Carlo Suarès
Il y a

Il y a. C’est une constatation. Il y a… telle est ma constatation de base. Il y a un Univers. Il y a de la lumière. Il y a des lumières. Il y a une Terre avec une atmosphère respirable. Il y a vie. Il y a mouvement. Et, il y a conscience, de tout cela, il y a une conscience humaine en face de tout cela, qui éprouve le besoin de constater « il y a », et pas autre chose. Il y a, et c’est tout. Il y a, et ne pas aller plus loin. Pourquoi? Parce que « il y a » est incompréhensible. Qu’il y ait… qu’il y ait quelque chose… qu’il y ait quoique ce soit, est incompréhensible. La présence d’un seul grain de sable comporte un mystère qui confond l’imagination. Je me pénètre de cette idée, de cette contemplation, de cette stupeur. J’en suis si rempli, qu’il ne reste aucune place dans mon esprit pour aucune religion d’aucune sorte.

(Revue La Tour de Feu. N° 36-37. Printemps 1952)

Il y a. C’est une constatation. Il y a… telle est ma constatation de base. Il y a un Univers. Il y a de la lumière. Il y a des lumières. Il y a une Terre avec une atmosphère respirable. Il y a vie. Il y a mouvement. Et, il y a conscience, de tout cela, il y a une conscience humaine en face de tout cela, qui éprouve le besoin de constater « il y a », et pas autre chose. Il y a, et c’est tout. Il y a, et ne pas aller plus loin. Pourquoi? Parce que « il y a » est incompréhensible. Qu’il y ait… qu’il y ait quelque chose… qu’il y ait quoique ce soit, est incompréhensible. La présence d’un seul grain de sable comporte un mystère qui confond l’imagination. Je me pénètre de cette idée, de cette contemplation, de cette stupeur. J’en suis si rempli, qu’il ne reste aucune place dans mon esprit pour aucune religion d’aucune sorte. Tels de mes amis, qui sont chrétiens, juifs, musulmans, brahmanistes, me disent que leurs religions sont les seules vraies, vraiment révélées. Pour chacun d’eux, la sienne est une révélation. Et lorsque j’examine la nature de ces « révélations », je vois que le mystère des mystères, le « il y a » à l’état pur, à l’état inassimilable, insupportable, a été déguisé, cuisiné, transformé en quelque chose de masticable par chaque religion, afin de détourner les esprits de la simple constatation que nous vivons dans un monde impensable. Le mystère du « il y a »? Mais que c’est simple! L’Univers, grâce à un être doublement mystérieux, a été créé par la vertu d’un triple mystère… (Ne le saviez-vous pas? Ah, oui c’est vrai). Ou: un être doublement mystérieux, Brahman, rêve l’Univers ; le triple mystère n’est pas création, il est rêve… (ne le saviez-vous pas, redemande le dragon au rêveur? Ah oui, c’est vrai). Voilà en quoi se résument les fausses évidences des religions dites révélées: elles ajoutent deux mystères au mystère, et les récits enfantins qui en résultent, endorment les esprits dans de fausses explications. Le mystère réel, immédiat, actuel, constant, ici, présent, à toute heure du jour et de la nuit, le il y a, se trouve de ce fait écarté, caché dans les ténèbres des sanctuaires, rejeté dans un passé qui n’existe pas (le monde « a été créé »: puisque c’est fait, n’y pensez plus) ; dans un avenir qui n’existe pas (quand vous serez morts, vous saurez tout). Moins l’explication est explicative, plus elle est convaincante. Il y a, à tout moment, cause et effet, en présence, dans le présent. Et mon indestructible volonté lucide de ne pas me rendormir dans des explications. Il n’y a pas de « cause première »: il y a cause, en cet instant même, agissante et vive, autant qu’elle l’a jamais été, puisqu’il y a. Rien n’est effet, tout est cause, puisque tout est cause de ceci: il y a. L’on m’enseigne que l’Univers existe depuis deux milliards d’années, et aussi qu’il est fini et inclus dans sa courbure. Ainsi l’on reporte mon esprit à la période antérieure à ces deux milliards d’années, qu’il n’existe que depuis deux milliards d’années, où il n’y avait peut-être rien, et à l’inconcevable, non-espace qu’implique peut-être la notion d’un Univers fini. Je ne me laisse pas distraire par ces considérations: avant ces deux milliards d’années, il y avait un « il y aura », puisque maintenant il y a. « Il y aura », c’est encore un il y a. « II y aura » c’est un « il y a » car un « il y a » en puissance c’est quelque chose, ce n’est pas néant. Que l’Univers soit en état d’expansion jusqu’à exploser un jour dans le non-manifesté – et recommencer – ces cycles, en admettant qu’ils existent, ne confondent pas plus ma raison que l’impensable présence de ce grain de sable. La présence du moindre des objets contient la totalité mystérieuse de l’impensable. Je le perçois et le sais, tout comme chacun peut le percevoir et le savoir, en faisant ainsi le tour de tout ce que les hommes ont inventé au cours des siècles pour expliquer l’inexplicable et penser l’impensable, et en rejetant tout, comme étant puéril et inintelligent. Ainsi, ma constatation la plus simple, la plus nue, la seule qui ne soit pas contestable, la seule universelle: il y a ; cette constatation, qui résulte de ma volonté de la percevoir toute nue et d’interdire à mon esprit toutes les voies d’évasion, toutes les représentations, tous les concepts, bref tout ce qui constitue la pensée même ; cette contemplation pure et simple du fait « il y a », qui ne peut se produire que par la perception aigüe de l’impossibilité qu’a ma raison de se transcender ; cet acte de conscience, s’il est vraiment dépouillé, est, en vérité, l’aboutissement de tout le savoir et de toutes les recherches. Cette perception est 1’étincelle créatrice qui éclate au sein d’un esprit suspendu en lui-même, en état de constatation.

Cette constatation n’est ni objective ni subjective. Il y a, et il y a conscience de il y a, non pas conscience de moi-même constatant il y a, mais conscience émanant de il y a, constatant il y a sans se laisser attarder par des considérations accessoires, comme « je », ou « je suis », ou « je pense », ou toute autre invention de l’esprit car elles manquent totalement d’intérêt: il y a, se suffit, dans sa plénitude. Depuis que les hommes se transmettent, de génération en génération, les comptes-rendus de leurs disputes au sujet de la Connaissance, les uns proclament que l’univers est engendré par une conscience, les autres que la conscience est le produit de la Nature. Au cours de ce combat chimérique – qui dure encore – ils oublient que s’il y a conscience d’abord ou que s’il y a Nature d’abord, ou que s’il y a concomitamment conscience et nature, ou nature et conscience, l’on en est au même point, face à l’impensable il y a. Les uns, croyant « penser » la conscience, font disparaître l’impensable derrière les coulisses, d’un côté ; les, autres, proclament leur goût irrésistible pour l’entrée des coulisses qui se trouve de l’autre côté. Ainsi, l’angoissant problème du subjectif et de l’objectif, du moi qui observe et du monde extérieur qui est observé, n’existe, en tant qu’angoisse et en tant que problème, que lorsqu’on s’évade de la constatation: il y a, dans sa nudité.

Je me dis ; il y a constatation du il y a. Je ne me dis pas: je pense le il y a. Je pense que je constate: il est évident que je constate que je constate. Ainsi, ma constatation est une pensée en tant que constatation, mais cette constatation n’est pas une pensée, puisque le il y a est impensable. Je sais pourquoi il est impensable: c’est parce que le il y a est un continu espace-temps que je ne peux pas concevoir. Je ne peux pas le concevoir, parce que ma pensée n’existe et ne fonctionne que par une dissociation de l’espace et du temps. De même que notre lumière est diffuse, c’est-à-dire que les rayons lumineux sont renvoyés dans toutes les directions par les éléments de l’atmosphère, et réfléchis encore par les objets, grâce à quoi nous voyons le monde qui nous entoure, ce monde réfléchit, renvoie, diffuse la conscience qu’il engendre en nous – par notre expérience – rebondit en cette conscience, y assume des formes, des représentations, des images, qui sont la pensée. Cela, je le sais. Et, pour le savoir, je n’ai qu’à examiner ma pensée. De deux choses l’une: ou elle a un contenu, et celui-ci a une base expérimentale, sensorielle, quel que soit le degré d’adaptation de ma pensée ; ou elle n’a pas de contenu, (lorsque je profère des mots impensables, comme Absolu, Éternité, Infini, Dieu, etc..) et ce vide n’est autre chose qu’une représentation de moi-même ; préfabriquée, puis anéantie au regard de ma conscience consciente, donc encore une pensée, « moi », basée sur des éléments de perception, d’expérience.

J’en conclus que le continu espace-temps est impensable et que, dans notre système de relations, fait d’espace mesurable en unités de longueurs et de temps d’horloges, existent des discontinus, objets et pensées, dont la structure est une dissociation de l’espace et du temps.

Carlo Suarès.