l’étude de l’être humain, dans son intégrité. Il n’abandonnait pas le corps, sa profession le dit bien, mais il donnait plus d’importance au jeu de lumière et d’ombre de l’esprit : ce que nous savons, ce que nous ignorons. Il développa sa tâche de maître à penser en Occident et en Orient. Personne ne connaissait aussi intimement que lui ces deux spiritualités entre lesquelles son esprit soutenait un dialogue constant. Sa mort, au début du mois de janvier de cette année, ne mettra pas un terme à nos colloques. En lisant ses lettres, revoyant ses livres, me rappelant sa personnalité toujours cordiale et compréhensive, je continuerai à être chaque jour plus uni à lui.
Eduardo AUNOS
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Au cœur de la vie par Louis Chedid
Ancien Directeur de recherche au CNRS et Professeur honoraire à l’Institut Pasteur, ce brillant scientifique – docteur en médecine et docteur ès sciences distingué à de multiples reprises en France et à l’étranger – est aussi, et peut-être surtout, un esprit littéraire.
Il est l’auteur d’une autobiographie, Mémoires vagabondes (Éditions Anne Carrière, 2004) et de nombreux poèmes. Avec Andrée Chedid, il a signé Le cœur demeure (Stock, 1999) et Babel, fable ou métaphore (Éditions Z, Lausanne, 2002).
« Speech is fractionnal, Time is integral. »
H.D. THOREAU.
Dès le seuil de ce propos, il me faut prévenir le lecteur. Dans ce qui suit, je serai à la fois personnel et impersonnel. Les sentiments exposés sont miens, les idées souvent celles que je prête aux autres, croyant les leur emprunter. Le manque de construction qui risque d’en résulter n’est attribuable qu’en partie à l’émotion. Il m’a semblé en effet plus juste (comme une note musicale est juste), de préférer, à une discussion serrée sur un point particulier et à des mots secs, des intuitions générales étant bien entendu que celles-ci sont destinées à être remaniées ou mêmes détruites.
Fini : Cesser d’être.
Fini : État de qualité indépassable.
Être ou ne pas être, là n’est pas la question. Être et ne pas être me paraît le vrai problème, problème auquel très peu d’hommes se sont attaqués comme Roger Godel.
Toute mort nous choque profondément. Nous ne connaissons cet état que chez les autres et sommes incapables de l’imaginer réellement puisque nous ne pouvons le vivre (dans le sens appelé communément propre du mot). Par conséquent dans cette matière, nous ne pouvons sentir et penser que contradictoirement. Pourtant plus certainement que l’eau bout à cent degrés et que la nuit suit le jour, nous nous savons tous condamnés, sans exception.
Il arrive que la mort ne paraisse pas un accident absurde et même que notre esprit la justifie dans certaines circonstances (délivrance de la douleur, acte héroïque, apogée d’une vie). L’on a pu dresser face à la Petite Mort, la Grande Mort, parler de mort douce, de bonne mort (Rilke, Metchnikoff). Par opposition, il est des fois où le moment de la mort nous semble particulièrement injustifiable, au point d’être un non-sens, trop triste pour ceux qui restent, pour être acceptable par celui qui s’en va.
D’ailleurs dans notre passé historique ou mythologique, il est exceptionnel qu’une grande destinée finisse triomphalement. L’apothéose est refusée aux héros. Leur mort comme celle des sages nous est relatée sous les apparences d’un échec tragique.
Le sens de cette mort échappe à l’entendement des témoins écrasés par la douleur. Par une cruelle ironie du destin, la sortie de la vie ressemble alors à une défaite, une contradiction de la doctrine soutenue et donnerait raison aux détracteurs, comme aux opposants de bonne foi.
Quelle était la signification de ce départ un 14 janvier 1961. Aboutissement d’une vie ou accident ?
Il me paraît impossible en aussi peu de temps et de place de rendre justice à l’œuvre ou même à l’un des aspects de la casée de Roger Godel. De plus, je ne saurais en détacher une partie, en délimiter un champ. Elle est dans la diversité de ses ramifications, d’une coulée extrêmement convergente. Chaque partie solidaire de l’autre qu’elle éclaire. D’une certaine façon (mais de quelle façon !) elle est très simple je crois. Mais cette simplicité rend la tâche insurmontable. Car elle est l’aboutissement, n’en doutons pas, de près de cinquante ans de quête, de plus de trente ans de recherche persévérante. Tous ceux qui l’ont connu savent l’intensité presque insoutenable de son travail.
Par ailleurs, ayant eu le privilège d’être un de ses familiers et d’avoir assisté à son départ, un témoignage de ces instants me paraît plus important qu’une analyse exhaustive de ses livres.
Si sa mort a placé sa vie en plein midi, me persuadant qu’il est allé rejoindre le soleil des ténèbres, inversement sa vie telle qu’elle est inscrite lumineuse dans notre mémoire, éclaire sa mort.
« Ceux qui, au sens droit du terme, recherchent la sagesse, vraiment s’exercent à mourir. » (Platon).
Il est difficile de donner une valeur absolue à un homme — à cet égard on ne peut qu’écouter son cœur — il est néanmoins possible de porter à son sujet un jugement relatif.
Par l’époque où il a vécu, par sa culture, son érudition et ses voyages, il me semble que le destin ait favorisé sa vie.
L’intérêt de notre temps est d’être une époque charnière et cela surtout pour les hommes de la génération du Docteur Godel.
Je me souviens de certaine de ses descriptions de Paris éclairé au gaz de ville, Paris au métropolitain tout neuf, Paris aux rues libres de voitures et de précipitation. Puis sont apparus de plus en plus vite les bolides, le cinématographe, l’avion, la télévision, les fusées. Tout cela malgré le rythme infernal de leur mise au monde a été parfaitement assimilé par ceux qui ont connu un avant et un après.
Avoir vécu une époque antérieure significativement distincte constitue un grand privilège historique. Posséder un passé nettement différent du présent confère l’avantage d’avoir eu en cinquante ans un recul de cinq siècles. Il est assurément plus facile alors de trier la paille du grain.
Nous sommes conscients de ce que notre temps soit avancé dans le domaine de la technique. Nous savons néanmoins que si nos machines volantes pourraient surprendre Platon (et encore ?) il n’aurait aucun mal à saisir notre pensée philosophique. Il est d’ailleurs possible que ce soit par le non-changement de notre pensée (demeurée infantile) que le choc des vagues successives de la technique ne nous ait pas ébranlé davantage.
Quoi qu’il en soit Roger Godel a su vivre pleinement une époque, sans laisser le bruit pénétrer en lui. Il a conservé claire la source attique à laquelle il s’était désaltéré dans sa jeunesse afin de pouvoir s’y retremper, car il faut se méfier, « l’âme absorbe à son insu le poison, jamais plus elle ne s’en défait » (Platon).
Il y a tous ceux qui ne cherchent rien. Certains cherchent ce qu’ils cherchent. D’autres le savent et s’ils sont bénis des Dieux le retrouvent, car en général ils avaient trouvé avant de chercher.
Durant toute sa vie, l’homme qui recherche l’absolu se découvre dans une situation atroce, placé devant une insoluble contradiction. Il sait que ce qu’il sait est indicible, mais il sent qu’il a le devoir de ne pas se taire.
Il n’est pas impossible que tous nos problèmes puissent se ramener à des difficultés de langage. Combien il est malaisé de traduire un terme ! En plus de leur contenu conceptuel variable, les mots ont un pouvoir évocateur propre à chaque langue. C’est ainsi qu’en français « nuit » me paraît beaucoup plus lumineux que « jour » contrairement à leurs équivalents anglais. Sans doute le plus difficile de tous les problèmes de traduction est celui qu’a entrepris l’auteur de l’expérience libératrice. Il ne l’ignorait pas : « j’entends bien vos paroles, les écoutant je remonte leur cours…, afin de joindre votre pensée. Mais c’est encore plus en amont que mon attention doit procéder…, car la pensée a gauchi à partir du témoignage et les paroles gauchissent une fois de plus quand elles tentent d’absorber la pensée » (Roger Godel, Un compagnon de Socrate) [1].
Cette contradiction se retrouve au nœud de bien des situations. Elle est, aussi, à la base de la pensée scientifique. «… L’alternance de l’a priori et de l’a posteriori est obligatoire…, l’empirisme et le rationalisme sont liés dans la pensée scientifique par un étrange lien… En effet, l’un triomphe en donnant raison à l’autre : l’empirisme a besoin d’être compris ; le rationalisme a besoin d’être appliqué. On prouve la valeur d’une loi empirique en en faisant la base d’un raisonnement. On légitime un raisonnement en en faisant la base d’une expérience » (Bachelard).
Que faire si l’on sait que l’expérience est réalisable mais incommunicable ? Combien poignante devient cette dualité contradictoire pour celui qui a mission de nous prouver le silence par la parole ; celui qui avec violence doit nous précipiter vers notre centre au lieu où habite « le silencieux ». De cette difficulté le Docteur Godel est douloureusement conscient : « Le lecteur est prié de ne jamais considérer une image analogique évoquée par le rédacteur de ces essais comme un principe d’explication, ni comme une tentative scientifique de rapprocher des faits irréductibles. »
Puisqu’il n’existe point de langage qui puisse rendre compte de la réalité métaphysique sans en trahir la nature, la nécessité s’impose d’avoir recours à des procédés d’évocation inadéquats…
Ce qui traduit l’adage indien et chinois « celui qui en parle ne le connaît pas, celui qui le connaît n’en parle pas » (Roger Godel, L’expérience Libératrice) [2].
Ailleurs n’écrit-il pas : « Toutefois ceux qui l’ont accompli (cette recherche en profondeur) avec succès quand ils consentent à rompre le silence s’expriment à l’aide de figures de langage… ces images évoquent de loin — comme des poteaux indicateurs jalonnant un itinéraire — une expérience inexprimable » (R. Godel).
Je pense qu’il est indispensable ici de ne pas ignorer que le départ de cette recherche fut une intuition fulgurante survenue dans sa jeunesse. À ce sujet il fut toujours très discret, mais tout porte à croire qu’elle lui donna évidence et certitude. De tels moments surviennent dans la vie d’un homme qu’il soit mystique ou physicien, mais seul ce dernier peut en parler impunément lorsqu’en découlent des preuves expérimentales.
C’est après avoir fait le tour du domaine scientifique contemporain, après avoir beaucoup voyagé pour obtenir des contacts personnels qu’il a retrouvé son fil conducteur.
« Une certaine parenté de l’esprit rapproche le physicien moderne, le mystique occidental et le sage indien… Le dénominateur commun qui les unit dans une même famille, c’est la position impersonnelle de leur conscience » (R. Godel, L’expérience Libératrice) [3].
Dans son œuvre, se trouve engrangée une partie des très riches récoltes qu’il puisa dans toutes les directions sa vie durant.
Plutôt que d’essayer d’en faire un début d’inventaire, mieux vaut entreprendre des plongées successives vers ce lieu central où convergent toutes ses recherches. Mais celui-ci se trouve en un point où l’air est raréfié, le corps et la pensée mal à l’aise, car le but proposé dépasse nos mesure quotidiennes. En effet, « Au niveau ultra-mental considéré, la mort perdait toute signification car elle se situe sur le plan de la durée.
« L’expérience libératrice serait-elle en vérité une connaissance de l’intemporel en nous ? S’il en est ainsi l’éternité se révélerait dans cette transcendante intuition.
« Mais connaître et réaliser l’intemporel n’est-ce pas situer la connaissance à son origine, par delà le flux du devenir et l’impermanence des choses ? À dire vrai, ce serait une expérience d’immortalité » (R. Godel. Ibidem).
Qu’il est malaisé de l’exprimer en ce domaine, car encore une fois la parole masque sa source (voir Compagnon de Socrate, p. 145 à 153).
Aussi va-t-il falloir jeter des jalons, aligner des bornes, convergeant vers un point de l’horizon.
Ces « poteaux indicateurs » on les trouve partout et pour peu que l’on sache lire : tel neurophysiologiste écrit comme un mystique, tel embryologiste ou tel physicien confirme le sage hindou. Même Descartes parle ce langage. Passons en revue quelques-uns de ces signes qui conduisent en notre centre.
On relève sur une stèle égyptienne : « Il faut tourner ta connaissance vers l’être intérieur… Les générations se succèdent parmi les hommes et Dieu s’est caché. Connais l’être (intérieur)… » (cité par R. Godel dans Platon à Héliopolis) [4].
Cette ligne de force nous parvient à travers les Grecs et la Sagesse Orientale d’une manière ininterrompue.
Ainsi peut-on lire sous la plume de Descartes : « Je fermerai maintenant les yeux… et considérant mon être intérieur… l’idée que j’ai de l’esprit humain en tant qu’il est une chose pensante et non étendue en longueur, en largeur et profondeur et qui ne participe à rien de ce qui appartient au corps.
Je ne pense pas que l’esprit humain puisse rien connaître avec plus d’évidence et de certitude. »
Auquel semble répondre à travers les âges Sherrington : « Le moi se trouve central dans un monde de choses, lui-même existant sans contours, ni forme, ni dimension… donnée de première main et inexpugnable… le moi se trouve comme enveloppé dans un espace sensible, mais jamais cet espace ne s’attache à lui ou ne lui confère d’étendue ».
De même qu’en neurophysiologie, on peut trouver une indication — on serait tenté de dire une preuve — en embryologie. « Elle découle de recherches opérées par Gesell et Burr Northrop, sur le champ électrodynamique et sur le déroulement prédestiné de l’être vivant à travers ses phases de maturation. »
Dans cette discipline, la réflexion sera à coup sûr très féconde dans l’avenir, car on aperçoit plus facilement chez l’embryon que chez l’homme combien le contenu est toujours plus grand que le contenant.
Ces allusions nous invitent à nous pencher très longuement sur tous ces textes. Je pourrais multiplier les exemples mais il est temps d’aborder la question principale. À quel fin le Docteur Godel a-t-il interrogé si minutieusement le physicien, le biologiste, le clinicien, la pensée indienne ou grecque ?
Cette longue et patiente consultation menait à quelle fin ? Vers quel acte, vers quelle journée absolue se dirigeait-il ?
Sa réponse est clairement répétée tout au long de son œuvre : «… Quiconque aime la Sagesse fait de la mort sa grande préoccupation. Il se ramène de tous les points du corps, se délie, se ramasse jusqu’à ce qu’il ait atteint ce dont il est épris. Voilà où le mène sa persévérante recherche : à mourir, à être mort dans cette immersion au cœur de la vie » (R. Godel, Platon à Héliopolis).
C’est en débarquant à Orly que j’appris qu’il était couché, ayant échappé à deux crises particulièrement dramatiques. Je me précipitai à son chevet où se trouvait son bon élève Pierre qui est aussi un vrai fils. Il était étendu, serein, lumineux.
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« Docteur, guérissez vite. On vous attend au Liban. »
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« Voilà un rendez-vous qu’il me sera difficile de tenir. »
Sa voix claire était très douce, ses yeux se remplirent de malice souriante. Puis tout de suite, pour me rassurer, il enchaîna : « Le cœur est un animal millénaire qui a plus d’un tour dans son sac… Il sait déjouer tous les pièges ». Il parla de ses électrocardiogrammes en détail, des capacités insoupçonnées de récupération qui se trouvent enfouies dans la mémoire de l’organe. Décrivant ses symptômes il confiait : « On n’imagine pas combien c’est douloureux… C’est inhumain…, ceci devrait nous donner, à nous médecins, une grande leçon de modestie. »
Comme à l’accoutumée, il développait son propos avec chaleur et précision, construisant sa pensée étage par étage selon un plan très ample.
— Vous allez vous fatiguer.
— Laissez-moi parler. Il le faut.
Lorsque nous le revîmes le soir, il dormait paisiblement. Au milieu de la nuit, il fut surpris dans son sommeil. Et c’est alors qu’il me fut donné d’assister au spectacle extraordinaire de le voir coup sur coup émerger de deux syncopes. Sans transition aucune, sa lucidité surgissait intacte, sa curiosité demeurait entière, sa voix était claire et bien frappée. On avait l’impression qu’il était à son propre chevet appelé en consultation.
— C’était bien une syncope. Qu’entendez-vous à l’auscultation ? Étais-je couché sur le côté gauche ou droit ? Ne vous inquiétez pas. »
Le contraste, entre l’état de ce corps quelques fractions d’instant auparavant et cette pensée pleinement éveillée était si saisissant qu’on avait l’impression étrange qu’un observateur caché s’était enfin dévoilé.
Ceux qui l’ont vu, garderont la certitude qu’arrivé au bord de la crête, tout sur l’autre versant lui paraissait simple et bien accordé. Il semblait avoir saisi le visage derrière le masque. Son bonheur eût été total, n’était-ce de laisser seule celle qui restait.
— N’aie pas peur.
Il avait dû découvrir de la même manière la Grèce la première fois en se disant : « Oui, c’est bien vrai, elle est aussi radieuse que je l’imaginais. Elle est bien telle que je la devinais, douce, claire, lumineuse, sans concession. Voici mon rivage natal sur lequel je vais poser le pied ».
Il ne lui restait plus qu’à aborder, l’heure des adieux était venue. Sa voix chaude et claire s’exprimait pour la dernière fois : « Je vous aime tous tellement. Vous êtes mon âme. »
Louis CHEDID
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Au carrefour de la sagesse et de la science par Charles Helou
Charles Helou né le 25 septembre 1913 à Beyrouth et décédé le 7 janvier 2001, est un homme politique libanais, qui fut président de la République de 1964 à 1970.
Plus qu’un philosophe, un sage. Un sage et un technicien tout ensemble. Un contemporain de Socrate, par cette connaissance de soi qui est le propre de la sagesse, et un contemporain des Alexis Carrel de demain par la science de l’homme propre à la médecine.
Il était comme venu tout à la fois du passé et de l’avenir. Il était, dans le même temps, d’Occident et d’Orient. D’Athènes à Trivandrum, à l’extrême pointe de l’Inde, de Paris à Ismaïlia et retour — en passant le plus souvent par Beyrouth — il était mieux qu’un messager : une sorte de message, un exemple, une synthèse harmonieuse, une unité profonde de ce que, sous toutes les latitudes, il y a d’humain — d’universel et d’éternel — dans l’homme.
Notre fierté est grande que le Liban ait été pour lui un de ses hauts lieux de prédilection ; qu’il y ait reconnu ce climat spirituel qui lui était si cher ; qu’il y ait investi tant de sollicitude et de tendresse, répandu tant de semences qui lèvent, formé et façonné tant d’élèves ; qu’il ait vécu, enseigné, travaillé chez nous en étroite coopération avec celle — (des nôtres) — qui fut et demeure sa compagne, son associée, sa vigilance, sa sauvegarde et, pour évoquer un de ses modes d’investigation — son propre miroir.
Il semblait avoir inspiré ce passage de « l’homme, cet inconnu » : Le sacrifice de soi-même n’est pas difficile lorsqu’on est brûlé par la passion d’une grande aventure. Et il n’y a pas d’aventure plus belle et plus dangereuse que la rénovation de l’homme moderne. »
Cette aventure, Roger Godel en a connu toutes les étapes. Il en a mesuré et accepté tous les risques. En effet, la rénovation, nous le savons par lui, ne peut être ni le résultat de simples exhortations morales ni l’effet de quelque thérapeutique habile. Elle est bien autre chose et plus. Elle est ce qu’il n’a pas cesse d’affirmer dans sa vie et dans son œuvre, tendues toutes deux vers la même lumière, la même vérité.
Vérité d’expérience, d’une expérience conduite avec méthode et qui débouche sur la sagesse. Cette expérience, tentons, grâce au Docteur Godel, d’en saisir la nature et le sens.
L’homme devant un miroir, s’il cherche à se connaître au-delà des apparences, que découvrira-t-il ? Où le conduira son investigation s’il la poursuit non seulement au-delà de la façade visible, mais aussi au-delà de la complexe machinerie de son cerveau et de son corps, des structures organiques et des phénomènes de physico-chimie dont elles sont le théâtre. Au-delà enfin de toute image et de tout concept ?
« Connais-toi toi-même ! ». Art et science difficiles pratiqués à contre-courant. Le chercheur, comme tourné vers le dedans, et lui-même objet de la recherche, remonte, de proche en proche, du multiple créé à l’unité du créateur. Ce qu’il trouve, il nous le dit. Ou plutôt : il tâche de nous le dire. Car le propre de l’expérience (qu’elle soit celle du sage, celle du mystique) est de dépasser les catégories mentales qui sont à l’origine du langage. Menée à son terme, elle devient par là même indicible.
Quelles qu’en soient les circonstances, si différents qu’en soient le cadre et l’occasion, il est des visitations qui ne laissent (comme à Zacharie sortant, muet, du temple) d’autre ressource que de s’exprimer par signes, ou encore par des balbutiements d’enfant.
Aussi bien n’est-ce pas de l’expérience elle-même (du terme de l’extraordinaire voyage dont il est revenu, transformé, transfiguré en lui-même) que le Docteur Roger Godel réussit à rendre compte, dans ses différents ouvrages, notamment « Essais sur l’expérience libératrice », « Un compagnon de Socrate — Dialogues sur l’expérience libératrice », « Vie et rénovation », mais plutôt de sa nécessité, de sa conformité aux règles de la méthode expérimentale, de la lumière qu’elle répand sur nos problèmes, des réponses qu’elle donne à nos interrogations.
C’est à l’un des livres les plus significatifs de son enseignement et où le Docteur Godel montre à quel point le philosophe et le technicien se rencontrent, se confondent en lui, que nous voulons nous référer plus particulièrement ici.
Dans « Vie et rénovation », c’est sur la biologie et la médecine, que l’auteur promène son clair regard. Vision déjà orientée, comme l’indique le sous-titre : « De la biologie à la médecine, vers la connaissance de soi ». Si nous hésitons un instant à le suivre dans ses investigations, nous ne tardons pas à comprendre cependant que ce premier désarroi n’est que le choc en nous de la vérité.
Nous ne songeons certes pas à résumer en quelques lignes des chapitres très denses. Et nous ne prétendons même pas en avoir, une fois pour toutes, épuisé la sève et le sens. Ainsi parfois des poèmes, des chants que nous portons depuis l’enfance, ne finissent pas, jusqu’à la mort, de livrer leurs secrets.
Des ouvrages de cette qualité, on ne se lasse pas de les relire. Il ne suffit d’ailleurs pas d’y porter toute son attention (si l’attention consiste à fixer ses yeux et son esprit sur un texte pour en délimiter la portée). C’est aussi, et sans nul paradoxe, avec quelque inattention qu’il faut recommencer certaines lectures pour parvenir, comme le dit si bien l’auteur, à « rêver la réalité ».
Car la réalité la plus réelle, la réalité ultime de nous-même, et qui doit être saisie comme en un rêve, est justement immatérielle. Inaltérable, intangible, elle ne peut être enfermée dans aucun cadre d’espace ni de temps.
De la réalité en action, telle qu’elle peut se manifester dans ses séquences à tous les niveaux et au regard des disciplines scientifiques les plus variées, Roger Godel ne s’écarte pas. Il se réfère aux études les plus récentes de la physiologie, de la neurologie, de l’électronique, du psychisme. Il en connaît les résultats actuels et aussi le caractère provisoire et les limites.
Son exposé sur la biologie est illustré de graphiques, de schémas par lesquels des chercheurs essaient de rendre compte de la structure de la substance nerveuse et même des phénomènes électro-chimiques (des courants de polarisation et de dépolarisation) qui, dans le cerveau, accompagnent nos phénomènes de conscience. Mais que prouvent de telles corrélations ? Qu’un champ d’électricité peut se transformer en une pensée ?
« Je renverserai bien plutôt la perspective », écrit le Docteur Roger Godel qui ajoute : « de même que le concept et l’expérience concrète que nous qualifions de matière et d’énergie découlent d’une élaboration de la conscience, ainsi la description électrochimique d’une onde de polarisation procède de la même source. Figure de l’esprit en quête du réel, cette image est mentale, telle est sa nature… »
Et plus loin : « Nous voici ramenés, par delà toutes les catégories de la pensée ou de l’expérience, à la source de nous-même, en ce lieu de la compréhension qui compénètre et comprend tout. Étape ultime dans le cheminement de la pensée à la recherche de son origine, elle inclut en puissance notre univers et tous les univers possibles ; car elle est de conscience pure — cristal « où tout se mire… »
Ainsi donc à l’arrière-plan des images issues de lui (y compris celle de son propre corps et celle du monde), au-delà aussi de tout concept, et de toute vision d’objet distinct du sujet, l’homme atteint un « foyer » où se résorbe toute opposition entre le monde extérieur et le monde intérieur et où il se sait réconcilié avec le monde et avec lui-même.
« S’il trouve le monde mal fait et désire le réformer, il commence — dit Roger Godel — par réformer sa propre optique et les attitudes qui en découlent. »
Il cesse de prétendre imposer son propre code de valeurs à la nature, pour la juger ou la conquérir. Avec sérénité, avec humilité, il l’interroge sans jamais cesser de s’interroger. Loin de s’opposer à elle pour la dominer, il comprend qu’il procède d’une genèse élaborée par elle ». Attentif à la beauté inhérente, à l’ordre secret des choses, il se conforme à cette exigence majeure qui impose à toute espèce, à toute individualité la tâche d’explorer ses propres ressources avec celles du monde ambiant pour survivre et s’adapter ».
Dans le domaine de la médecine, on voit tout de suite l’un des profits essentiels qui peuvent être retirés de cet éclairage, de cette vision.
Dans une telle perspective, doivent s’éteindre les antagonismes, les conflits intérieurs, — et leur cortège d’anxiétés, de troubles, — qui risquent de faire, de chacun de nous, un royaume divisé contre lui-même et en grand danger d’effondrement.
Mais aussi — autre profit, ou autre aspect du même profit — nous voilà requis de réviser (en même temps que notre vision de nous-même) des notions fondamentales sur nos maladies. En reconnaissant, dans la nature du corps humain, à la fois un phénomène physiologique et une image de l’esprit, nous saurons que toute maladie comporte nécessairement un aspect double, somatique et psychique. Et c’est à ce double point de vue qu’elle doit être considérée et traitée.
Il ne s’agit pas ici, comme on le dit couramment, d’une simple question d’influence du « moral » sur le « physique » ou du « physique » sur le « moral », mais bien des deux aspects d’un même trouble. Et notre pouvoir, tout au long de son déroulement, demeure considérable.
Au surplus, tandis quine maladie poursuit en nous son processus, nous savons qu’elle ne peut en définitive affecter que ce qui n’est pas réellement nous-même. Comment le « moi » le plus profond pourrait-il assumer une altération ou une extinction d’images ?
Autre profit encore ! Ce qui donne à l’œuvre de Roger Godel l’une de ses justifications décisives, c’est un double renversement de perspective, qui s’exprime en ces deux affirmations indéfiniment renouvelées :
— la matière, loin d’être le creuset de l’esprit, est elle-même une création de l’esprit ;
— la vie, loin d’être le produit du fonctionnement de nos organes, rend manifeste la présence en nous d’une sagesse en action, d’un dynamisme implicite qui nous façonne, d’un pouvoir d’organisation et de réparation, — à quoi nous pouvons faire confiance.
À propos d’un exemple concret, le Docteur Godel écrit : « Quiconque subit l’assaut d’un infarctus trouvera profit à tourner son regard vers l’intériorité biologique. En portant sa vision au-delà des formes, il méditera la norme par quoi se répare et se rénove son cœur malade. Tandis qu’il repose, inactif, dans son lit ou son fauteuil, il sait qu’une sagesse en action travaille sur le chantier. À force de s’orienter vers ce savoir silencieux il en découvre partout l’immanence. Il se laisse absorber par cela, s’établit en paix. »
De tels propos ne sont pas tenus au hasard. Ce qui achève de leur conférer leur caractère et leur autorité, c’est qu’ils reflètent une expérience de trente ans au chevet de malades hospitalisés, soignés avec une lucidité et une efficacité exceptionnelles, guéris ou plus exactement assistés dans leur guérison, c’est-à-dire aidés en quelque sorte dans leur auto-rénovation. Les amateurs de statistiques pourront se référer à l’insolite pourcentage de guérisons (réputées parfois impossibles) opérées, sous la vigilance de Roger Godel, à l’hôpital d’Ismaïlia, avec cependant les moyens médicamenteux les plus sobres.
Rien, dans une telle thérapeutique, qui ressemble au « procédé ». Nulle application systématique de théories d’écoles. Nous assistons là aux effets d’une action essentiellement en profondeur, et dont la valeur ne saurait être contenue, tout entière, dans des chiffres ni dans les règles de la proportion. Ouvrage persévérant d’un homme établi profondément en lui-même aussi bien qu’à l’écoute d’autrui, dans un état de communication directe et d’unité.
La source initiatrice de vie qui est en nous, ne saurait tarir. S’y tremper, c’est avoir déjà dépassé la mort.
Et voilà où ce qu’on pourrait appeler l’enseignement godelien est peut-être le plus émouvant.
Parvenir à se connaître au-delà de toute image changeante, y compris celle du corps, au-delà des « moi » éphémères issus de simples représentations mentales, au-delà du cycle ininterrompu, en chacun de nous, des morts et des renaissances (deux millions et demi de cellules rouges remplacent à chaque seconde deux autres millions et demi de cellules usées) ; se reconnaître enfin dans un « moi » unique générateur de la pluralité des formes mais dégagé lui-même de toute notion d’espace et de temps, soustrait à la durée et au devenir, c’est s’établir dans le permanent, dans l’immuable, c’est éprouver, en quelque sorte, et dans la mesure ou cela n’a rien de sensible, le goût et la paix de l’éternité.
Roger Godel se défend d’introduire, dans ses recherches, des données métaphysiques ou religieuses. Ce qu’il entend faire, c’est seulement œuvre de savant et de médecin. Mais il ne nous est guère interdit — bien au contraire — de l’écouter avec nos propres références et celles notamment de notre Credo.
Pour nouveau qu’il paraisse en effet, son témoignage trouve, au plus profond de nous, de secrètes, d’étroites correspondances. Il nous donne la conviction de nous éveiller à ce que, d’une certaine manière, nous savions déjà. Tel est d’ailleurs l’un de ses principaux intérêts. Tel est même, pour nous, l’un des critères de son authenticité.
Ce que le docteur Godel nous livre, c’est une voie d’approche, méthodiquement tracée (et conformément aux disciplines scientifiques les plus rigoureuses) en direction d’une vérité latente en nous ; une progression, selon un mode nouveau vers une source aussitôt reconnue…
…Source d’eau vive, celle-là même qui ne cesse de sourdre à notre insu (nous voulons dire : à l’insu des sens et de leurs perceptions) ; celle qui, depuis toujours nous désaltère, — celle qui fut, au bord d’un puits, révélée à la Samaritaine.
Oui, c’est bien cette révélation qui continue de nous bouleverser. Et c’est la même voix qui s’élève en nous à présent. Cet appel, comment avons-nous pu hésiter à l’identifier ? C’est lui qui donne à tout message humain (authentique au point de nous transporter hors de l’humain) ses inflexions familières, — et ses résonances infinies.
La vérité n’est pas une donnée des sens ou de l’intelligence. Elle ne tient ni dans les formules des philosophes ni dans les flacons des savants. Elle est une réalité vivante et toujours présente, et non pas seulement à l’ultime étape d’une recherche mais à son commencement comme à la fin — et tout le long du parcours. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas déjà trouvé », s’était entendu dire Pascal. Simple écho du « Je suis la voie, la vérité et la vie ».
Charles HELOU
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Roger Godel par Aldous Huxley
Ceci exprime très succinctement ce que j’estime être la valeur très particulière de l’œuvre littéraire — qui se base évidemment sur la vie et l’œuvre professionnelle — de Roger Godel.
5 octobre 1961.
La méthode analytique et la spécialisation sont indispensables car, sans elles, il ne serait pas possible d’établir des connaissances exactes, ni une science efficace, une technologie, ni une plus haute civilisation. Mais la méthode analytique et la spécialisation peuvent aussi aboutir à une erreur fatale car, poussées trop loin, elles paralysent la civilisation et transforment la connaissance en une sorte d’ineptie inhumaine.
Un homme, pour être pleinement humain, doit, à la fois, s’affirmer spécialiste et non-spécialiste, être un maître dans le domaine de l’analyse et cependant demeurer en mesure non seulement d’avoir une vue d’ensemble, mais aussi d’être doué de capacité d’intégration et d’une prise de conscience immédiate des faits concrets tels qu’ils se présentent. Il doit posséder son terrain propre, mais aussi pouvoir évoluer librement au travers des cadres d’expériences non classifiées qui séparent son propre domaine de celui des autres. Il doit être à même de considérer cet ensemble scientifique et culturel comme une structure unique au cœur de laquelle chaque phénomène, en chacune des cellules — arbitrairement isolées — est, en réalité, dépendant de chaque autre phénomène. Tout ceci est plus aisément dit qu’accompli. Il existe de nombreux spécialistes mais peu d’entre eux dépassent le cadre de leur spécialisation.
Parmi ce petit nombre, je compte mon ami Roger Godel. Godel est médecin et il est aussi un helléniste, un organisateur et un chercheur qui a pénétré le pragmatisme de la pensée transcendante indienne. C’est un cardiologue qui est également un psychologue et un psychologue qui est aussi un philosophe un philosophe qui connaît la valeur de l’expérience mystique. Il est encore l’analyste qui utilise l’examen analytique pour aiguiser la pensée projetée sur une vue d’ensemble, il est aussi l’opérateur intuitif d’une synthèse qui se sert de cette même pensée pour approfondir et élargir la portée de l’analyse.
Il est représentatif d’une nouvelle lignée de prophètes qui s’expriment avec la multiple autorité de l’homme au savoir pratique, de l’homme de science et de connaissance, homme clairvoyant.
Aldous HUXLEY
Los Angeles
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Roger Godel par Julian Huxley
Roger Godel fut de ceux qui constituent cette équipe d’élite de praticiens en médecine qui refusent de se laisser enfermer à l’intérieur des limites ordinaires de leur sujet et débordent résolument sur les domaines de la biologie générale, de la psychologie et même de la philosophie. Débattre avec lui n’importe quelle question relative à la biologie était un stimulant et un enchantement parce qu’il réussissait toujours à approfondir l’examen et à élargir le champ de la discussion.
Le plus précieux appoint de son approche était l’accent qu’il mettait sur l’intégration considérée comme la structure centrale de la vie et de la pensée, et également le vigoureux refus qu’il opposait à toutes forces de fragmentation en science et en philosophie. L’intégration des actes unifiés dans une prise de conscience constituait pour lui la propriété fondamentale des fonctions cérébrales ; et cette capacité d’améliorer et d’accroître une telle intégration est le critère du progrès dans l’évolution.
Dans une telle perspective, la base essentielle de l’intégration consciente est fournie par une organisation centrale de neurones en interrelations et dans lesquelles les impulsions sensorielles, provenant de chacun des organes des sens externes et des organes intérocepteurs de tous organe et tissu, sont assemblés pour réverbérer et réagir réciproquement dans des configurations diverses. La pensée — mind — est par conséquent une fonction, non pas du cerveau seulement, mais de la totalité de l’organisme bien que transmise par le cerveau.
Je crois qu’il eût convenu que le cerveau puisse transmettre divers niveaux de perception, du plus obscur inconscient au degré le plus aigu de la conscience. Il était en tout cas convaincu de l’importance des découvertes et des apports de Freud et, en effet, il attribua à l’inconscient une influence morphogénétique et évolutive plus grande que ne le concéderait la majorité des biologistes.
Il manifesta une vigueur admirable à combattre les erreurs du behaviourisme pur. Bien qu’il en appréciât pleinement la contribution en tant que méthode, il en faisait ressortir, avec raison, la stérilité en tant que philosophie. Comment est-ce possible, dirait-il, que des chercheurs occupés par le comportement animal ou humain, puissent se considérer hommes de science alors qu’ils condamnent comme non-scientifique toute interprétation énoncée en termes intellectuel ou psychologique et refusent absolument de tenir compte de l’esprit ou même de convenir de l’irréductible validité de l’expérience subjective ?
Il mettait toujours l’accent sur la plasticité du processus mental, sur ses capacités indéfinies d’actualiser de nouvelles potentialités et d’informer les expériences sensorielles brutes en configurations significatives d’organisation mentale. Il saisissait directement tous les faits révélant occasionnellement l’intuition (insight), par éclairs, chez les animaux (et les hommes), et l’apparition parfois d’individus « géniaux » chez les oiseaux et les mammifères. Personnellement je regrette qu’il ait paru ne pas avoir pleinement suivi les implications qui découlent des concepts de la sélection naturelle et de l’adaptation biologique incluant l’instinct, ni les progrès remarquables de l’embryologie expérimentale et théorique ou l’épigénétique ainsi que l’a nommée le Professeur Waddington. En conséquence, ses opinions sur ces sujets fondamentaux étaient, à mon sens, indûment vitalistes.
Au regard de la physiologie, de la psychologie et de la médecine, sa contribution est nette et positive. Dans son intéressant ouvrage « Vie et Rénovation » (Gallimard, 1957) il attire particulièrement l’attention des médecins sur l’urgence d’établir un contact avec le monde intérieur de leurs malades, de l’élever et de le stimuler de telle manière que ces derniers en arrivent à participer à leur rétablissement et au maintien de leur santé. Et il présente un chapitre saisissant sur l’expérience de la mort recueillie auprès des malades mourants, et aussi auprès de ceux qui furent ranimés après une courte durée de véritable mort physiologique.
Tout au long il insiste sur la nécessité pour l’homme d’explorer son « intériorité » — le monde intérieur qui constitue le fondement de l’existence et de l’expérience, dans lequel l’objectif et le subjectif, le temps et l’espace, le passé et le futur, la raison et l’imagination, l’effort et la paix, le concret et le potentiel sont en quelque sorte intégrés ou fondus par cette mystérieuse alchimie de l’être conscient.
Cela, j’en suis certain, est une des voies essentielles qui conduisent à une avance directe, pour la science et pour l’humanité, et Roger Godel fut un pionnier en son exploration.
Julian HUXLEY
Londres, octobre 1961.
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1 R. Godel. Un Compagnon de Socrate, dialogue sur l’Expérience Libératrice, Les Belles-Lettres, Paris.
2 R. Godel. Essais sur l’Expérience Libératrice, édit. Gallimard, Paris, 1952.
3 R. Godel, loc. cit.
4 R. Godel. Platon à Héliopolis, édit. Les Belles-Lettres, Paris, 1956.