Pierre D'Angkor
Jésus et Judaïsme

De vieilles traditions juives reproduites dans les écrits talmudiques, antidatent d’un siècle l’existence historique de Jésus. Elles le font naître sous Alexandre Jeannée et le montrent, durant sa jeunesse, obligé de fuir, avec son Maître Juif, Ben Perachiah, les persécutions édictées par ce monar­que contre les initiés. Il dut en conséquence, nous assurent-elles, se réfugier en Égypte, à Alexandrie, où il étudia et travailla. D’autre part, les historiens juifs du 1er siècle, Philon-le-Juif et Flavius Josèphe, qui ne nous parlent pas de Jésus de Nazareth, nous renseignent abon­damment sur les milieux juifs, mystiques et éclectiques de ce temps (Esséniens de Palestine et thérapeutes d’Égypte), dont l’importance fut grande à cette époque et dont les rapprochements avec l’Église primitive – qui finit d’ailleurs par les absorber – sont tels que la question de Jésus essénien, ou Réformateur de l’Essenisme, s’est souvent posée à la critique…

(Extrait de Pierre d’ANGKOR – AU TERME D’UN LONG VOYAGE. Édition Être Libre 1962)

Lettre ouverte à ROBERT ARON, auteur du livre : « Les Années obscures de Jésus ».

Monsieur,

Comment vous dire l’immense déception que m’a causée la lecture de votre livre sur « Les Années obscures de Jésus » (Chez Grasset).

Tout ce que contient de vraiment grand, d’universel, de libérateur, la religion d’Israël, et que révèlent aux initiés les arcanes de sa sagesse secrète, tout cela qui a dû être révélé à Jésus, et le fut sans aucun doute, vous le négligez dans votre livre, pour réduire à bien peu de chose, à une écorce extérieure, oserais-je dire, l’influence de la Pensée juive sur la formation première du héros chrétien. Vous ne voyez en effet que les rites conventionnels, les prières cul­tuelles du Temple, les leçons de la Synagogue et les menues pratiques religieuses, habituelles aux familles pieuses, comme ayant contribué exclusivement à cette formation. À la for­mation de l’âme de l’enfant, certes. Treize ans était l’âge de l’initiation religieuse en Israël, nous dites-vous. C’est, pour le catholique aussi, l’âge de la première commu­nion, mais ce n’est pas l’âge de la maturité religieuse. Le livre de prières de la première communion ne suffit plus à l’adulte qui vise à la compréhension, à l’initiation véritable, l’initiation à la sagesse. Tel fut sans doute le cas de Jésus passant de l’enfance à l’âge viril. Et c’est en vérité une pauvre lumière que vous nous faites voir comme éclairant ces « années obscures » de Jésus. Ce ne sont pas ces quel­ques pratiques routinières, célébrées à la synagogue ou dans l’intimité de la vie familiale qui purent éclairer sérieusement son âme, lui être une révélation de sa mission divine et, en l’y préparant, vivifier réellement sa vie intérieure.

Vous insistez beaucoup sur le périphérique, l’accessoire, les conditions linguistiques qui ont contribué à former sa mentalité première, sur l’apport figé des vieux rites cultuels, des traditions ancestrales, mais vous ne nous apprenez rien sur l’essentiel, c’est-à-dire sur l’aliment substantiel qui pou­vait rassasier la faim croissante d’une âme qui grandit, celle de Jésus enfant passant à l’âge adulte. Comment penser, en effet, que depuis cet âge de treize ans jusqu’à trente ans, âge où débuta sa vie publique, comment penser que durant tout cet intervalle de temps, sur lequel les Évangiles ne nous disent rien, Jésus n’aurait réellement subi d’autre influence que cet étroit formalisme de rites, de prières, d’enseignement, auquel vous le voyez soumis ? Certes, le Judaïsme conservait précieusement le culte du Dieu unique. « Et n’est-ce pas l’essentiel », direz-vous ? – Mais précisément, ce Dieu unique c’était le Yahveh biblique, conçu et adoré craintivement sous la forme naïve, puérile, anthropomor­phique, d’un Dieu cruel, jaloux, colère, exigeant, se plaisant aux sacrifices sanglants de pauvres victimes animales ou humaines, surveillant jalousement les moindres pensées et actes de ses adorateurs… Car, chez les primitifs, purifica­tions, supplications et prières, ne sont pas ces nécessités que ressent l’âme souillée, impuissante, de l’humble fidèle aspi­rant à rejoindre son Créateur. Non, ce sont les exigences de ce Créateur Lui-même à l’égard de ses misérables créatures. De telles exigences sont impérativement requises, imposées par Lui pour sa propre gloire ! Conceptions de toute évi­dence naïves et puériles. Le Judaïsme n’avait-il donc rien d’autre à apprendre à Jésus ? N’y avait-il pas, en Israël, des centres supérieurs d’inspiration et d’initiation, des confréries religieuses, des associations mystiques, des écoles supérieures de culture et d’études que Jésus fréquenta durant son adoles­cence ? Tout nous porte à le croire et les découvertes de la Mer morte nous le confirment.

De vieilles traditions juives reproduites dans les écrits talmudiques, antidatent d’un siècle l’existence historique de Jésus. Elles le font naître sous Alexandre Jeannée et le montrent, durant sa jeunesse, obligé de fuir, avec son Maître Juif, Ben Perachiah, les persécutions édictées par ce monar­que contre les initiés. Il dut en conséquence, nous assurent-elles, se réfugier en Égypte, à Alexandrie, où il étudia et travailla. J’y reviendrai. D’autre part, les historiens juifs du 1er siècle, Philon-le-Juif et Flavius Josèphe, qui ne nous parlent pas de Jésus de Nazareth, nous renseignent abon­damment sur les milieux juifs, mystiques et éclectiques de ce temps (Esséniens de Palestine et thérapeutes d’Égypte), dont l’importance fut grande à cette époque et dont les rapprochements avec l’Église primitive – qui finit d’ailleurs par les absorber – sont tels que la question de Jésus essénien, ou Réformateur de l’Essenisme, s’est souvent posée à la critique.

Enfin, je le répète, les découvertes récentes des manus­crits de la Mer Morte sont venues à point pour jeter un jour spectaculaire sur ces milieux mystiques et sur toute l’inten­sité de l’atmosphère religieuse et morale qui régnait en Palestine au temps où l’Évangile situe l’existence historique de Jésus, époque où les malheurs publics, d’une part, jetaient partout le trouble et la confusion, et où, d’autre part, la confrontation des apports culturels de l’étranger secouait profondément l’âme juive, l’approfondissant, l’élargissant, tout en l’éclairant et la transfigurant souvent.

En regard de la pensée romaine en effet, ordonnée et sévère, s’épanouissait à l’époque dans tout le monde Méditerranéen un mysticisme incontrôlé qui, dans ce grand centre d’Alexandrie, se cristallisa bientôt en un syncrétisme bizarre, où s’amalgamèrent des tendances multiples de toute origine. On y trouve des apports Égyptiens, mais élaborés et inter­prétés par la pensée grecque durant la période hellénistique (tel le culte de Sérapis sous les Ptolémées) ; les doctrines de Pythagore et de Platon (le Logos philonien de l’école d’Alexandrie procède directement du Logos de Platon) ; des influences bouddhistes (le bouddhisme ayant pénétré jusqu’à Alexandrie, nous disent les historiens); enfin le Mazdéisme, dont les colonies établies sur les côtes d’Asie Mineure répan­daient partout le culte de Mithra. Le Mithra Mazdéen rejoignit ainsi le Râ Égyptien dans ce culte du soleil, que pratiquaient également les thérapeutes juifs du lac Mareotis, voisins d’Alexandrie (Philon). Mithra fut aussi comme le Logos juif et chrétien, et peut-être avant lui, le médiateur (Mésitès) de grâce entre Dieu et les hommes. Après Jéru­salem, Alexandrie fut le centre le plus important du judaïsme. Les influences iraniennes et pythagoriciennes se révèlent nombreuses chez les Esséniens de Palestine et les thérapeutes d’Égypte. Depuis l’antiquité, les religions s’étaient généralement développées en vase clos, herméti­quement fermées, jalousement opposées les unes aux autres, là où une coexistence les rapprochait. Dans ces grands creusets de culture que furent Alexandrie, Éphèse, Athènes (la dernière efflorescence de la culture y fut le néo-platonisme), Rome enfin, une nouvelle expérience fut réalisée, laquelle expérience s’est universalisée de nos jours par la force des circonstances, religions et Églises se voyant obli­gées de communiquer entre elles, de se compénétrer davan­tage, réagissant nécessairement les unes sur les autres pour le progrès de la Pensée générale. L’école juive d’Alexandrie fut le centre effervescent de ce bouillonnement de cultures, de cette fermentation mystique. Au 1er siècle de notre ère, l’universalisme de Philon préfigura à Alexandrie l’universalisme de l’enseignement chrétien dans le monde entier, dépassant, annihilant les cadres rigides du dogmatisme juif orthodoxe.

C’est Saint-Paul, nous l’avons dit, qui annonça à Jéru­salem que le « Logos » (Verbe) inspiré du Logos platoni­cien, s’était incarné en la personne de Jésus. Au surplus, tout l’enseignement de Jésus, tel qu’il résulte apparemment de Saint-Paul et des Évangiles eux-mêmes, n’est-il pas comme un décalque de celui de l’école ? C’est au point que certains ont avancé que Philon fut un philosophe Chrétien !

Et pourtant, Monsieur, votre livre ne nous dit rien de ces hautes influences qui, selon toute vraisemblance et con­formément à vos propres traditions, ont dû agir sur Jésus, pénétrer son âme, lui inspirer sa vocation.

Les milieux initiatiques, les manuscrits de la Mer Morte ? Vous consacrez à peine quelques lignes à ces der­niers, comme si, après tout, ceci était de l’ordre du roman, ressortissant au mysticisme et à l’imagination populaire. Lettre morte autant que la Mer dont ils sortaient, sans plus de consistance, ni d’importance réelle à vos yeux. Compre­nez notre déception ! Le roman ? N’est-ce pas dans le déve­loppement de la mentalité juive de Jésus, que vous supposez gratuitement conforme à la vôtre, que nous pouvons le trouver ?

Le premier étonnement qui frappera le lecteur de votre livre sera de voir un juif orthodoxe accepter sans la moindre réserve, ou traiter comme s’il l’acceptait, la thèse catholique de la rigoureuse conformité des Évangiles à la vérité histo­rique elle-même. Non pas certes que nous nous attendions de votre part à vous voir nier la grandeur sublime de ces écrits du point de vue spirituel et moral, – sublimité que nul homme de bonne foi ne pourrait contester – ni que nous pensions vous voir adopter la position libérale qui ne voit dans les Évangiles qu’une grande fresque allégorique, dissimulant dans un cadre historique, mais partiellement légendaire, un sens spirituel et universel profond. C’est moins encore que nous nous attendions à vous voir défendre la thèse chère aux critiques rationalistes du siècle dernier, d’un Jésus purement mythique, thèse que contredit d’ailleurs le titre même de votre livre. Non, ce qui nous a surpris, Mon­sieur, c’est de voir un juif orthodoxe considérer, à l’encontre des vues de la critique indépendante, comme strictement véridique, rigoureusement historique, le moindre épisode du récit évangélique. Les Évangiles, livres d’Histoire ?

Vous admettez l’allégorie dans les récits de la Bible, mais semblez la rejeter dans l’Histoire évangélique. Une telle attitude a paru d’autant plus inattendue de votre part, qu’elle va à l’encontre de la thèse juive traditionnelle, qui, depuis les origines, s’est toujours opposée à celle du Monde Chrétien, concernant le personnage historique appelé Jésus de Nazareth. Les Juifs avaient en effet, je l’ai dit, leur propre tradition concernant Jésus, né sous Alexandre Jean-née, et ils l’opposaient à celle de l’Évangile. Quand le rabbin Tryphon [1] reproche aux chrétiens de s’être façonné un messie imaginaire, il n’entend nullement nier l’existence d’un Jésus réel, mais seulement l’historicité de la biographie évangélique. C’est la naissance de Jésus sous Hérode-le­-Grand qu’il conteste et la critique moderne lui donne raison, car on ne voit pas qu’un recensement romain ait pu avoir lieu sous Hérode, alors que, sous ce monarque, la Palestine n’était pas encore province romaine et qu’aucun lien admi­nistratif ne la rattachait à Rome. D’autre part, le recense­ment de Quirinius, dont nous parle Saint-Luc, et auquel se seraient soumis Joseph et Marie, n’eût lieu que dix ans après la mort d’Hérode et après la déposition d’Archélaus, son fils, par l’empereur Auguste. Quant au massacre des Inno­cents, il est significatif que l’historien Flavius Josèphe, l’en­nemi d’Hérode, et qui se fait l’historiographe par le menu de tous ses crimes, ne sache rien, ne dise rien, du plus exé­crable de ceux-ci. L’incertitude quant à la naissance de Jésus au premier siècle, demeure donc complète et l’on doit reconnaître qu’en dehors des documents Chrétiens qui l’affirment, il n’en existe aucun autre qui vienne confirmer l’existence historique de Jésus au début de notre ère. Les historiens juifs l’ignorent, je l’ai dit, le seul passage de Josèphe qui en parle étant manifestement une interpolation chrétienne, reconnue d’ailleurs par la critique bien pensante elle-même [2]. Quant aux quelques allusions que l’on découvre chez les auteurs latins, elles ne sont que les vagues échos des rumeurs qui circulaient dans le public, à une époque où le message chrétien était déjà largement répandu : On n’en peut rien tirer de concluant quant à la chronologie exacte de l’auteur même du Message.

Mais pourquoi, demandera-t-on, les Évangiles ne suffi­raient-ils pas ici pour asseoir notre créance ?

Parce que pour juger sainement de leur valeur histo­rique, il importe de tenir compte des faits suivants, indiscu­tables aux yeux d’une critique impartiale :

1° Les Évangiles ont été rédigés après la destruction de Jérusalem (70 après J. Chr.), soit, au plus tôt, une quaran­taine d’années après les événements dont ils sont censés relater le déroulement. Ces événements mêmes se seraient passés au milieu des troubles politiques et sociaux les plus graves : bouleversements, persécutions, luttes civiles et reli­gieuses emplirent toute la première partie du siècle et se terminèrent par la guerre avec les Romains et la destruction de Jérusalem (70) ;

2° Il n’est nullement certain qu’ils furent écrits par les auteurs auxquels on les attribue. Ils sont une compilation de traditions, selon Marc, Matthieu, Luc et Jean. Le plus ancien semble être celui de Marc « qui n’a pas connu le Seigneur », nous dit Papias. Un proto-Matthieu a existé (l’Évangile dit des Ebionites), qui fut rejeté avec horreur par Saint-Jérôme, parce que jugé hérétique. Les quatre Évangiles furent choisis entre beaucoup d’autres écrits, dits apocryphes, qui étaient pareillement reconnus et vénérés en leur temps;

3° Nous n’en possédons pas les textes originaux, mais seulement des copies de copies ou de traductions tardives (versions syriaque, Copte, Grecques) ;

4° Les écrivains chrétiens des premiers siècles (Origène, Eusèbe de Césarée) nous montrent eux-mêmes les fidèles de leur temps occupés sans cesse à corriger, à altérer, leurs Écritures;

5° Le but manifestement poursuivi par les quatre Évangiles fut d’assembler dans une biographie du Christ l’ensemble des traditions, recueillies un peu partout, sans beaucoup de discernement ni de contrôle, et surtout de montrer dans chaque épisode de cette vie de Jésus l’accomplissement de quelque prophétie. Ce but, ils le poursuivent avec une idée préconçue et une volonté arrêtée, n’hésitant pas à détourner, à l’occasion, le sens véritable de ces prophéties pour les approprier à leur dessein;

6° Mais il y a plus grave encore. On trouve dans les Évangiles la description de situations, des détails anecdo­tiques ou épisodiques qui présentent des analogies vraiment curieuses – on pourrait même parler de parallélisme – avec des passages de l’historien Flavius Josèphe relatifs à deux personnages de son temps : l’un, Jésus dit de Gamala, le héros de l’indépendance juive, qui, après une vie mouvementée qui rappelle celle du Galiléen, mourut victime des passions soulevées par les querelles politiques et religieuses, l’autre, ce personnage mystérieux que Josèphe nomme l’Égyptien, qui rappelle lui aussi par de nombreux aspects le héros de l’Évangile, et qui disparut mystérieusement après que ses fidèles eussent été dispersés par les troupes romaines. Ces analogies sont pour le moins fort troublantes. Les Évangélistes s’en seraient-ils inconsciemment inspirés pour écrire la vie du Jésus chrétien ? [3].

Trop nombreux sont en tout cas ces rapprochements pour qu’ils ne frappent pas nos yeux, nos imaginations ! [4].

Les théologiens, que leur foi obligatoire aveugle sur les infiltrations étrangères dans le récit sacré, sur les adap­tations que l’on y rencontre de légendes initiatiques paral­lèles, sur les interprétations systématiques des prophéties, sur les analogies et les inexactitudes historiques que la critique y relève, rejettent le tout en bloc, refusant de se laisser impressionner par de telles considérations.

Ils rétorquent que les récits évangéliques reposent sur le témoignage direct, authentique, des apôtres eux-mêmes ou de leurs disciples immédiats, témoins de Jésus-Christ.

On peut certes le croire, mais on peut aussi le con­tester [5], en cette époque de grands troubles, de sentiments et de passions déchaînés, d’imaginations exaltées, où les pieux mensonges étaient de la monnaie courante, et où les apocryphes pullulaient chaque jour, sans même qu’on puisse incriminer la bonne foi de leur auteur. Dans de telles condi­tions, le crédit que l’on persiste à accorder à la stricte rigueur historique des quatre Évangiles canoniques, choisis entre beaucoup d’autres primitivement révérés, repose, il faut le reconnaître, bien plus sur un critère de foi que sur des argu­ments de raison. Les catholiques le reconnaissent aux-mêmes d’ailleurs.

Il est pourtant un point essentiel sur lequel les théolo­giens me semblent avoir raison. L’époque, ai-je dit, était de grande incertitude et de trouble. Elle rendit les esprits sensibles à ces phénomènes de l’ordre psycho-physique qui survinrent apparemment aux alentours de l’an 30 de notre ère et que l’on nomme les apparitions du Christ, dit ressuscité des morts. À ces apparitions spectaculaires, il serait difficile de ne pas ajouter foi : 1° en raison de la conver­gence des témoignages de ceux qui en furent les témoins directs et qui les rapportent – Saint-Paul fut le dernier témoin de ces apparitions et connut personnellement les autres apôtres; 2° en raison de l’importance historique de ces faits qui furent incontestablement la cause directe, immédiate, et le réel point de départ du mouvement chrétien dans le monde [6].

« Mais tout ceci n’a aucun rapport avec les années obscures de Jésus, seul objet de mon livre », objecterez-vous. Sans doute, Monsieur, mais vie publique et années obscures de Jésus se rattachent inséparablement à la chrono­logie véritable du Jésus historique, sur laquelle, je le répète, la tradition juive, dès les premiers siècles, s’opposait à la tradition chrétienne. Cette tradition juive, la reniez-vous ? Prudemment, vous préférez l’ignorer.

Vous m’objecterez que cette tradition juive est rejetée par la critique moderne. Examinons donc les raisons invo­quées par celle-ci.

La critique a rejeté la tradition juive parce que celle-ci fut formulée dans des pamphlets talmudiques, écrits tardi­vement (ils datent du deuxième siècle de notre ère) et manifestement inspirés par une haine violente contre le Christia­nisme. Ces pamphlets, au surplus, se discréditent eux-mêmes, dit-on, par les infâmes calomnies qu’ils n’hésitent pas à lancer contre la Sainte Famille.

Faisons remarquer tout d’abord que la rédaction tardive de ces écrits n’est pas un argument sérieux contre l’ancienneté de la tradition qu’ils relatent. Une tradition orale peut se transmettre fidèlement de bouche en bouche durant des siècles avant de se fixer dans une version écrite. Le fait est courant dans tout l’Orient.

Quant aux calomnies qu’ils propagent dans leur haine du Christianisme, on peut les repousser du pied avec mépris, bien qu’il faille reconnaître que l’Évangile selon Saint-Matthieu semble leur accorder quelque consistance, lorsqu’il écrit que « Joseph, qui était un homme juste, trouvant sa fiancée enceinte, ne voulant pas la déshonorer, songeait à la renvoyer en secret ». Suit l’épisode de l’Annonciation de l’Ange à Marie. Qu’est-ce à dire ? La question, on le conçoit, est infiniment délicate, principalement en raison de la perversion totale, quoique inconsciente, de nos jugements humains, tous faussés radicalement par nos préjugés conven­tionnels et déformateurs.

À supposer qu’un insondable destin ait permis que Marie devint la victime innocente des violences d’un soldat romain, sa pureté d’âme en eût-elle été diminuée, son inté­grité morale en eût-elle subi la moindre atteinte ? N’en fut-elle pas sortie au contraire plus illuminée par l’épreuve même ? Quand nos pauvres petites religieuses belges furent odieusement violées par les brutes congolaises, ne peut-on, ne doit-on, pas supposer que leur « aura » invisible reçut, en dépit de la meurtrissure de la chair, et en raison même de leurs souffrances héroïquement endurées, reçut, dis-je, un afflux intérieur de force spirituelle, un surcroît plus éclatant de lumière divine, exaltant, transfigurant leur âme martyre ?

Hélas ! les jugements des hommes sont ici à l’inverse des jugements de Dieu !

Laissons ce problème. La question qui se pose est celle-ci. Les reproches mérités que l’on fait aux récits talmu­diques [7] suffisent-ils pour que l’on déclare dénués de toute valeur historique les précisions chronologiques et bio­graphiques qu’ils nous apportent concernant la vie réelle de celui qui devint le héros chrétien, ces précisions étant la substance même de la tradition juive qui nous les transmet ? Rappelons celle-ci brièvement, d’après le philosophe Celse (2e s. apr. J.-Ch.), qui s’en inspire : Elle fait naître Jésus sous Alexandre Jeannée, qui fut roi de Judée de 104 à 78 avant Jésus-Christ. Elle relate dans un style le plus souvent allégorique et imagé que, sous le coup des persécutions édictées par ce prince contre les Initiés, Jésus accompagné par son Maître palestinien dut fuir à Alexandrie, où il séjourna et s’initia à la Sagesse de la Grande Égypte; puis que, plus tard, revenu au pays, il fut mis en jugement, flagellé comme séditieux, lapidé comme blasphémateur à Lud ou Lydda; finalement suspendu sur une croix en forme de fourche, où il expira la veille de Pâques de l’an 66 avant notre ère…

Que la critique moderne ait rejeté cette version comme purement légendaire, la chose se conçoit, bien qu’aujour­d’hui même la découverte des manuscrits de la Mer Morte nous ait révélé l’existence, à cette même époque, de ce mystérieux « Maître de Justice », dont la vie, la mort, le caractère – son nom est sacré ; il meurt victime du haut clergé de son temps, comme Jésus de Nazareth; il est, comme lui, grand justicier à venir, fondateur, comme lui, de la Nouvelle Alliance (l’Église) avec le même règlement institutionnel, il prêche la même morale, etc. – préfigure de façon spectaculaire le héros chrétien, ainsi que nous l’a montré le professeur Dupont-Sommer.

Comment supposer qu’un nom si sacré, qu’on ne peut ni le prononcer ni l’écrire, que des qualificatifs tels que « grand justicier à venir » et d’autres pareils, puissent être appliqués au premier pieux personnage venu de cette époque, tel Onias-le-Juste, par exemple, et ne doive pas être exclusivement réservé à un personnage unique, hors de pair, le Jésus historique, considéré de son vivant même comme le Messie attendu d’Israël ?

Il ne peut vous échapper, Monsieur, que si ce mysté­rieux personnage ne cadre pas, chronologiquement parlant, avec le Jésus de l’Évangile, il s’accorde parfaitement au contraire, de ce même point de vue chronologique, avec le Jésus de la tradition juive, à telle enseigne qu’il parait bien difficile à ne pas identifier les deux personnages. Et si la critique persiste néanmoins à se montrer récalcitrante à cette conclusion, il est pour le moins surprenant de voir un Juif orthodoxe négliger complètement cet apport nouveau qui vient confirmer de façon si heureuse la vieille tradition juive concernant Jésus, tradition que, dès les premiers siècles, jugeaient valable ceux de votre race et de votre religion.

Antidater d’un siècle l’existence de Jésus ne rencontre d’ailleurs pas des objections insurmontables. Mais ce n’est pas le lieu ici de développer ce point.

Vous ne vous étonnerez donc pas, Monsieur, que nous ayons été surpris et déçu de ne vous voir apporter aucune lumière supplémentaire, attendue de vous, sur les précisions historiques de la vieille tradition juive, ni sur les influences subies en son adolescence par le Maître Chrétien, en dehors de celles toutes cléricales et routinières que vous dites. C’est donc dans les arcanes de votre propre religion qu’il nous faut, à nous profanes, et malgré vous en quelque sorte, chercher cette lumière !

J’ai dit qu’à vous lire il me semblait que c’est moins au Dieu qui s’exprime par la voix des Prophètes que fut initié l’enfant Jésus dans l’enseignement qu’il reçut à la synagogue qu’au Yahvé de la Bible, le Dieu exigeant, jaloux, et cruel de la tradition populaire, Dieu terrible et devant lequel chacun doit trembler !

C’est au point qu’on peut se demander si l’hérétique Marcion n’avait pas raison en supposant le monde créé par le Dieu du mal, auquel se serait opposé le Dieu du bien, le Dieu rédempteur, représenté par Jésus. Il appartenait en effet au peuple d’Israël d’avoir anthropomorphisé aussi naïvement le Dieu Unique au point de le concevoir sinon tout à fait comme un Dieu bourreau, un Dieu féroce et qu’il nous faut aimer quand même, du moins comme un homme au visage sévère, implacable, à l’épiderme ultra-sensible, intéressé par nos moindres actions, sensibilisé par nos moindres pensées et prières, exigeant les hommages constants de ses créatures. N’est-ce pas cet anthropomor­phisme puéril que professait au temps de Jésus le judaïsme officiel, lequel enveloppait la notion divine dans ces naï­vetés, propres aux peuples primitifs, et de nature à inspirer surtout la crainte, cette crainte panique du Dieu vindicatif qui imprégnait encore toutes les mentalités juives et dont le Christianisme lui-même n’a pas réussi à nous délivrer entièrement ? (La crainte de Dieu ne continue-t-elle pas à prévaloir sur l’amour dans la religion de l’immense majorité des Chrétiens ?) Ne sort-elle pas aussi de l’imagination d’un enfant romanesque cette idée d’un Dieu hâtant de 974 ans la Révélation de la Loi, pour prévenir une aggravation de la perversion humaine ?

Passons sur ces enfantillages. Comment supposer qu’une personnalité de l’éminence spirituelle de Jésus, unique dans l’Histoire, peut-on dire, n’aurait été soumise qu’à la minutie des prescriptions rituelles, des pratiques, et des croyances superstitieuses de son temps, alors que les plus hautes lumières de la Sagesse de son pays lui seraient demeurées voilées ? Ou bien faut-il conclure de votre livre qu’en dehors même de l’enseignement public de la syna­gogue et des commentaires des Rabbins, le judaïsme ne contenait dans son sein aucun centre supérieur d’initiation pouvant mener l’homme à la Sagesse véritable ?

Pourtant ces centres supérieurs, nous les connaissons (Esséniens de Palestine, les confréries mystiques de la Mer Morte, les thérapeutes d’Égypte). C’était aussi et surtout ce centre éducatif supérieur qu’était alors, je l’ai dit, l’école juive d’Alexandrie. « Aristobule et Philon le juif y avaient été les premiers à s’opposer aux conceptions anthropomor­phiques des juifs de Palestine », nous dit Jean de Pauly [8]. Mais, par dessus tout, – et vous ne pouvez l’ignorer – il y avait ces centres secrets d’initiation supérieure, où étaient révélés les arcanes de la Kabbale, l’école des prophètes, la Sagesse secrète d’Israël.

L’antiquité pré-chrétienne de la Kabbale ne peut plus être sérieusement contestée de nos jours, en dépit de la rédaction tardive du Sepher Yetzirah et au Zohar qui s’y rapportent et sur laquelle la critique persiste à disputer.

L’antiquité d’une tradition, ai-je dit, n’est pas controuvée par une rédaction tardive. Jean de Pauly (op. cit.) écrit à ce sujet, dans sa préface : « À part l’Ancien Testament, les règles du devoir et l’interprétation de la Loi étaient livrées à la mémoire et se transmettaient de bouche en bouche jusqu’au deuxième siècle de l’ère vulgaire, où Rabbi Juda, surnommé « le saint maître », voyant l’autorité des grands docteurs, vrais dépositaires de la Loi, s’affaiblir de jour en jour, et craignant que la dispersion du peuple juif ne déterminât un schisme, convoqua un synode composé des plus grands théologiens de l’époque, qui rédigèrent par écrit le premier compendium de la foi, intitulé Mischnâ… Un siècle à peine s’était écoulé, que l’on sentit le besoin d’expliquer par des commentaires, soit le principe posé, soit l’intention précise de ceux qui l’avaient établi. Ce sont ces commentaires qui constituent le Talmud. »

Si cela est vrai pour les écrits qui traitent de l’enseigne­ment exotérique de la Bible, à fortiori est-ce vrai pour le Zohar et le Sepher Jetzirah, qui se réfèrent à sa gnose, la Kabbale [9].

Pour s’assurer d’ailleurs de l’antiquité de la Kabbale, il suffit de lire Saint-Paul, dont les épîtres fourmillent de termes, d’expressions, d’allusions à cette sagesse secrète d’Israël. Tout son langage prouve à l’évidence que le grand Apôtre était un initié à la Kabbale. Après sa conversion, c’est le Christianisme lui-même qu’il représente comme un « mystère », dont il ne peut être parlé, dit-il, qu’entre « parfaits » (initiés). Aussi se refuse-t-il à dévoiler le mystère chrétien à ses correspondants « trop petits enfants encore dans la foi pour le comprendre ». Il s’adressait pourtant à l’Église de Corinthe, tous chrétiens baptisés et ayant reçu le Saint-Esprit dans le sacrement de confirmation.

Il n’est pas de ma compétence de préciser les vérités supérieures que Jésus, sorti de l’adolescence, put retirer de son initiation à la Sagesse Kabbalistique. Mais il est un point toutefois que nous pouvons retenir, parce que c’est 1′Évangile même qui nous y incite, les paroles de Jésus nous étant ici une indication, une révélation précieuse. Il s’agit du sort qui attend l’homme après sa mort. Qu’avait donc à nous apprendre à cet égard l’enseignement juif officiel ?

Vous nous le dites vous-même. L’homme tombait dans le « schéol », lieu triste, vague, sombre, mystérieux, où se retrouvait l’âme des défunts après qu’ils avaient dépouillé leur vêtement de chair. Nulle précision supplémentaire n’était donnée. Selon toute apparence, il s’agissait d’un lieu psychique plutôt que physique. Sans doute, était-il aussi parlé du « sein d’Abraham », où se rendaient les âmes des justes, qui mouraient en la foi d’Israël. Mais là également la notion demeurait vague et imprécise.

Il semble toutefois qu’il y ait eu autre chose encore, une croyance eschatologique barbare, que les Juifs auraient rapportée de leur captivité de Babylone, la croyance chal­déenne en la « résurrection de la chair », à la fin des temps. Les corps défunts devaient un jour ressusciter de leur tombe! C’est même un fait curieux à constater, que les Juifs qui s’étaient montrés si rétifs au matérialisme Égyptien – dont les pratiques d’embaumement des corps impliquaient la croyance à la survie des défunts dans le corps momifié acceptèrent au contraire si facilement la croyance, non moins matérialiste, en cette résurrection de la chair. Ils l’accep­tèrent pourtant, puisque c’est du judaïsme que la croyance passa au Christianisme, où elle se traduisit dans le culte des morts dans nos cimetières où c’est moins le culte de l’âme immortelle qui est envisagé que celui des corps des défunts qui doivent « ressusciter » au dernier jour.

Que représentait donc en fait cette doctrine chal­déenne ?

Elle était manifestement une déformation matérialiste de la belle, antique et universelle vérité de la Sagesse ésoté­rique, la renaissance périodique de l’âme humaine dans des corps nouveaux, dans des personnalités successives, doctrine impliquant à la fois la préexistence de l’âme à sa naissance actuelle, et ses réincarnations futures au cours du temps, jusqu’au jour où ayant atteint sa perfection sur terre, l’être humain peut s’évader de sa condition terrestre pour atteindre sa libération finale dans le sein de Dieu, sa patrie originelle, son Ciel véritable.

Sagesse ésotérique universelle, disons-nous, avec cette différence toutefois qu’enseignée publiquement dans les Écritures sacrées de l’Inde antique, elle demeura toujours strictement ésotérique dans tout l’Occident, c’est-à-dire tenue sous le boisseau, exclue ou en marge discrète des religions officielles, réservée aux initiés des Mystères (orphiques et Eleusiniens) ou aux disciples des écoles éclectiques, pytha­goriciennes, platoniciennes, hermétiques, etc.

Mais les Juifs, eux, l’ignoraient, la condamnaient, dira-t-on ! Nullement. Sans doute était-elle formellement rejetée par les Sadducéens, les Matérialistes juifs de ce temps. Mais les Pharisiens y croyaient en partie, puisque nous voyons l’historien Josèphe leur reprocher précisément de ne l’ad­mettre qu’en faveur des seuls gens de bien. D’autre part encore, ces mêmes historiens juifs nous révèlent que cette doctrine palingénésique était la croyance traditionnelle des Esséniens. Bien entendu, elle était aussi l’enseignement secret de la Kabbale.

Mais que put être à cet égard la pensée et l’enseigne­ment de Jésus lui-même ? Il semble qu’il soit nécessaire de tenir compte de la mentalité susmentionnée, répandue parmi les Juifs de son temps, pour juger sainement des nombreux passages évangéliques nous révélant la vraie pensée du Maître. On en conclura que si cette loi des renaissances n’était pas enseignée en public par Lui, elle faisait certai­nement partie des enseignements qu’il donnait en particulier à ses disciples.

Je me bornerai à citer à nouveau deux de ces épisodes. Le premier est le dialogue avec Nicomède : « Personne ne peut voir le royaume de Dieu », dit Jésus, « s’il ne naît à nouveau ». – « Comment peut renaître un homme vieux », réplique Nicomède. « Peut-il rentrer dans le sein de sa mère » ? Et Jésus répond : « L’homme doit renaître d’eau et d’esprit ». Et il ajoute : « Eh quoi, tu es docteur en Israël et tu ignores ces choses ? » – L’eau, dans le langage symbolique des Écritures représentait la matière, le corps; l’esprit c’était la conscience. Il s’agissait donc d’une véritable renaissance en une personnalité nouvelle.

Dans une autre circonstance, celle de l’aveugle de nais­sance, les disciples posent au Maître la question : « Cet homme a-t-il péché avant sa naissance pour être né aveugle ? » Question qui présuppose nécessairement la pré­existence de l’âme avant la naissance, c’est-à-dire dans une précédente existence.

Mais l’épisode le plus caractéristique est, je l’ai cité précédemment, celui concernant Jean-Baptiste. Les disciples interrogent le Maître au sujet du précurseur, et Jésus leur répond positivement : « Il est cet Élie qui devait venir ».

En une autre circonstance encore, interrogé sur le même sujet, Jésus répète : « Mais je vous dis qu’Élie est déjà venu, qu’ils ne l’ont pas reconnu et qu’ils l’ont traité comme ils l’ont voulu ». Les disciples comprirent alors, commente l’Évangile, « qu’Il leur parlait de Jean-Baptiste ». Or Jean-Baptiste étant, au vu et su de tous, le fils de Zacharie et d’Élisabeth, que peut signifier ce passage, sinon qu’Élie s’était réincarné dans la personne de Jean-Baptiste [10]. Et le plus curieux encore de ce passage, c’est que Jésus semble ici désavouer par ses paroles mêmes une pratique courante de la Pâque juive.

Dans le repas pascal, en effet, une place libre était toujours réservée au prophète Élie, l’annonciateur du Messie, dont on attendait le retour. Pratique désormais sans objet, déclare le Christ, Élie est déjà revenu dans la personne de Jean-Baptiste.

La foi réincarnationniste exista donc, comme en marge de l’enseignement officiel, dès les premiers temps de l’Église. La liturgie emploie elle-même la formule : « vita venturi saeculi », formule équivoque, car elle peut s’entendre aussi bien dans son sens littéral, la vie du siècle à venir, que dans son sens symbolique de Vie éternelle. Saint-Jérôme reconnaissait d’ailleurs que la loi de la préexistence était enseignée comme une vérité traditionnelle à un petit nombre d’initiés depuis les temps les plus reculés et il recommande de ne la point divulguer (Épis. ad Demetriac). Mais pour­quoi alors cette recommandation du silence ? Parce que l’Église ne tarda pas à la déclarer hérétique, la jugeant contradictoire avec le dogme proclamé de la résurrection de la chair, c’est-à-dire du corps des défunts, au jugement dernier. Et voilà pourquoi elle condamna Origène, qui professait la croyance à la préexistence de l’âme et à sa renais­sance dans un corps nouveau.

Mais il est temps de conclure et c’est encore à cette même tradition juive – dont vous semblez faire fi, Monsieur – que je me reporterai pour souligner une circonstance où Jésus résista nettement à cette pression de la mentalité juive, dont il avait subi l’empreinte dès son jeune âge. Ce n’est pas seulement à l’âge de douze ans, en effet, qu’il prit sur lui d’enseigner les docteurs, ainsi que nous le rapporte l’Évangile. La tradition juive nous le montre également à l’âge adulte, durant le séjour qu’il fit à Alexandrie, s’oppo­sant avec calme à son maître juif, lequel lui reprochait avec aigreur d’admirer (bien qu’il y mît des réserves) la Sagesse de l’Égypte « cette terre de servitude et d’exil », disait le Maître irrité. Jésus lui fit alors cette admirable réponse : « Il n’y a pas de servitude pour les enfants de Dieu et la terre qui les porte est toujours la terre d’Israël ». Dès avant sa vie publique donc il opposait l’universalisme de son enseignement au particularisme sectaire des Juifs. Aussi cette réponse lui valut-elle une brouille définitive avec son Maître.

Il serait tout à fait puéril et ridicule de ma part de prétendre inférer de ces quelques exemples d’opposition formelle d’enseignement des conclusions excessives, en niant l’importance formatrice de la pensée juive sur l’âme de Jésus enfant et les lumières qu’il tira d’une compréhension plus profonde de la Bible. J’ai insisté au contraire sur les lumières supérieures de la Sagesse juive auxquelles il fut initié.

Sans doute, Jésus nous a-t-il apporté son propre enseignement original, trop fréquemment et trop nettement opposé aux pratiques de la morale juive courante (œil pour œil, dent pour dent) pour qu’on puisse lui contester son mérite et refuser de lui reconnaître, sinon une originalité absolue, du moins cette Sagesse éternelle, la Sagesse ésoté­rique, méconnue, oubliée, foulée aux pieds par les ortho­doxies cléricales. Jésus a résumé lui-même l’essentiel de cette Sagesse éternelle : Amour de Dieu et du prochain, sans distinction de race ou de croyance, paix aux hommes de bonne volonté, pardon des offenses, rendre le bien pour le mal, aimer ses ennemis, faire du bien à ceux qui nous haïssent.

En conséquence, « il n’y a plus ni juifs, ni gentils », s’écrie Saint-Paul. Hélas, et à vous lire, Monsieur, Juifs comme Chrétiens, nous sommes loin encore de cet idéal !

Néanmoins, l’apport juif demeure considérable dans l’enseignement nouveau. Jésus lui-même ne proclame-t-il pas qu’il n’était pas venu pour détruire la Loi, mais pour lui donner un complément (adimplere) ?

Et tout l’admirable sermon sur la Montagne ne se retrouve-t-il pas aussi bien, quoique éparpillé, pourrait-on dire, non pas seulement dans le Talmud, mais dans la Bible elle-même ? [11].

Le mérite de Jésus fut de rassembler ces préceptes épars, et trop oubliés, de les réunir en un seul bouquet, d’en souligner la valeur essentielle, de les avoir rappelés en un langage lapidaire.

Permettez-moi, Monsieur, avant de terminer, d’émettre encore une dernière critique – la dernière et pourtant la plus importante peut-être. Je la formule en dernier lieu, car, à première vue, elle parait étrangère au sujet que vous traitez. Et pourtant ?

Il semble, à vous lire, que vous viviez dans un monde clos. En effet n’en est-il pas pour vous, aujourd’hui encore, tout comme il en était pour les vôtres il y a 2.000 ans ? Juifs et Chrétiens d’un côté de la barricade, païens, agnos­tiques, idolâtres, de l’autre ? Certes, ceci était déjà faux au temps de Jésus, puisque toujours il y eut des hommes de bonne volonté dans tous les camps. Ensuite, par delà cette barrière extérieure du paganisme maudit, il y avait cette science secrète des Mystères, cette Sagesse ésotérique que vous ignorez, et d’autant plus dans le dit paganisme que vous la méconnaissez même dans vos propres traditions. Mais, aujourd’hui, nos œillères sont tombées. Il y a 2.000 ans, nos horizons se bornaient aux rivages méditerranéens, aujourd’hui ils se sont étendus au monde entier. Et alors la question se pose. Que pensez-vous par exemple de la spiri­tualité Hindoue ? De ses six systèmes de philosophie, points de vue opposés, mais complémentaires, sur l’Univers ? Comment jugez-vous la personne, la pensée et le rôle joué en Asie par le Bouddha historique ? Comment jugez-vous aussi ces ouvrages magnifiquement inspirés, aussi antiques et véné­rables que la Bible, que sont les Upanishads et la Bhagavad Gita ? J’arrête ici le flot des questions.

Votre réponse paraît simple : vous les ignorez, vous les écartez, cela n’existe pas. Aucune allusion ne laisse sup­poser que vous y ayez le moindre égard. Une telle attitude est simpliste. Comment ne nous ferait-elle pas sourire ?

Revenons au judéo-Christianisme. Vous opposez le monde sacralisé des Juifs au monde désacralisé que le Chris­tianisme a eu pour mission de resacraliser, dites-vous. Comme si le caractère sacré de l’univers dépendait essen­tiellement d’une religion extérieure qui le proclame ; comme si sa reconnaissance par l’individu était le fruit d’une auto­rité extérieure qui l’impose, et non de l’autorité intérieure de l’âme illuminée par le Rayon divin, a quelque climat d’ailleurs qu’elle appartienne !

Bien loin de moi, Monsieur, l’absurde prétentionqui vous ferait, sourire à votre tour – d’être moi-même un découvreur de vérité ! Dans le passé, dans le présent, où est la Vérité ? Qui nous la montrera ? Il semble qu’elle soit encore bien loin de nous, hors d’atteinte de l’homme, et que toutes nos petites vérités particulières, historiques, philosophiques, religieuses, scientifiques, ne soient, toutes pareil­lement, que des reflets, des symboles, des approximations passagères imparfaites et lointaines de quelques aspects de l’unique Vérité aspects variés, multiples, divergents, complé­mentaires, et qui la déforment plus souvent qu’ils ne nous la révèlent. Car la Vérité c’est l’Unité transcendante et divine de l’Être et ce n’est qu’arrivés au sommet de la Montagne qu’il nous faut gravir qu’il nous sera donné de contempler dans la gloire la Vie totale, dans son harmonie suprême, dans son infinie splendeur, dans son insondable Unité. C’est de cette Unité suprême d’ailleurs que découle la grande Loi de solidarité de toute existence, la loi d’amour et d’entraide universels. Cette loi d’amour fut périodique­ment enseignée au monde qui la professa souvent du bout des lèvres, mais refusa toujours de la mettre en pratique, ou tout au moins la réserva strictement en la mettant au seul service d’un sectarisme de clan, de race ou de religion. L’humanité court ainsi à sa ruine, à sa perte, car la menace atomique subsiste et si les efforts des hommes de bonne volonté échouent devant l’égoïsme général et la perversité humaine, la possibilité ne peut être exclue, hélas, de voir l’histoire humaine se solder par un échec final, une catas­trophe planétaire. La terre, poussière cosmique, explosera dans l’espace, sans laisser d’elle aucune trace dans cet Infini éternel, auquel, par delà sa personnalité apparente, éphé­mère, l’homme réel appartient. Les fruits d’une longue évolution seront-ils alors perdus pour lui, et lui faudra-t-il recommencer sa lente, pénible et interminable ascension ? Ou bien son évolution en sera-t-elle seulement retardée et reportée dans les brumes indécises des éons futurs, perdus dans un insondable avenir ?

Dii avertant omen.

Monsieur, c’est parce que j’ai, comme vous-même, l’amour de la Vérité – bien que nous la percevions sous des formes et des angles différents – que je me suis permis de vous adresser mes vues personnelles sur votre livre. Veuillez, je vous prie, me pardonner ma liberté de langage et de critique, et recevoir l’assurance de ma déférente consi­dération.

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1 Saint-Justin : Dialogue avec Tryphon.

2 A fortiori en est-il ainsi de la version slave de Josèphe qui date du. IXe siècle de notre ère seulement.

3 Cette confusion avec d’autres personnages résulterait donc d’analogies dont certaines ne laissent pas d’être frap­pantes : le tremblement de terre qui, selon l’historien Josèphe marqua la mort de Jésus de Gamala et fut inter­prété par le peuple comme un présage de grands malheurs. On peut citer aussi l’analogie entre le récit de la passion et ce que nous raconte Philon-le-Juif au sujet d’un obscur personnage d’Alexandrie, qui se disait roi et d’origine divine, et s’appelait Carabas (Barabbas ?), on lui mit sur la tête une feuille de Papyrus en guise de couronne, une natte grossière sur les épaules comme manteau royal, un sceptre entre les mains : il fut objet de dérision, la solda­tesque fléchit le genou devant lui et le moqua, etc. (Voir Daniel Masse, « Mercure de France », avril 1923.)

4 Un parallélisme aussi a été établi avec les épisodes de la vie du Bouddha et d’autres initiés.

5 Les épîtres de Saint-Paul laissent entendre de nombreuses divergences entre lui et les autres apôtres : il dénonce même de faux apôtres, sans les nommer !

6 Si l’on accepte donc comme hypothèse la version juive du Jésus historique, trois-quart de siècle auraient séparé la mort de Jésus de ses apparitions posthumes. Les Évangélistes auraient rapproché dans le temps ces deux événe­ments. Il est curieux de faire remarquer à ce propos que les critiques indépendants de la valeur d’Alfred Loizy et Charles Guignebert, émettent tous deux l’hypothèse que toute l’histoire évangélique, ainsi que le choix même des apôtres, remonteraient à partir du Christ ressuscité, autre­ment dit du Christ des apparitions. Au surplus, tels épi­sodes évangéliques, tels la transfiguration, ou Jésus mar­chant sur les eaux, s’expliquent mieux par une apparition, comme d’ailleurs la conversion de Saint-Paul lui-même sur le chemin de Damas. Quoiqu’il en soit, c’est par-delà les incertitudes historiques qu’il nous faut chercher la gran­deur des Évangiles, et l’éminence du Maître sublime auquel ils se référent. Son enseignement moral fut maintenu inté­gralement, mais, après ses apparitions post mortem (plus spectaculaires, mais analogues sans doute à celles de Lourdes, Fatima, Beauraing, etc.) sa personne fut déifiée et, à la fin du premier siècle, sa biographie fut romancée dans les Évangiles et apocryphes de ce temps.

7 D’après Eliphas Levi, il s’agit des auteurs talmudiques du Sota et du Sanhedrin, cités au Livre de la dispute de Jéchiel, et de pamphlets, le Nizzachon Vetus, le Toldos Jeschu, etc.

8 « La Cité juive », par Jean de Pauly (ch. I, p. 71), Orléans, Georges Michal, éd., 1898, précédé d’une dédicace au Cardi­nal Seraffini Cretoni.

9 Je me bornerai à citer ici les travaux des auteurs français sur le sujet : Ad. Franck, de l’Institut, Papus, et surtout le magnifique ouvrage de Paul Vulliaud, « La Kabbale Juive » (2 volumes, chez Émile Nourry, Paris, 1923), ouvrage com­mentant avec la plus grande érudition tous les travaux antérieurs des critiques juifs, allemands, espagnols, ita­liens, etc.

10 Soulignons que ce dialogue n’a pu être échangé qu’avec le Christ des apparitions (le Jésus historique étant, selon les Juifs, antérieur à Jean-Baptiste). Mais il est le reflet des discussions qui, à cette époque, opposaient les premiers chrétiens aux disciples de Jean-Baptiste.

11 Lévitique XIX, 18. Proverbes XXI, 21 – XXV, 21 – XXIX, 23. Psaumes XXXVII, II.