David Guerdon
Honoré de Balzac et la parapsychologie présentation

Pour lui, les phénomènes paranormaux étaient dus aux forces encore inconnues du fluide vital d’origine électromagnétique, qui réside en chacun d’entre nous et ne demande qu’à obéir à cette entité mystérieuse qu’est notre volonté. Ce fluide nerveux émané de notre cerveau explique tous les « miracles ». Mais cette faculté s’est atrophiée ; il faut l’étudier, la mesurer, l’exercer. L’homme de demain saura la maîtriser. La pensée est matérielle, mais elle peut communiquer directement avec le divin.

(Revue Psi International. No 2.  Novembre-Décembre 1977)

Les phénomènes étudiés aujourd’hui par la parapsychologie ne sont pas absents de l’œuvre balzacienne. Le grand romancier, qu’ils intéressaient particulièrement, a voulu leur donner une explication rationnelle. Bien que disciple pour les idées philosophiques des mystiques Swedenborg et Claude de Saint-Martin, Balzac se tenait au courant des dernières découvertes de la « science » parallèle qui, de Mesmer (Magnétisme animal) à Gall et Lavater (Phrénologie et Physiognomonie), agitaient les esprits de l’époque. Pour lui, les phénomènes paranormaux étaient dus aux forces encore inconnues du fluide vital d’origine électromagnétique, qui réside en chacun d’entre nous et ne demande qu’à obéir à cette entité mystérieuse qu’est notre volonté. Ce fluide nerveux émané de notre cerveau explique tous les « miracles ». Mais cette faculté s’est atrophiée ; il faut l’étudier, la mesurer, l’exercer. L’homme de demain saura la maîtriser. La pensée est matérielle, mais elle peut communiquer directement avec le divin. Ce surnaturalisme rationaliste, qui tient encore de l’Illuminisme germaniques Balzac le met en scène, non seulement dans ses Etudes philosophiques, mais aussi dans des romans de mœurs comme Ursule Mirouët et Le Cousin Pons. Ursule Mirouët reçoit plusieurs fois en rêve les révélations de son oncle décédé, qui lui permettent de récupérer l’héritage dont un escroc l’avait frustrée. Dans Le Cousin Pons, Balzac expose ses vues sur les phénomènes des sciences dites « occultes ».

Écrit entre 1832 et 1835, Louis Lambert appartient à la série des Études philosophiques qui contiennent l’essentiel de la pensée ésotérique balzacienne. Se servant de souvenirs personnels, le romancier raconte la vie quotidienne des pensionnaires du Collège de Vendôme (où il fit ses études de 1807 à 1813). Le narrateur s’y lie d’amitié avec un condisciple étrange, Louis Lambert, dont l’intelligence, doublée de dons médiumniques indiscutables, explore les hautes cimes de l’Invisible. Ses méditations reflètent les théories mystiques de Swedenborg et témoignent d’une certaine nostalgie de l’état édénique. Mais Lambert se veut avant tout un scientifique et c’est cette exigence qui nous intéresse directement ici. Lambert analyse le merveilleux en fonction des théories physiologiques de son temps. Rappelons que le Spiritisme ne fera son apparition en tant que doctrine cohérente qu’après 1848 ; son vocabulaire manque donc encore aux héros balzaciens. Dans le passage que nous citons ci-après, Lambert annonce la grande science de l’avenir qui expliquera les phénomènes paranormaux. Cent cinquante ans plus tard, certaines de ses vues hardies ne sont pas tellement dépassées. En plus de leur intérêt littéraire, leur actualité nous semble devoir retenir l’attention de nos lecteurs.

Le suédois Emmanuel Swedenborg (1688-1772) fut d’abord un éminent savant et ingénieur avant sa grande crise mystique de 1736. Il a alors des visions du Christ et des anges. Pour lui, notre terre se double d’un monde invisible et subtil identique au nôtre. En 1769, l’Église suédoise le déclare hérétique ; il fonde alors sa propre Église qui existe toujours. La littérature romantique subira son influence.

Le nom de Swedenborg est lié à un fait parapsychologique célèbre. Le 19 juillet 1759, la ville de Stockholm fut ravagée par un grand incendie. Le philosophe visionnaire se trouvait invité à une réception à cinq cent kilomètres de là. Dès six heures du soir, il raconta les péripéties du sinistre qui devait s’arrêter devant sa maison, faits qui furent vérifiés dès le lendemain.

(En compagnie des élèves du collège de Vendôme, Louis Lambert et le narrateur vont excursionner dans le parc du château de Rochambeau.)

Quand nous fûmes arrivés sur la colline d’où nous pouvions contempler et le château assis à mi-côte, et la vallée tortueuse où brille la rivière en serpentant dans une prairie gracieusement échancrée ; admirable paysage, un de ceux auxquels les vives sensations du jeune âge, ou celles de l’amour, ont imprimé tant de charmes, que plus tard il ne faut jamais les aller revoir, Louis Lambert me dit : — Mais j’ai vu cela cette nuit en rêve ! Il reconnut le bouquet d’arbres sous lequel nous étions, et la disposition des feuillages, la couleur des eaux, les tourelles du château, les accidents, les lointains, enfin tous les détails du site qu’il apercevait pour la première fois. Nous étions bien enfants l’un et l’autre ; moi du moins, qui n’avais que treize ans ; car, à quinze ans, Louis pouvait avoir la profondeur d’un homme de génie ; mais à cette époque nous étions tous deux incapables de mensonge dans les moindres actes de notre vie d’amitié. Si Lambert pressentait d’ailleurs par la toute-puissance de sa pensée l’importance des faits, il était loin de deviner d’abord leur entière portée ; aussi commença-t-il par être étonné de celui-ci. Je lui demandai s’il n’était pas venu à Rochambeau pendant son enfance, ma question le frappa ; mais, après avoir consulté ses souvenirs, il me répondit négativement. Cet événement, dont l’analogue peut se retrouver dans les phénomènes du sommeil de beaucoup d’hommes, fera comprendre les premiers talents de Lambert ; en effet, il sut en déduire tout un système, en s’emparant, comme fit Cuvier dans un autre ordre de choses, d’un fragment de pensée pour reconstruire toute une création. En ce moment, nous nous assîmes tous deux sous une vieille truisse de chêne ; puis, après quelques moments de réflexion, Louis me dit : — Si le paysage n’est pas venu vers moi, ce qui serait absurde à penser, j’y suis donc venu. Si j’étais ici pendant que je dormais dans mon alcôve, ce fait ne constitue-t-il pas une séparation complète entre mon corps et mon être intérieur ? N’atteste-t-il pas je ne sais quelle faculté locomotive ou des effets équivalant à ceux de la locomotion ? Or, si mon esprit et mon corps ont pu se quitter pendant le sommeil, pourquoi ne les ferais-je pas également divorcer ainsi pendant la veille ? Je n’aperçois point de moyens termes entre ces deux propositions. Mais allons plus loin, pénétrons les détails. Ou ces faits sont accomplis par la puissance d’une faculté qui met en œuvre un second être à qui mon corps sert d’enveloppe, puisque j’étais dans mon alcôve et voyais le paysage, et ceci renverse bien des systèmes ; ou ces faits se sont passés, soit dans quelque centre nerveux dont le nom est à savoir et où s’émeuvent les sentiments, soit dans le centre cérébral où s’émeuvent les idées. Cette dernière hypothèse soulève des questions étranges. J’ai marché, j’ai vu, j’ai entendu. Le mouvement ne se conçoit point sans l’espace, le son n’agit que dans les angles ou sur les surfaces et la coloration ne s’accomplit que par la lumière. Si pendant la nuit, les yeux fermés, j’ai vu en moi-même des objets colorés, si j’ai entendu des bruits dans le plus absolu silence, et sans les conditions exigées pour que le son se forme, si dans la plus parfaite immobilité j’ai franchi des espaces, nous aurions des facultés internes indépendantes des lois physiques extérieures. La nature matérielle serait pénétrable par l’esprit. Comment les hommes ont-ils si peu réfléchi jusqu’alors aux accidents du sommeil qui accusent en l’homme une double vie ? N’y aurait-il pas une nouvelle science dans ce phénomène ? ajouta-t-il en se frappant fortement le front ; s’il n’est pas le principe d’une science, il trahit certainement en l’homme d’énormes pouvoirs ; il annonce au moins la désunion fréquente de nos deux natures, fait autour duquel je tourne depuis si longtemps. J’ai donc enfin trouvé un témoignage de la supériorité qui distingue nos sens latents de nos sens apparents ! Homo duplex [1] ! — Mais, reprit-il après une pause et en laissant échapper un geste de doute, peut-être n’existe-t-il pas en nous deux natures ? Peut-être sommes-nous tout simplement doués de qualités intimes et perfectibles dont l’exercice, dont les développements produisent en nous des phénomènes d’activité, de pénétration, de vision encore inobservées. Dans notre amour du merveilleux, passion engendrée par notre orgueil, nous aurons transformé ces effets en créations poétiques, parce que nous ne les comprenions pas. Il est si commode de déifier l’incompréhensible ! Ah ! j’avoue que je pleurerai la perte de mes illusions. J’avais besoin de croire à une double nature et aux anges de Swedenborg ! Cette nouvelle science les tuerait-elle donc ? Oui, l’examen de nos propriétés inconnues implique une science en apparence matérialiste, car l’ESPRIT emploie, divise, anime la substance ; mais il ne la détruit pas.

Il demeura pensif, triste à demi. Peut-être voyait-il ses rêves de jeunesse comme des langes qu’il lui faudrait bientôt quitter.

— La vue et l’ouïe, dit-il en riant de son expression, sont sans doute les gaines d’un outil merveilleux !

HONORÉ de BALZAC

Louis Lambert

Le marquis Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) fut officier du roi Louis XV. Il démissionne en 1771 pour se consacrer au rite des Élus Cohens fondé par un Kabbaliste d’origine portugaise, Martinez Pasqualis. Saint-Martin, dit le Philosophe inconnu, devient à la fin du XVIIIe siècle, le chef du mouvement mystique appelé Martinisme. C’est à lui que la Révolution française aurait emprunté la devise Liberté, Égalité, Fraternité.


[1] Homo duplex : reflète les théories du naturaliste Buffon qui voyait en l’homme deux natures, l’intérieure et l’extérieure, en conflit perpétuel. Il s’agit pour le philosophe de les ramener à l’unité.