Michel Random
Jérôme Bosch peintre de l’imaginal

En fait, vous nous proposez un voyage. En admettant même que vous ne trouviez pas toutes les clefs, celles que vous révélez, le simple avant-goût que vous en donnez, permet de croire que Bosch était plus qu’un maître-savant. C’était, et cela semble hors de doute, un homme de Connaissance.

(Revue 3e Millénaire. No 5 ancienne série. Novembre-Décembre 1982)

L’IMAGINAIRE mon ami, je sais ce que c’est, vous n’avez qu’à regarder Bosch, vous y trouverez toutes les bizarreries, les métamorphoses, les choses obscures, les étrangetés les plus fantastiques. Si vous voulez illustrer un livre sur l’inconscient et ses fantasmes, n’hésitez pas, servez-vous de Bosch.

— Croyez-vous? Je pense quant à moi tout le contraire. Bosch est une lecture apparemment fantastique où rien n’est fantastique, les bizarreries abondent certes, mais à y voir de près rien n’est bizarre, tout est logique, mais cher monsieur, c’est une logique qui vous échappe, elle ne concerne ni votre culture, ni vos habitudes de pensées, et pourtant elle existe, elle se déchiffre, elle est comme une anagramme dont vous mettez bout à bout les signes et vous en avez la lecture.

— Admettons, si vous le voulez bien, mais la clef est perdue. Bosch a vécu au XVe siècle (probablement entre 1453 et 1516), c’était une époque où sévissait l’Inquisition. Bosch n’avait dans la tête que des extravagances et des diableries. C’est le climat de son temps, des bibliothèques ont été écrites là dessus cela ne fait aucun doute.

— Au contraire là est la clef, quand Francesco Colonna écrit le livre de Polyphile (l’Hyperomachia), il traduit deux fois le texte pour le rendre encore plus obscur et ne laisse subsister ses intentions que dans les images allégoriques qui illustrent le livre. Quand le duc d’Orsini décide de créer le jardin de Bomarzo et demande à Pirro Ligorio (1513-1585) de le réaliser, il fait sculpter des monstres allégoriques que seuls ceux qui peuvent comprendre, comprennent. Mais Vicino Orsini s’intéressait à l’alchimie tout comme Ligorio. Rabelais lui-même écrira un «Gargantua» qui est une pièce alchimique. Il n’y a qu’à lire entre les lignes. Et jusqu’à nos jours la tradition s’est poursuivie, Cyrano de Bergerac est, aussi, une œuvre à clef.

Du temps de Bosch la chasse aux sorcières était grande. Il devenait nécessaire de prendre soin des moindres choses. Quand Breugel se sentit proche de la mort il fit détruire par sa femme nombre de ses œuvres et dessins pour qu’elle ne risque aucun ennui. Quant aux œuvres de Bosch lui-même la plupart ont été perdues. Nous devons au roi Philippe II, le grand chasseur de sorcières d’avoir fait franchir à quelques œuvres de Bosch les siècles pour parvenir jusqu’à nous.

Sans l’intérêt royal peut-être ne connaîtrions-nous rien aujourd’hui du plus extraordinaire maître parmi les maîtres.

— Allons donc, si tel était le cas, cela se saurait, et d’innombrables livres seraient déjà publiés. L’œuvre de Bosch serait à ce jour décryptée et lisible à souhait.

— Faites bien attention. Voilà un homme célèbre dont pratiquement tout nous est inconnu. Son vrai nom était Jeroen van Aken. Ce que l’on sait de lui est insignifiant: il est né probablement à Hertogenbosch (Bois-le-Duc). Il a épousé une femme riche, ce qui lui a sans doute permis de créer sans trop de soucis. Et l’on sait qu’à sa mort, en 1516, il était membre d’une confrérie chrétienne, celle de Notre-Dame. Voilà à peu près tout. Un professeur de l’Université de Berlin, Wilhelm Fraenger a consacré une grande partie de sa vie à l’œuvre de Bosch. Il soutient qu’il aurait secrètement appartenu à une secte hérétique dite du «Libre Esprit», une sorte de secte tantrique avant la lettre, professant que l’amour est la clef de toutes choses. Toutefois aucun document probant ne vient confirmer la thèse de Fraenger, si ce n’est l’œuvre elle-même.

— Que voulez-vous dire?

— Regardez donc attentivement le «Jardin des Délices». Qu’est-ce que ce jardin, sinon l’Eden. L’Eden c’est le lieu de l’union retrouvée, de l’unité réalisée, c’est à dire de l’amour. Dans ce jardin regardez bien l’homme et sa compagne (qui est noire), ils forment le couple alchimique (celui des énergies opposées) que vous allez rencontrer un peu partout. Or ce couple se trouve parmi d’autres placé parmi une multitude d’oiseaux plus grand que les hommes eux-mêmes. C’est qu’ici l’homme a réalisé le plus haut des langages, qui est précisément nommé le langage des oiseaux. Les couples d’autre part sont dans les fruits, échangent des fruits ou sont coiffés de fruits. Le fruit est le symbole de l’amour. Le couple est toujours la dualité qui réalise l’unité par l’amour. Regardez attentivement cet immense et merveilleux tableau. Le centre est illustré par un arbre de vie qui surmonte le globe terrestre. Et sur ce globe un couple se tient la tête en bas. Connaissez-vous la phrase d’Hermès le Trismégiste: «ce qui est en bas est comme ce qui est en haut»? Ou bien l’arbre de vie de la Kabbale dont les racines sont au ciel et le feuillage en terre? Ce qui est inversé c’est la dualité apparente des choses qui se résout au centre du globe, notez bien qu’ici le globe représente aussi tout l’univers cosmique. Et ce centre c’est l’infini présent du présent. Le globe et l’arbre sont entourés de quatre autres arbres de vie reposant sur des constructions fantaisistes. En fait il s’agit des quatre éléments. A gauche le Feu, puis la Terre, puis l’Eau et l’Air. Le plan d’eau où est le globe forme une sorte de carré. C’est la manifestation. Le centre (globe) est surmonté de la trinité. Les trois fruits, eux-mêmes multipliés trois fois. C’est la triple trinité qui engendre les trois mondes, les trois plans de la réalité, les trois niveaux de la nature. Quant au lac en cercle où se baignent les gentes dames, c’est le miroir de la trinité, c’est le ciel qui reflète l’un. C’est l’union du ciel et de la terre, et l’essence de cette union est le principe féminin, l’anima, puisque par essence toute union produit la vie et procède de l’amour.

Autour du cercle c’est une chevauchée circulaire d’animaux connus ou fantastiques, montés par des humains. Ce sont les dix mille formes de la Manifestation. Notez-le bien, le féminin est partout, il est exprimé aussi par le double croissant de lune qui surmonte la trinité. Ce sont des croissants inversés. C’est donc le double principe féminin, l’incréé et le créé… Bref voici quelques exemples qui sans vouloir être pédant, permettent de comprendre qu’il existe une clef cachée. Certes, nous ne possédons pas la clef de toutes les allégories, mais ces allégories existent, et leur clef est apparente pour qui sait lire.

— Ne croyez-vous pas au contraire qu’il existe plusieurs lectures et que l’on peut suivre avec un grand intérêt la vôtre sans exclure les autres?

— Ce qui existe c’est évidemment un approfondissement pratiquement illimité des signes et des symboles, mais c’est une lecture précise; l’œuvre de Bosch, aussi touffue soit-elle ne laisse jamais une chance au hasard. Vous pouvez être certain que la moindre chose possède un sens. Et qu’à savoir décrypter Bosch nous pourrions faire l’économie de maintes bibliothèques.

— Vous êtes évidemment très convaincant. En fait, vous nous proposez un voyage. En admettant même que vous ne trouviez pas toutes les clefs, celles que vous révélez, le simple avant-goût que vous en donnez, permet de croire que Bosch était plus qu’un maître-savant. C’était, et cela semble hors de doute, un homme de Connaissance.

— N’oubliez pas que toute vraie Connaissance est comme si elle n’était pas. C’est un récit et ce récit est lui-même un jeu, ce jeu est une danse, et cette danse est elle-même un mouvement qui exprime la beauté et l’harmonie. Regardez bien Bosch, il existe d’innombrables beautés dans son œuvre, et cette beauté est elle-même le langage des langages, elle est la lumière cachée dans les formes, et les formes sont elles-mêmes comme les notes d’une secrète et infinie harmonie, celle précisément du monde Imaginal.

Michel RANDOM