Philippe Camby
Jean Biès: dialogue avec des chercheurs d'absolu

Même dans l’éventualité de la disparition d’une religion, l’on n’a pas de droit d’oublier que la dimension initiatique ne périt point, ni ne le peut. Prises dans leur acception symbolique, la crucifixion et la résurrection, par exemple, sont de tout temps, de tous lieux, et concernent à la fois macrocosme et microcosme. On ne doit pas oublier non plus que le logos subsiste éternellement par-delà dogmes et rites, comme le fil traversant les perles du collier.

(Revue Question De. No 32. Septembre-Octobre 1979)

Jean Biès avait interviewé des grands chercheurs spiritualistes de notre temps comme Jean Herbert, Lanza del Vasto, Arnaud Desjardins, Satprem, Louis Pauwels et bien d’autres. Certains de ces interviews sont sur ce site. Les éditions Retz avait réuni ces interviews dans un ouvrage intitulé « J’ai dialogué avec des chercheurs de Vérité ». Mais quel homme se cache derrière l’interviewer ? Changeant de rôle, Jean Biès a répondu, dans cette interview de 1979, aux questions de Philippe Camby.

Philippe Camby : Vous êtes connu du public pour avoir soutenu une thèse très importante concernant les influences de la pensée hindoue sur la littérature française, et vous venez de publier un livre consacré à l’Inde, ici et maintenant. Quelles ont été vos intentions en l’écrivant ?

Jean Biès J’ai voulu montrer qu’un séjour en Inde permet d’abord de bousculer nos préjugés et nos erreurs sur ce pays, constitue une épreuve mentale et psychologique qui ouvre les chemins de la connaissance de soi. Par-delà des scènes ou des personnages insolites ou pittoresques, c’est notre âme la plus profonde que nous retrouvons là-bas, notre sensibilité, notre musicalité refoulées, notre spontanéité native, notre anima. Il se passe encore quelque chose en Inde ; le voyage qu’on y fait garde encore des chances de se révéler « initiatique », le message qu’on y perçoit, c’est l’intégration de l’irrationnel.

Ph. C. : Pouvez-vous nous dire comment vous êtes venu à l’Inde ? Comment s’est faite cette découverte ?

J. B. : C’est paradoxalement, le moins poète des philosophes, René Guénon, qui m’a révélé les profondeurs de l’Inde, quand je me trouvais en classe de philosophie, l’année même de sa mort. Peu de temps après, j’entrai dans une librairie orientaliste d’Alger, où je découvrais toute la littérature qui n’a cessé depuis de me sustenter. C’est là que je connus en quelque sorte ma seconde naissance. Le plus curieux est que ce « berceau » s’appelait le Lotus d’Or !… Je tiens l’instant où j’en franchis le seuil pour un kaïros, le plus privilégié de mon existence, parce qu’il en détermina toute la suite… Un autre souvenir, antérieur mais significatif, datant de l’école primaire, est celui de la lecture d’un livre de Selma Lagerlöl, le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson. Transformé en tourte, le héros traverse la Suède sur le dos d’un jars… Je fus pris pour Nils d’une véritable passion, au point de m’identifier à lui. Or, je devais découvrir plus tard que le Poucet ne désigne rien d’autre, dans les Upanishad, que l’âtman, le soi, qui a le jars pour monture céleste !…

L’orient, source de poésie inspirée

Ph. C. : Vous publiez également ce mois-ci un nouveau recueil poétique, Les Pourpres de l’esprit. Comment et en quoi l’Inde inspire-t-elle votre poésie ?

J. B. : A la lecture des textes hindous, l’idée m’est venue de pratiquer à leur égard, mutatis mutandis, et en respectant naturellement les initiatives créatrices, une « innutrition » et une « imitation » assez semblables à celles qu’à propos des données gréco-latines, les poètes de la Pléiade avaient déjà préconisées. Ce qu’à leur tour, avaient fait les Romantiques s’inspirant des littératures germaniques, je discernais qu’il était possible de le tenter à partir des sources encore inexplorées de l’Orient. C’est ainsi que mes poèmes sont nourris et parcourus d’allusions ou de réminiscences indiennes, mais aussi plus rarement, persanes ou chinoises. Je me suis d’autant plus senti poussé dans ces directions qu’il m’est apparu de bonne heure que nous ne possédions de poésie ni cosmique, ni mystique, ni métaphysique…

Ph. C. Au contraire de l’Orient où la poésie a toujours été le langage des Écritures sacrées. Pensez-vous que cette source aujourd’hui soit tarie ?

J.B. : Ce n’est pas une des moindres étrangetés de notre époque : elle abonde en vrais poètes. Je me demande même si ce siècle n’apparaîtra pas comme un des mieux inspirés ; par réaction peut-être à son prosaïsme. Je pense à des hommes comme Pierre Emmanuel, La Tour du Pin, Saint-John Perse, Supervielle, Pierre Oster, quant à Daumal, il est un de ceux qui ont ouvert des voies obstruées depuis toujours par l’ordinaire timidité des Français à l’égard de la transcendance. Mais s’il a indiqué des voies, il n’a pas eu le temps de les illustrer autant qu’il eût convenu, et nous sommes nombreux à le regretter.

Ph. C. : Vous faites de la poésie une ascèse, et vous dites qu’elle doit « découvrir, traduire, révéler le divin »…

J. B. : Le yogi, le prêtre, le poète, — pris au plus noble sens des termes, — occupent une place centrale dans l’humanité en tant que ponts entre terre et ciel, visible et invisible, conscient et inconscient ; mais aussi, parce qu’ils sont les plus susceptibles de sacrifice, et par là, les plus proches du divin. Comme Prajâpati démembré pour former l’univers, le poète participe à une geste sacrificielle dont il est à la fois « la victime et le bourreau ». Comme le Seigneur des créatures, il puise en lui la substance de son œuvre, l’élabore, la répand pour un grand nombre. Son travail consiste à discerner non les objets mais leur essence, car pour lui, les choses ne sont point tant des choses que des concrétisations, des concrétions d’esprit. Le poète voit la création des yeux dont Dieu la voit. Mais pour acquérir ce regard chamanique, pour se rendre docile à la profération du Verbe, il lui faut longtemps travailler sur lui-même, apprendre à se connaître et se purifier. Le combat qu’il mène ne se situe pas seulement dans l’affinement de son dire, mais dans celui de son être psychique. Beaucoup l’admettent, mais peu pratiquent aujourd’hui cette guerre intérieure, alors qu’elle allait de soi pour les « artistes » des sociétés antiques.

La véritable aristocratie est menacée par les médiocres

Ph. C. : Ne pensez-vous pas que les poètes d’aujourd’hui pour qui la poésie est une « guerre sainte » et un mode de réalisation, constituent les bases d’une nouvelle aristocratie, à mi-chemin entre le brahmane hindou et le surhomme de Nietzsche ?

J.B.: La véritable aristocratie me semble fondée sur une certaine qualité d’être, une différenciation, un autre niveau de conscience permettant une marge â l’égard de l’évènement, une maîtrise de soi, un pouvoir de synthèse plus vaste et un don visionnaire. Cette aristocratie a toujours existé, elle existera toujours. Mais elle est menacée ou persécutée par la conjuration des médiocres. Pour le moment, les poètes auxquels vous faites allusion appartiennent à une sorte de clandestinité ouverte ; ils n’incendient pas le monde, ils entretiennent un feu.

ORIGINE

Il est le Centre majuscule et la Monade cathédrale

Il hume à perte d’âme une félicité

qui Le ferait sourire s’Il n’était sourire.

Il contemple au plein de Lui-même

l’ample accomplissement de Sa plénitude.

Stérilités adamantines plus fécondes

qu’un innombrable amant de l’Un.

Prolongements stellaires

dressant l’Infini seul pour stèle frontalière.

Désert sans étendue et nudité sans corps.

Éternité sauvage, plus intime à soi-même que soi.

Nulle part omniprésent.

Profondeur sans fond ni demeure.

Incendie sans feu. Neige ignée.

Irradiante vacuité primordiale.

Nuée nombreuse dénuée d’ombre.

En Lui repose splendeur des transparences et des formes,

en Lui, la Nuit génésiaque,

la Matière immatérielle et maternelle,

tout émergente à soi, l’Énergie-Origine,

l’amoureuse Immensité,

façonnée Autour de l’inépuisable.

Pour Se connaître, Il les révèle

le Non-Être S’écroule en l’Être,

l’Être Se réfracte en acte,

et le fini s’affine en Lui…

Travaillé de latences,  repu de futur,

Il Se renonce, S’effaçant pour que sourde le rien.

Derrière le rideau des apparences,

les divines Puissances jouent des coudes pour mieux voir !

Sur le silence lisse et nu,

Sa Voix jette des voiles de paroles.

Le mouvement vêtu de rêve

S’abreuve au vent.

Une rumeur s’anime, qui s’unanimise.

L’ineffable parle et crie !

Le Non-Né se plaît à naître,

hors de Lui se rue en cataractes de différences.

L’Infini se consent infime.

Pourtant Son écartèlement

n’attente en rien à Sa totalité.

Il Se partage en tous sans entamer Son tout.

Se met en marche du fond de Son immobilité,

S’anéantit aux créatures

et S’amoindrit sans être moins,

S’épouse en tout, ce qu’Il n’est point.

Grouillements de futurs dans l’entraille

du suprême Zéro qu’aucun cercle ne circonscrit…

De Lui le monde émane, monte et luit.

Les âmes se tiennent dans l’attente d’être créées.

Les visages ne sont encore que des figures,

mais déjà, les regards tâtonnent vers leur vue.

Une aile bat sur la margelle de la nuit

Dans un martellement pareil aux tambours de l’averse,

les premiers troupeaux sur le porche

émergent à ce qu’ils sont.

De toutes ses routes la terre

s’efforce vers son lendemain.

Au seuil des jours vient s’incliner le front des sources.

En ce matin qui Lui ressemble,

l’Être s’étonne d’être.

pose Ses mains sur des mains.

L’univers est une île autour de laquelle Il

Se presse et rit de toutes Ses lèvres.   — Ainsi,

la mer qui s’émerveille autour d’un grain de sable.

Jean Biès

Ph. C. : A votre avis, ces poètes seront-ils, suivant l’expression de Milosz, « les derniers rêveurs de la dernière époque, ou les premiers vainqueurs du futur univers » ?

J. B. : Si l’on adopte la conception d’un temps cyclique, et si, comme je le crois, toute fin de cycle porte en soi les potentialités d’un nouvel âge, on peut dire que les poètes comme Nerval, Rilke, Novalis, Milosz lui-même sont à la fois les derniers représentants de la mentalité archaïque et les précurseurs théoriques d’une révolution spirituelle.

Notre époque est le lieu de convergence des « commencements absolus »

Ph. C.: Il est justement question de révolution spirituelle dans le troisième livre que vous avez publié aux éditions Retz et qui porte ce titre : J’ai dialogué avec des chercheurs de Vérité ?

J. B.: Oui, ce livre reproduit les entretiens, échelonnés sur une vingtaine d’années que j’ai eus avec quelques-uns des représentants de l’actuelle « ruée vers l’âme ». Il transmet leurs messages aux Occidentaux d’aujourd’hui : Lanza del Vasto, Jean Herbert, le traducteur des sages de l’Inde contemporaine, Emile Gillabert et l’Evangile selon Thomas, Arnaud Desjardins, Jacques Brosse, Satprem, le disciple de Mère, Etienne Perrot, Louis Pauwels.

Ph. C. : A la lumière de cette « ruée vers l’âme » pensez-vous que le christianisme touche à sa fin, ou bien qu’il va trouver dans la pensée orientale les raisons d’un renouveau ?

J. B. : On peut craindre pour l’avenir de toute religion, dès lors que celle-ci a perdu ou renié son ésotérisme. S’il doit y avoir un renouveau, c’est indiscutablement par un retour aux sources. Or, s’il n’avait pas dévié, le christianisme serait aussi oriental que les autres religions… Encore faut-il préciser qu’il y a deux « pensées orientales » : celle qui est à l’intérieur même de l’Occident, et celle qui nous vient d’Asie. La première concerne l’orthodoxie qui continue de véhiculer, fût-ce à son insu, l’ésotérisme chrétien. Elle concerne aussi au plan psychologique, l’alchimie, telle qu’un C.G. Jung l’a ranimée, fondée sur l’interprétation des rêves, le processus d’individuation, le tout constituant un yoga occidental de la « connaissance de soi »… Et il y a l’autre « pensée orientale », identique en son fond à la première, mais nécessitant des adaptations, qui ne doivent pas être des trahisons.

Même dans l’éventualité de la disparition d’une religion, l’on n’a pas de droit d’oublier que la dimension initiatique ne périt point, ni ne le peut. Prises dans leur acception symbolique, la crucifixion et la résurrection, par exemple, sont de tout temps, de tous lieux, et concernent à la fois macrocosme et microcosme. On ne doit pas oublier non plus que le logos subsiste éternellement par-delà dogmes et rites, comme le fil traversant les perles du collier.

Ph. C.: Ne pensez-vous pas avec Louis Pauwels que dans la crise spirituelle contemporaine, l’Occident « remonte confusément vers ses sources pour y purifier son avenir » ?

J. B. Je le crois absolument. Nous assistons à un bouillonnement spirituel dont le grand public ne se rend pas compte. Tout ce qui peut sauver l’Occident, nous devons le faire nôtre ; et l’actuel dévoilement des anciennes connaissances n’est pas un événement sans signification. Yoga poétique, présocratisme, hésychasme, psychologie des profondeurs, sagesses orientales, que pouvons-nous souhaiter de plus pour construire autre chose et pour nous reconstruire nous-mêmes ?… Aucune époque n’a jamais été le lieu d’une telle convergence et résurgence de « commencements absolus »… Construire non pas encore peut-être une « humanité supramentale », mais du moins, une civilisation digne de ce nom, garantissant les conditions qui permettent à l’homme de se réaliser ; une plate-forme entre ce qui est et ce qui pourra plus tard inaugurer un nouveau cycle…

Propos recueillis par Philippe Camby