Identité de la physique et de la psychologie dans la philosophie indienne Par Paul Masson-Oursel

Nous nous trompons gravement chaque fois que nous projetons dans des mentalités antérieures ou étrangères à notre civilisation basée sur Athènes et Jérusalem, nos conceptions relatives aux âmes et aux corps. Platon lui-même qui passe pour le prototype de tout spiritualiste, n’admet d’âmes que comme moteurs, et c’est pourquoi il en suppose chez nous, les humains, une triade afin d’expliquer les fonctions végétatives, affectives et rationnelles. Donc d’après lui, aucune opposition entre âme et corps, mais une énumération hiérarchique de phénomènes vitaux comme chez tant de peuples prétendus primitifs. Avant Platon et les Pères de l’Église on ne retrouverait nulle part l’admission d’âmes substantielles dont l’essence serait de penser.

(Revue Être Libre. No 98-99-100. Octobre 1953 – Janvier 1954)

Nous nous trompons gravement chaque fois que nous projetons dans des mentalités antérieures ou étrangères à notre civilisation basée sur Athènes et Jérusalem, nos conceptions relatives aux âmes et aux corps. Platon lui-même qui passe pour le prototype de tout spiritualiste, n’admet d’âmes que comme moteurs, et c’est pourquoi il en suppose chez nous, les humains, une triade afin d’expliquer les fonctions végétatives, affectives et rationnelles. Donc d’après lui, aucune opposition entre âme et corps, mais une énumération hiérarchique de phénomènes vitaux comme chez tant de peuples prétendus primitifs. Avant Platon et les Pères de l’Église on ne retrouverait nulle part l’admission d’âmes substantielles dont l’essence serait de penser.

L’Inde n’entrevit une telle notion que parmi les Jaïns, qui semblent à cet égard des pré-cartésiens. Encore appellent-ils les âmes des principes de vie (jîva), non des principes de pensée pure. Il appert donc que jamais là-bas l’âme ne fut opposée au corps. La doctrine la plus enseignée à ce propos ressemble à l’antique notion pythagoricienne connue sous ce nom : la dyade du grand et du petit. C’est la dualité d’anu et d’âtman.

Anu, dans cette théorie, ne désigne point, comme l’atome démocritéen un corpuscule insécable, c’est-à-dire un volume donné de l’absolue impénétrabilité, mais le maximum intelligible, comme lorsque nous parlons d’un point mathématique. Ni quelque solide plus ou moins exigu, ni l’infiniment petit qui serait, à la limite, évanouissement, mais l’unité simple en tout genre, telle que la goutte, bindu, pour les liquides ; kâla, l’unité d’instigation pour le temps ; spanda la vibration élémentaire, pour les devenirs, vritti. Ce qui s’oppose à ce rudiment c’est le total de l’Etre, l’Atman unique, infini, doué d’ubiquité. Reconnaissons-là comme deux pôles de l’être.

Notre physique la plus moderne se rapproche de celle des Hindous.

Les prétendus corps sont presque d’outre en outre vacuité, mais des photons, des électrons, etc. semblent remplir cette aire que nous appelons un objet, par leur agitation fort rapide, intermédiaire entre celle de l’onde et le mouvement atomique. Dans leur extrême vitesse les anu sont comme partout à la fois, ainsi que l’âtman omniprésent.

Les caractères complémentaires du minime et de l’immense marquent les extrêmes de l’intelligence en cette psychologie qui est une physique, en cette physique qui est une psychologie.

Pour qui parle le sanskrit, comme M. de Broglie, l’aire d’un mouvement est son « champs » Kshetta. Ce mot convient également au théâtre de la lutte épique, le champ des Kurus dans le Mahâbhârata (Kurukshetta), et pour désigner l’immanence de ce mouvement, l’animation,  — et non pas l’âme — dans un corps ; condition du connaître par sa présence dans la totalité de ce corps (kshetrajna).

La circulation des mouvements vitaux dans tout le corps, c’est la possession du corps par conscience. Si cette agitation s’irradie au dehors, on dira que la connaissance vient à posséder le monde dans ce qu’on désigne à tort comme pouvoirs surnaturels.

Tout s’explique par cet adage implicite : le mobile, l’argent se manifeste où il n’est pas. Ses apparentes dilatations ou restrictions en témoignent. Les agitations selon leur ampleur sont concentrations ou relaxations. Ainsi la psychagogie du yoga est une physique en acte, dans laquelle les forces vitales se détendent ou se contractent. La conscience à l’indienne n’est pas connaissance, mais occupation en présence. Le recueillement signifie non attention, mais intense contention (samadhi) et saisissement ou saisie (grahana) d’autant plus énergique. La lucidité résulte d’emprise en des lieux éloignés ou dans des temps lointains, rétrospectifs ou futurs. Ainsi les opérations mentales, au lieu de concevoir des idées ou des images,   ce qui ne se peut que selon Platon et Démocrite se réduisent-elles à des analyses ou des synthèses, comme chez les Stoïciens, ces Asiatiques d’Anatolie, théoriciens de la Sukatathésis.

Paul MASSON-OURSEL,

Professeur à la Sorbonne

Paul MASSON-OURSEL était orientaliste et philosophe français (1882 — 1956)