Alexandre Armel
Quand j’étais un autre...

(Extrait de la revue Autrement : La science et ses doubles. No 82. Septembre 1986) La vie est trop triste pour l’habiller courte. Mieux vaut disposer de quelques corps de rechange. Et les abandonner de temps à autre « comme on laisse un vêtement usé » (Bhagavad-Gîta). L’idée de réincarnation, qui fait l’objet d’une théorisation initiatique […]

(Extrait de la revue Autrement : La science et ses doubles. No 82. Septembre 1986)

La vie est trop triste pour l’habiller courte. Mieux vaut disposer de quelques corps de rechange. Et les abandonner de temps à autre « comme on laisse un vêtement usé » (Bhagavad-Gîta). L’idée de réincarnation, qui fait l’objet d’une théorisation initiatique cohérente dans les civilisations orientales, est censurée en Occident avant tout pour des raisons d’histoire religieuse.

Et quand on en « reparle » à l’occasion d’une mode de librairie, le même clivage se représente. A la limite, ça marcherait en Inde, mais pas chez nous.

Les objections rationnelles viennent ensuite. Quand on est mort, on est mort, et d’une. Tous les réincarnés se prennent pour Napoléon, or il n’y a qu’un seul Napoléon donc tous les réincarnés sauf un sont des menteurs, et de deux. Corollaire : les réincarnées se prennent toutes pour Marie-Antoinette, or il n’y a, etc. Si c’était vrai, ça se saurait, et de trois.

A quoi les fervents des existences-à-la-chaîne répondront qu’il y a des réincarnés très bien d’origine égyptienne (antique), cathare ou templière. Que réincarnation bien ordonnée commence par soi-même et qu’une expérience de régression sous hypnose est la meilleure façon de se sentir revivre.

Le vivant moyen conclura que tout ça est une histoire de dingues.

Le Dr Ian Stevenson (1918-2007) est psychiatre. Et même professeur de psychiatrie à l’université de Virginie. Depuis bientôt trente ans, il parcourt le monde pour recueillir ce qu’il appelle prudemment « des cas suggérant la réincarnation ». Le thème central de ses enquêtes : la continuation chez un enfant d’une personnalité précédente, morte quelques mois ou quelques années auparavant.

C’est le sujet de son maître-ouvrage, traduit récemment sous le titre : Vingt cas suggérant le phénomène de réincarnation. On est très loin de la littérature délirante paraissant habituellement là-dessus, à tel point que le très sérieux Journal of the American Medical Association s’est fendu du commentaire suivant : « Au sujet de la réincarnation, Stevenson a rassemblé soigneusement et sans parti pris une série de cas détaillés… Les faits rapportés s’expliquent difficilement par toute autre hypothèse que celle de la réincarnation. »

Une fois que l’on est habitué au mot, on tente de se projeter dans le processus pour tenter de lui conférer quelque vraisemblance. Chacun s’aperçoit alors qu’il recèle un modèle de sa propre survie à lui-même. Avec les enthousiasmes ou les résistances qui en découlent à l’égard de l’approche Stevenson. Ce dernier inaugure d’ailleurs un nouveau mode de discussion scientifique puisqu’il inclut dans la discussion de chaque cas, à statut égal, les argumentations cartésiennes et non cartésiennes. Toutes hypothèses partielles considérées, le modèle le plus consistant a pour thèse centrale « la présomption qu’au moins une partie de nous-mêmes survit à la mort ».

Mais survit dans un corps, et dans un milieu accessible à l’observation directe. L’investigation de Stevenson n’a pas d’ancrage de méthode dans l’occulte, ni ne vise à en cautionner les finalités. L’objectif est avant tout une remise en cause des théories orthodoxes de la personnalité en psychiatrie. Le potentiel génétique, les influences du milieu, n’expliquent pas tout. La psychanalyse y avait ajouté certains événements précoces. Pas assez précoces dans bien des cas. Les faits qui intéressent Stevenson pour l’explication de certains traits de personnalité ou de comportement sont des faits antérieurs à la conception de l’enfant et étrangers à la mémoire parentale.

On ne pourra donner ici une juste idée de la minutie d’enquête et de recoupement qui vaudrait à elle seule de lire Stevenson. On se contentera donc d’exemples hors contexte pour illustrer le propos. Quand une fillette manifeste une intense phobie de l’eau et des autocars, on peut bien sûr faire parler la symbolique. Mais quand elle vous amène sur les lieux où « elle » est morte noyée en voulant éviter un autocar, et que tout un village se souvient…

On laissera de même les guillemets de précaution et autres circonlocutions : dans sa prétendue vie précédente, la supposée personnalité antérieure aurait, etc. Comme le remarque Stevenson, ses sujets présentent des performances de mémoire et de reconnaissance tout à fait impressionnantes, c’est l’aspect informationnel. Mais il y a une tonalité émotionnelle, dans leurs réminiscences et leurs retrouvailles avec leur milieu antérieur, qui ajoute à la vérification « policière » des faits un coefficient d’authenticité inimitable. L’aspect vécu, quoi…

La principale résistance rencontrée par Stevenson dans les milieux scientifiques consiste à lui reprocher de travailler sur des échantillons biaisés. Dans les pays hindouistes ou bouddhistes, la réincarnation est partie intégrante de la culture religieuse et donc naturellement admise. Mais d’une part le phénomène en soi n’est pas considéré comme vraiment souhaitable (l’idéal serait plutôt d’échapper à la réincarnation, à ce que l’on appelle péjorativement « la ronde incessante des naissances et des morts ») ; d’autre part le fait qu’un enfant se souvienne d’une existence précédente le prédispose, croit-on, à mourir jeune. Contre toute attente, donc, on fait souvent un très mauvais accueil aux allégations d’un « réincarné » dans les contrées où la croyance est le plus répandue. Stevenson dispose d’ailleurs de nombreux cas occidentaux qui recoupent les observations recueillies en Orient ou ailleurs. Mais les risques d’affabulation sont plus élevés et la surinformation médiatique rend quasiment impossible le contrôle des sources réelles d’une allégation. Ce qui est au contraire relativement aisé lorsque l’enquête se déroule dans des communautés à la fois fermées sur elles-mêmes et fortement structurées. On est alors certain que l’enfant retrouvant une famille antérieure n’a pu l’étudier autrement qu’en… y appartenant. Lorsqu’un marmot de quatre ans assume le rôle du grand-père dans une famille indienne, dont les règles et les préséances sont hyper-codifiées, ses ex-parents savent immédiatement s’il est le grand-père tel qu’en lui-même.

L’épreuve de reconnaissance ne s’arrête d’ailleurs pas là. Stevenson et ses enquêteurs locaux vérifient tous les dires du sujet auprès des voisins et amis de la famille, cherchant les témoignages de médecins, d’instituteurs et autres notables susceptibles de fournir une information un peu « distanciée ». Un protocole de reconnaissance des objets est organisé de manière à éviter tout subterfuge, et très souvent les parents de l’ancienne ou de la nouvelle famille essaient de piéger l’enfant en l’induisant à de fausses reconnaissances. Stevenson ne conserve bien sûr que les cas où le sujet a surmonté tous ces obstacles. Encore n’est-ce que la première partie de l’enquête.

De retour aux États-Unis, il va constituer un dossier après discussion avec des collaborateurs de toutes disciplines. Le traitement sur ordinateur permet d’évaluer la force relative de chaque cas et d’élaborer un prototype du « phénomène suggérant la réincarnation ».

Par-delà les variantes (taux de changement de sexe d’une vie à l’autre ou de mort violente selon les régions du globe), une constante mérite l’attention. C’est vers deux ou trois ans que l’enfant émet ses premières affirmations sur sa vie antérieure, et c’est vers cinq ou six ans qu’il cesse d’en parler spontanément s’il n’a pas réussi à convaincre son entourage. Tâche parfois méritoire, car certains parents n’hésitent pas à frapper l’enfant qui insiste, craignant qu’il ne soit repris par l’« autre » famille. Chienne deux vies !

Stevenson correspond avec les enquêteurs locaux pour obtenir d’éventuels éléments manquants et surtout se tenir au courant de l’évolution de chaque sujet. Quelques années après sa première visite, il retourne sur les lieux pour rencontrer à nouveau tous les protagonistes de la première enquête. Si les discordances avec la première approche sont trop nombreuses, il considère que le cas est suspect. Sinon, il peut le faire entrer dans la modélisation générale.

Stevenson aurait fait un très bon flic. Beaucoup de ses dossiers sont d’ailleurs des affaires quasi policières dont il tirera de précieux renseignements par la voie judiciaire ou médico-légale. Un cas saisissant est celui d’un enfant qui avait été égorgé par deux sinistres individus de son quartier. Les deux meurtriers avaient été suspectés et arrêtés, puis relâchés faute de preuves. Trois ans plus tard, dans un autre quartier de la ville, un enfant se met à raconter sa vie antérieure et son assassinat. Tout sera vérifié point par point. Mais de surcroît, l’enfant reconnaîtra par hasard, en plein milieu d’une foule, l’un de ses meurtriers. Dont il jure de se venger…

C’est d’ailleurs une règle très générale que l’enfant se rappelle avec acuité les détails relatifs à sa mort. D’où par exemple la phobie des armes, instruments ou substances ayant pu la provoquer. Mais les circonstances du décès laissent parfois des traces… sur le nouveau corps, ce que Stevenson appelle des birthmarks, des marques de naissance. Dans l’exemple qui précède, l’enfant portait au cou une cicatrice semblable à celle qu’aurait laissé un rasoir, instrument avec lequel il avait été tué. Stevenson a observé sur le corps de certains sujets des traces corroborant des comptes rendus d’autopsie : l’enfant avait fait le récit de sa mort sans même savoir qu’il portait des stigmates précis de l’événement.

Ces cas défient ouvertement la génétique, car il est impensable qu’ils soient liés à un mode de transmission héréditaire. Le même problème se pose avec les « aptitudes non apprises » : un très jeune enfant manifeste spontanément, en dehors de toute influence familiale, un talent spécifique qu’il n’a pu acquérir par apprentissage. Il ne s’agit pas d’un « don » intellectuel ou artistique plus ou moins favorisé par le milieu (Stevenson n’a pas eu de grande révélation en étudiant quelques cas de surdoués) mais d’un savoir-faire constitué que l’enfant explique en disant : « Je savais avant. » Exemple d’un petit Brésilien, conscient d’une vie antérieure de jeune fille, qui savait à trois ans se servir d’une machine à coudre mieux que la servante de la maison. Ou d’un garçonnet indien qui revisita toutes ses installations commerciales en expliquant sa gestion antérieure (boutiques, cinéma, hôtel) et en remettant en route une machine compliquée qu’on avait modifiée à son insu.

Il serait facile de multiplier les exemples. Nous n’avons voulu que pointer les diverses interrogations convergentes pour une problématique centrale : quelle est la relation entre personnalité et identité ? Et que deviennent les notions médiatrices de corps et de mémoire ?

Or Stevenson, possédant la double formation de psychiatre et de parapsychologue (appellation pour une fois justifiée) est en mesure de mener la discussion sur les deux fronts. C’est-à-dire de montrer que les catégories psychiatriques définissant les distorsions de la personnalité ne recouvrent pas les cas sélectionnés par lui comme relevant de la réincarnation. Et que d’autre part, les sources éventuelles d’information « paranormale » du sujet (télépathie, clairvoyance, etc.) ne lui permettraient pas d’incarner une personnalité continue d’une existence à l’autre.

Quel que puisse être le « véhicule » de cette continuité (on a parlé de « mémoire extra cérébrale », de « champ d’information » et, bien sûr, de « corps subtil »), le problème est que deux personnalités coexistent de façon cohérente dans un même corps sans qu’elles se contredisent ou s’excluent mutuellement (contrairement aux cas de schizophrénie ou de « possession », où il y a conflit d’identité). La vie antérieure et la vie actuelle ont une même consistance, l’enfant assume les deux en évaluant d’ailleurs ingénument leurs avantages respectifs.

Stevenson a recensé à ce jour près de deux mille cas. Les vingt qu’il a sélectionnés pour son livre sont les mieux documentés, mais pas forcément les plus forts. Il prépare un ouvrage sur les birthmarks qui posera le problème d’une manière plus directement biologique. Il sera sûrement instructif d’étudier les stratégies de réponse de ses collègues scientifiques, psychiatres et généticiens en particulier. Parce que le paradigme de « l’être humain » va s’en trouver quelque peu secoué. Comme nous le disait Stevenson lui-même : « L’intérêt de ces recherches serait de modifier profondément nos conceptions de responsabilité et d’évolution individuelle, surtout dans les relations parents-enfants. Aux États-Unis et en Europe, on considère l’enfant comme une sorte de produit fini issu du seul matériau génétique de ses parents. Dans le modèle des existences et des corps successifs, il faudrait lui reconnaître une personnalité propre, distincte des conditionnements ambiants. Parfois même admettre que l’enfant puisse être déjà plus évolué que ses parents… »

Retour à la discussion initiale : on n’a pas de preuve. Stevenson est le premier à y insister, et il en prépare une : un cadenas chiffré déposé dans le coffre d’une banque, et qu’il sera le seul à pouvoir réclamer et ouvrir lors de sa prochaine… lors d’une éventuelle réincarnation.

Retour chez les dingues. Charles de Gaulle affirmait être la réincarnation de Jeanne d’Arc (témoignage d’André Malraux). Et Napoléon Ier (avec un sérieux mortel, selon Talleyrand) tonna à plusieurs reprises être la réincarnation de… Charlemagne.

ALEXANDRE ARMEL

Ex-duc de Saint-Simon, futur Pullitzer