Robert Linssen
Krishnamurti

Comment arriver à la réalisation de cet état d’être naturel, extatique dans lequel l’individuel s’est peu à peu transmué en l’universel ? Comment le réaliser sans la méditation ? C’est la question qui se posent à tous ceux qui ont lu Krishnamurti. Cette question n’a pas à se poser. Krishnamurti ne nous a jamais dit de ne pas méditer. Mais sa position vis à vis de la méditation est différente des attitudes classiques. Et nous en déduisons arbitrairement qu’il s’oppose à la méditation. Bien au contraire. Pour lui, la vie doit être une méditation constante. Son appel continuel à un éveil de tous les instants, à une lucidité intensément éveillée à chaque seconde n’est-il pas la preuve d’une attention continuelle accordée au Réel.

Une autre présentation de Krishnamurti à ses débuts. Le langage qu’utilisait Krishnamurti était tel que R. Linssen l’avait décrit à l’époque comme un parfait advaïtin. Mais Krishnamurti s’éloigna de plus en plus des descriptions « positives » de la réalité pour se concentrer sur la nécessité d’une prise de conscience directe par l’homme de son fonctionnement dans la vie de tous les jours et sa libération de tout conditionnement.

(Revue Spiritualité. No 23. 15 Octobre 1946)

Publié sous le nom de Ram Linssen

L’enseignement de Krishnamurti présente une parfaite unité de fond depuis 1929. Il ne faut pas juger l’œuvre de Krishnamurti, en opposant des textes conçus lors d’une époque ou le grand penseur indou n’était pas intégralement lui-même et subissait la pression des milieux théosophiques qui ont présidé à son développement intellectuel et spirituel.

Les contradictions sont plus apparentes que réelles. Certains ouvrages de Krishnamurti ont été édites assez bien plus tard que la période de leur composition, et d’autres récemment écrits furent assez rapidement publiés. Ce fut le cas pour l’ouvrage intitulé le « Sentier », et pour « La réalité sans voie ».

A la question « Comment deux ouvrages du même auteur, de titres si contradictoires, que The Path et Pathless Reality peuvent-ils être publiés simultanément ? » Krishnamurti répondait : (Bul. int. ét. p. 147).

« L’un fût écrit il y a 6 ou 7 ans, l’autre tout dernièrement. Quand j’écrivis The Path, je divisais encore la vie, dans ce monde d’illusion. Maintenant, il n’est plus pour moi de division de la vie; elle est le tout; car la vérité est en toutes choses, dans chaque brin d’herbe, dans chaque pierre, dans chaque feuille, dans l’esprit et le cœur de tout être humain.

Cette vérité qui est dans l’esprit et le cœur de chacun n’a pas besoin de Sentier, ce qu’il faut pour l’atteindre, c’est la concentration, l’observation, l’examen de soi-même, la conduite juste c’est la manière d’agir dans la vie quotidienne qui vous y mène… Par la recherche continuelle, la contradiction, l’affirmation positive, vous atteignez finalement la vérité. Vous ne mettez plus en doute, vous ne demandez plus où est l’essentiel, vous n’êtes plus retenu prisonnier de l’avidité, de l’avarice, vous n’êtes plus attaché à la possession. Dans votre esprit se trouve cette tranquillité de la vie qui ne connaît pas de séparation; la pensée est sans limite, parce qu’elle a touché la source de Réalité, omniprésente, omnisciente, la vie elle-même en tout être humain ».

Mais si des contradictions évidentes pouvaient être relevées dans les œuvres de Krishnamurti, de 1924 à 1930, nous pensons qu’elles sont actuellement inexistantes.

Seule la forme change. Son expression se renouvelle sans cesse et exprime de ce fait, cette innovation continuelle inhérente à la Vie, Elle-même, dont Krishnamurti est le porte parole si fidèle, et éloquent.

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Voyons sommairement comment Krishnamurti répond à la question fondamentale : Quel est le but de l’existence individuelle ?

Krishnamurti nous le définit p. 72, mai 1930.

« La vie est création et la Nature recèle la vie — c’est-à-dire que tout ce qui est manifesté voile la vie en soi. Quand, dans la Nature cette vie se développe et se concentre dans l’individu, la Nature a rempli son but. Toute la destinée et la fonction de la Nature est de créer l’individu soi-conscient, qui connaît les paires opposées, qui sait qu’il est lui-même une entité consciente et séparée. Ainsi la Vie, dans la Nature, en se développant devient soi-consciente dans l’individualité éveillée et concentrée. C’est l’être séparé, l’individu soi-conscient, qui sait qu’il est différent d’un autre, dans lequel existe la distinction du « vous » et du « je ». Quand cette vie soi-consciente dans l’individu, retenue dans l’esclavage des limitations, connaissant la distinction du « vous » et du « je » s’est libérée de cette limitation, elle a atteint son but, elle s’est réalisée elle-même.

L’individualité n’est pas la perfection; elle n’est pas un but. Quand l’individualité s’est réalisée grâce à l’effort continuel, démolissant, arrachant la barrière de la séparativité, elle atteint la conscience de l’être sans effort.

Le but de la vie, c’est d’arriver par une suite d’efforts, de chaque jour, chaque minute, chaque seconde — à cet être pur qui est sans effort — qui ne connaît pas le sens de la séparativité de la conscience individuelle, car la conscience individuelle est l’effort. Quand vous comprenez qu’en vous même réside l’univers entier — c.à.d. l’Univers de la VIE, non seulement de la manifestation — par l’expérience qui porte au dehors, vous retournez inévitablement à la source de toute existence qui est en vous-mêmes. Vous devenez ainsi votre propre libérateur »…. (p. 72 à 75, 1930).

Krishnamurti nous incite déjà, ici à cette continuité d’éveil, d’alerte, il n’y a pas lieu d’opposer à cette attitude une attitude de non méditation ou de méditation. Krishnamurti s’est toujours opposé à la méditation occasionnelle, à « compartiment ».

Il n’envisage pas comme étant spirituel, l’homme qui ne consacre à la méditation que 5 minutes par jour.

Il s’est opposé à cet entraînement car il estime que par un tel rythme de vie, l’homme s’habitue, à son insu à fuir la vie, à ne vivre que dans le monde de ses pensées. Il crée de toutes pièces un univers dans lequel il se complait, et passe à côté de l’univers réel.

Krishnamurti proclame le danger de la systématisation de la vérité résultant des exercices individuels ou collectifs, quels qu’ils soient.

Après nous avoir défini que le but de l’existence individuelle est de s’accomplir en l’universel, en se libérant de la conscience de soi; il nous parle d’une Vie Pure, d’une Réalité Éternelle, sorte d’unité vivante sous jacente à la multiplicité.

Et la caractéristique de l’enseignement de Krishnamurti consiste dans l’accent qu’il met sur les propriétés les plus importantes de cette Vie.

Il ne se contente pas de nous la définir comme une abstraction métaphysique ni comme une unité, ni comme une Lumière. Il insiste sur ses qualités les plus essentielles : la spontanéité et le dynamisme.

Dynamisme et spontanéité, tels sont bien les deux termes qui résument le plus parfaitement l’enseignement de Krishnamurti.

La Vie étant dynamique et spontanée, tout l’enseignement de Krishnamurti s’applique à éliminer ce qui dans l’homme, — cet instrument de la vie — n’est pas dynamique mais statique. Il s’efforce de dépister tout ce qui en chacun de nous n’est pas spontané, mais calculé, convoité, corrompu par l’effort égoïste et l’intérêt.

Comment arriver à la réalisation de cet état d’être naturel, extatique dans lequel l’individuel s’est peu à peu transmué en l’universel ? Comment le réaliser sans la méditation ?

C’est la question qui se posent à tous ceux qui ont lu Krishnamurti. Cette question n’a pas à se poser. Krishnamurti ne nous a jamais dit de ne pas méditer. Mais sa position vis à vis de la méditation est différente des attitudes classiques. Et nous en déduisons arbitrairement qu’il s’oppose à la méditation. Bien au contraire. Pour lui, la vie doit être une méditation constante. Son appel continuel à un éveil de tous les instants, à une lucidité intensément éveillée à chaque seconde n’est-il pas la preuve d’une attention continuelle accordée au Réel.

Ce que Krishnamurti veut éviter par les méditations classiques, c’est de faire de nous des automates, qui ne réfléchissent profondément aux grands problèmes de l’existence que lorsqu’ils sont en dehors de l’action et des conflits qui surgissent à toutes les heures de la journée. La vie n’a pas à être divisée en grandes actions et en petites actions.

Krishnamurti nous incite au contraire à rester éveillés, au cœur même de toutes les actions. Il nous recommande d’opérer, à tout instant ce réajustement inlassable à la Vie Pure, à l’Être Pur, dont la totalité se trouve incluse dans chaque instant présent.

Le grand mérite de Krishnamurti consiste à prendre l’homme tel qu’il est, et de ne pas opposer une fin de non recevoir aux facultés que la Nature lui a données. C’est en portant celles-ci à leur plus haut épanouissement que l’homme parviendra à son ultime accomplissement.

Ces facultés, nous les exerçons tous. Qui au monde peut-dire qu’il n’a jamais aimé. Qui peut dire n’avoir jamais pensé. En cultivant la pensée et l’amour humain, en les élevant à leur plus haut sommet en les purifiant la qualité même de ces facultés intellectuelles et affectives sera divine.

Dans la mesure où l’homme se perfectionne intellectuellement, la compréhension de la grandeur de l’univers, la contemplation des immensités stellaires, l’observation de la nature parviennent à lui faire prendre conscience de la fragilité de sa vie et de son sens éphémère. Peu à peu, il s’insère à une plus juste place dans le monde. L’intelligence peut lui faire comprendre son unité avec le cosmos, son inséparabilité, son interdépendance relativement à tout ce qui l’entoure. L’amour de son côté, ayant vécu les souffrances et les déceptions de l’affection personnelle, égoïste, s’élèvera vers l’universalisation. Il englobera tous les êtres dans son élan. Un tel amour revêtira de plus en plus le caractère d’une sagesse transcendentale qui est intelligence pure. L’intelligence de son côté, embrassant toute chose, englobant l’universalité des apparences en une seule et même synthèse, aiguisera le sens de l’unité et de l’interdépendance, de la solidarité à tel point qu’elle deviendra amour.

C’est à la réalisation de cet équilibre, entre le cœur et l’esprit que s’attache toute une partie de l’œuvre de Krishnamurti. Tel est l’équilibre entre le jnana et bhakti yoga.

Non content d’affirmer la nécessité de l’équilibre de la raison et de l’amour, il insiste sur le développement des facultés créatrices dans l’homme. Il fait appel à la Vie sans forme. Il aspire à nous libérer de l’emprise des formes tout en vivant parmi les formes. Dans la réponse suivante p. 385, il se révèle ce que l’on nomme aux indes, « un advaitiste parfait ».

« Un sculpteur, s’il est un grand sculpteur, doit sans cesse avoir en pensée la vie ultime sans forme; il expérimente avec des formes, jusqu’à ce qu’il arrive à ne plus savoir exprimer cette vie qu’il a d’abord réalisée dans la forme. Un grand nombre créent sans avoir en vue le but ultime et ils restent captifs de leurs propres créations, ils sont mis dans les filets de la forme. Si vous voulez être de réels créateurs, créez à l’ombre de l’Éternité, tout en créant une forme manifestée, ne perdez pas la vision de l’Éternel, ou votre création ne pourra porter l’empreinte de l’Éternité.

J’affirme que l’œuvre du Bouddha, du Christ, de tous ceux qui ont accompli leur vie, est D’ÉVEILLER EN CHACUN LA VIE SANS FORME. Il faut à la majorité un objet tangible pour comprendre la vie que l’homme représente; la majorité a besoin de lois, de règlements, de dogmes, de religions, de soutien, de « gourous » etc. IL Y A UNE VIE ÉTERNELE ET SANS FORME, c’est de cette Vie que j’ai atteinte que je parle. »

Cette affirmation de l’existence d’une Vie éternelle et sans forme est d’une importance capitale dans l’enseignement de Krishnamurti. Elle découle tout naturellement de l’accent qu’il met sur le dynamisme et la spontanéité de la Vie.

Car qu’est ce que la Vie ? Il ne suffit pas d’affirmer qu’elle est un principe unique sous jacent à toute existence multiple, il ne suffit pas d’affirmer qu’elle est de nature divine. Ces définitions trop vagues et limitatives ne parviennent à donner que d’imparfaites et partielles caricatures d’une réalité qui échappe d’ailleurs à toutes les définitions. Krishnamurti est un amoureux de la Vie, et comme tel, il en respecte avec un soin extrême toutes les modalités. L’ayant réalisé en lui, il discerne, non par abstraction mentale, non par déduction métaphysique, toutes les caractéristiques. De ce fait, il se rend compte, de ce qui s’oppose à l’épanouissement de cette vie dans l’homme. Ayant lui-même rejeté tout le passé, il s’exprime dans un langage absolument nouveau.

Définir la vie est impossible. Mais à tout être libéré, il est possible de dépister chez autrui, quels sont les éléments qui s’opposent à la réalisation de cette vie. Il est plus commode de dire ce que la vie n’est pas que d’affirmer ce qu’elle est. Lorsqu’on dit que la Vie est éternelle, universelle et sans forme, de telles vérités peuvent paraître vagues et paradoxales pour l’intellect avide de précisions, de contours définis. Mais sachons aussi que l’intellect à lui seul ne peut saisir la Vérité dans sa totalité, et que les vérités transcendentales sont souvent a-rationnelles et constituent le plus souvent d’irrésolubles paradoxes pour l’intelligence concrète.

La Notion de la Vie sans forme est au fond l’une des bases de l’enseignement de Krishnamurti, mais il a gardé de trop en faire état, ayant une crainte instinctive de la métaphysique.

Pourquoi Krishnamurti veut-il nous dégager de l’emprise de la forme ? Parce qu’il est clair que la forme est intiment liée aux aspects statiques de la manifestation, et est en opposition avec la nature dynamique de la vie.

La forme n’apparaît que là, où il y a spécialisation et immobilité.

L’exemple le plus frappant nous en est donné en chimie minérale. Une solution contenant divers sels minéraux, ne parviendra jamais à cristalliser. Mais toute solution minérale d’un corps pur laissé en parfaite immobilité tendra à la cristallisation. La spécialisation et l’immobilité permettent la cristallisation. La cristallisation est la manifestation caractéristique des aspects formels spécifiques de toute individualité chimique.

Krishnamurti ne s’insurge pas contre les formes en elles-mêmes, mais il nous dénonce le danger que la magie de leurs contours peut opérer sur notre ignorance. Le danger ne consiste pas dans les formes en elles-mêmes, mais dans l’attachement que nous y accordons. Car l’attachement contient un principe statique qui s’oppose également à la spontanéité et au dynamisme de la vie.

Krishnamurti nous ayant défini le but de l’existence humaine, comme la réalisation de la Vie universelle, il est élémentaire que l’homme doit devenir l’instrument de plus en plus souple et fidèle des qualités de la vie, s’il veut procéder à l’accomplissement que le destin est en droit d’attendre de lui.

Il est utile à cet effet, de ne pas limiter la vie à ses manifestations biologiques ou biochimiques. Les manuels scolaires nous enseignent que la vie se limite aux facultés d’assimilation et de reproduction.

La découverte des ultravirus recule d’ailleurs étrangement les frontières de la vie. L’évolution des sciences nous démontre de plus en plus que tout se meut, tout se transforme, et qu’il n’existe pas une poussière dans l’univers, qui porte en elle le dynamisme impétueux, secret et silencieux de cette présence de profondeur, qui soutient les univers et anime le cœur des choses.

Nous serons donc plus conformes à la vérité et à l’abri des spécialisations, en disant que la notion la plus universelle de la vie est celle du Mouvement. Elle est le Mouvement par excellence dans le sens le plus transcendental que l’on peut donner à cette notion.

Krishnamurti ne nous définit-il d’ailleurs pas le plus parfait accomplissement de l’homme comme étant la parfaite réceptivité au mouvement de la Vie. « Complete vulnerability is wisdom » disait-il en anglais.

Tout son enseignement consiste en une attitude de vie, attitudes de pensée d’émotion et d’acte qui permettent de réaliser dans les, différents éléments constitutifs de notre être, une souplesse infinie, une réceptivité parfaite permettant d’exprimer ici à la surface, le maximum des propriétés dynamiques de cette Vie spontanée des profondeurs.

C’est la raison pour laquelle Krishnamurti nous invite à l’affranchissement de la « conscience de soi ». Car le propre de la Vie est d’être infinie, libre des points privilégiés. Au sein de l’infinitude divine le « moi » fait figure d’abcès psychologique. Délivrons-nous de cet abcès et nous vivrons l’extase de l’Unité.

La conscience de soi est une forme, une cristallisation, une spécialisation. Elle est un effort nous dit-il en substance.

En fait, toute l’histoire de l’évolution nous montre la direction de cet effort vers la création d’une entité soi-consciente. L’égoïsme résulte d’associations continuelles. Depuis la naissance d’un univers jusqu’à la création des égoïsmes, depuis l’atome jusqu’à l’être humain, l’histoire de l’évolution n’est qu’une suite d’associations progressives.

Il nous faudra donc réaliser un mouvement contraire : celui d’une dissociation. « Association » signifie tendance vers l’égo privilégié. « Dissociation » signifie tendance vers l’unité, joie de donner, rayonnement, amour.

C’est pourquoi Krishnamurti nous invite au non effort. Mais cette notion a été très mal comprise. Krishnamurti nous invite à la réalisation d’un état d’être, libre des corruptions de la conscience de soi, libre des coercitions de l’effort, parfaitement spontané, harmonieux, dynamique.

Mais avant d’atteindre l’état sans effort, qui est celui des grands libérés, des sages il faut poursuivre l’ascension d’une route aride, ou se trouvent inscrites les exigences du plus total dépouillement (dissociation).

Dire que Krishnamurti s’oppose à l’effort et à la méditation, parce qu’il nous a parlé de l’existence d’un mode de vie spontané, extatique, naturel, libre de tout effort, ce serait prouver une totale incompréhension de sa pensée.

Dire que son enseignement contient des contradictions, parce qu’à certains moments il nous parle de la nécessité d’un continuel réajustement à vraies valeurs, et qu’à d’autres il nous parle de la cessation de l’effort, c’est faire preuve, ou de manque d’intelligence, ou de mauvaise foi. Il est trop évident que Krishnamurti se place à des points de vue différents.

L’ascension à la libération nécessite une tension de tous les instants nous dit-il, un éveil continuel, une lucidité permettant de dépister les pièges du mental, permettant d’appréhender le processus diabolique du « je ». Le « moi » se renforce à son insu. Il s’érige en centre statique, en résistance psychologique luttant contre le mouvement de la Vie. La sagesse réside dans la perception des rythmes du mouvement de la Vie qui donnent l’extase.

Il ne s’agit donc pas d’une attitude anti-méditative, prescrivant tout effort ou toute discipline, mais d’une attitude de pensée faite d’une continuelle tension, d’une continuelle méditation, d’un continuel effort réalisés dans une totale gratuité, par pur amour de la vérité.

Le personnel ne peut arriver sans effort à l’universel. Il nous est demandé de ne pas accumuler de vertus ni de souvenirs, de ne pas projeter nos pensées vers le futur, pour un accomplissement de notre égo. Ce qui nous est demandé, c’est de nous détacher de nos limites, c’est de faire ce prodigieux effort de dépouillement de nous-mêmes.

Ce qui nous est demandé, c’est de nous dissocier progressivement de toutes nos associations, de tout ce qui renforce et alimente le point privilégié que nous sommes, de dissoudre tous les éléments responsables de notre égoïsme. « The art of living is to bring the « I » process to an end ».

Et ceci demande une grande intelligence, une vigilance continuelle, un éveil de tous les instants. Il est infiniment plus aisé, nous dira Krishnamurti, de méditer, seul dans sa chambre une demi heure tous les jours, et de se comporter comme d’habitude le reste de la journée, que d’être continuellement sur la brèche, toujours parfait et prêt comme une sentinelle aux créneaux.

On voit qu’un abîme existe entre l’enseignement de Krishnamurti et l’attitude passive de certains, qui sous prétexte de non effort, se laissent aller au gré des circonstances, et finissent par voguer comme une barque à la dérive sur les flots des torrents passionnels.

UNITE DE L’ESPRIT ET DE LA MATIERE

L’esprit et la matière sont UN, nous Krishnamurti. Et lorsque nous savons, ainsi que l’exprimait le professeur Ed. Leroy dans son cours en Sorbonne, que les lois de l’esprit sont souvent celles de la matière, nous comprendrons pourquoi Krishnamurti veut installer le dynamisme et la spontanéité de la vie aussi bien dans la pensée, que dans le cœur et la matière.

Tout le monde sait, en effet, que deux tendances, deux mouvements existent dans l’univers matériel. Un mouvement de descente de l’énergie, une tendance à la dégradation irréversible, connu sous le nom de principe de Carnot. L’énergie suit un mouvement de chute, non dans la quantité mais dans la qualité. En opposition à ce mouvement de descente irréversible il existe dans la matière un aspect de montée, de création, de genèse.

C’est celui que l’on voit dans les créations vivantes.

Ainsi que l’exprime le professeur Leroy, ces deux tendances se retrouvent dans l’esprit. L’esprit possède également ses tendances vivantes et cristallisatrices. Parallèlement aux impulsions vitales et créatrices, l’esprit se fige volontier dans l’habitude. Il se refuse parfois à l’effort, il aime souvent se cantonner dans l’acquis, et s’oppose à l’innovation. Cette tendance à la cristallisation, à l’immobilité est en opposition avec la Vie.

Tout l’enseignement de Krishnamurti consiste en une technique admirable dépistant, tout ce qui dans l’esprit comme dans la matière s’oppose à la fluidité, à la spontanéité, et au dynamisme de la Vie.

C’est pourquoi Krishnamurti s’oppose à toute systématisation de la vérité et spécialement à celles des religions, des dogmatismes quels qu’ils soient. Le grand penseur indou n’est pas contre les religions par simple position d’adversité. Mais parce qu’il est un grand amoureux de la vie, parce qu’il a réalisé sa nature dynamique et spontanée, il se rend compte du danger de cristallisation que constituent pour la pensée des hommes, toutes les disciplines solennellement codifiées du passé. Il a un sens trop précis du processus de la Vie dans l’homme pour tolérer que celui-ci soit entravé par le développement de techniques artificielles. Cette vie est trop dynamique, trop spontanée, trop fluide et mouvante pour s’exprimer par le truchement de méthodes d’imitations. Dans la mesure où l’homme se laisse mouler psychologiquement par des systèmes, il devient un simple imitateur, un simple mécanisme.

La vie doit s’exprimer par l’entremise d’une expérimentation directe, totale, qui tout en disposant d’un minimum d’informations extérieures, doit se forger par elle-même, l’expérience des valeurs durables.

Cet éveil de l’individu doit surgir des plus ultimes profondeurs de la conscience. Il est infiniment délicat, subtil, profond. Toute impulsion extérieure vient nuire à son originalité. C’est là que réside le problème si important de l’éducation envisagée comme épanouissement des facultés créatrices et originales de la vie.

C’est par respect du caractère spontané et dynamique de la Vie que Krishnamurti dénonce l’immense danger que représentent toutes les standardisations de la pensée, tous les codes rigides de morale, toutes les systématisations religieuses et dogmatiques. Les religions, que Krishnamurti définit comme les pensées congelées des hommes, encouragent le côté statique de l’esprit humain, et facilitent en lui, cette tendance à épouser le tout fait, à imiter, à suivre, à copier. Elles donnent l’illusion dangereuse d’une fausse sécurité. Une image peut en faire comprendre la raison.

La caractéristique biologique des processus vitaux est de s’opposer à l’ingérence des corps étrangers au sein des organismes vivants. Le professeur Baker de l’Université de Londres a défini les propriétés spécifiques des organismes vivants en mettant en relief le refus qu’oppose tout tissu vivant, à recevoir quelque colorant que ce soit.

Si par l’action électrique on neutralise les réflexes de la matière vivante, les cellules en mourant absorbent immédiatement les colorants du milieu ambiant. Une fois de plus, cette caractéristique des tissus vivants, en matière physique peut se transposer dans le domaine de l’esprit (matière mentale).

Les colorants psychologiques ou systèmes standardisés de religion, ont tendance à teinter l’esprit des hommes, à les figer. Krishnamurti proteste avec véhémence contre l’enregimentation de la pensée humaine car au delà de cette pensée, et dans cette pensée même, au delà de son amour et dans cet amour même, se trouve la Vie, essentiellement mouvante, toujours nouvelle, spontanée, dynamique.

C’est pourquoi le grand penseur indou proclame cette vérité fondamentale « l’Homme doit penser individuellement, mais travailler collectivement ».

C’est l’incapacité du discernement de la scission de ces deux modes d’action qui est à l’origine des conflits de tous les nouveaux systèmes sociaux que s’ébauchent. Les tendances démocratiques ont compris la nécessité du travail collectif, mais en la poussant à l’extrême, elles ont fait déborder cette nécessité dans un terrain d’où elle se trouve absolument exclue.

L’organisation sociale, les gouvernements se doivent d’organiser le monde sur le principe de la solidarité, de la coopération, de la fraternité universelle, en ce qui concerne les questions matérielles. Mais il faut que l’individu reste spirituellement libre, si l’on veut que la Vie puisse pleinement épanouir ses possibilités.

Puissent les partisans des régimes collectivistes comprendre qu’en dernière analyse le monde, est comme le dit Krishnamurti, ce qu’est l’individu répété des millions de fois. Lorsqu’un régime social sera basé sur une stricte réglementation matérielle, sur la coopération et la solidarité, tout en laissant et en contribuant au libre développement spirituel de chaque individu, la société résultant d’un tel développement constituera un modèle de réalisation sans précédent dans l’histoire.

Certains auteurs ont interprété la fin de non recevoir que Krishnamurti oppose aux codes de morales, aux dogmes, aux prescriptions religieuses, comme étant une attitude libertaire ou licencieuse. D’autres encore, pour excuser les exigences de leurs passions se sont faits, au nom de Krishnamurti, les défenseurs de la licence, du libertinage et de l’amour libre.

Inutile de dénoncer tout ce qu’il y a de radicalement faux et d’hypocrite dans toutes ces attitudes. La licence constitue le pire des enchaînements. Krishnamurti nous incite sans cesse à l’éveil continuel, à la pleine responsabilité des actes que nous posons, par la mise à nu des processus qui s’élaborent dans notre conscience profonde. Son rejet des disciplines extérieures ne signifie pas du tout de rejet des disciplines.

Mais bien au contraire, une soumission plus complète, plus stricte, plus continue aux directives purement individuelles d’une discipline librement consentie, respectant intégralement les caractères de spontanéité et de dynamisme de la vie. Et ce n’est pas parce qu’une discipline est librement consentie qu’elle est moins stricte, moins sévère.

Il y a en effet infiniment plus de mérite, plus de véritable grandeur à se discipliner soi-même librement dans une attitude qui exclut tout intermédiaire, que de suivre un système, une discipline extérieure.

Le fait de suivre des disciplines extérieures corrompt la spontanéité et le dynamisme créateur de la vie. Le mouvement de la Vie, auquel Krishnamurti attache une importance extrême se trouve entravé dans un esprit pris au piège de disciplines extérieures, de rites et de dogmes.

A suivre.

RAM LINSSEN

(Revue Spiritualité. No 24. 15 Novembre 1946)

(suite)

Avant d’arriver à l’état sans effort de l’homme pleinement accompli, où toute l’existence se déroule au rythme d’une vie naturelle, spontanée, extatique, il est nécessaire de procéder à un réajustement continuel (Krishnamurti 1930-31), à des dépouillements successifs et graduels qui nécessitent une grande persévérance, une unité de direction, une tension constante, un éveil de tous les instants.

Encore faut-il insister ici tout spécialement sur la nature du détachement et des dépouillements successifs auxquels devra procéder l’égo pour accéder à sa libération finale. Beaucoup de chercheurs sincères ont commis de graves erreurs en manifestant leur détachement par un refus à toutes possessions extérieures. Là n’est certes pas le problème !

Le problème véritable réside dans l’adoption d’une attitude de pensée et de cœur libre de l’attachement, affranchie à l’illusion de la conscience de soi. L’homme doit prendre conscience du fait qu’il n’est que le résultat et une partie du milieu ambiant. Il doit discerner l’unité et l’interdépendance des êtres et des choses pour communier aux rythmes d’une vie cosmique dépassant les limites étroites de son égoïsme.

Le simple fait de rejeter extérieurement les objets de possession ne change rien. Fuir l’argent, l’amour et les attraits du monde extérieur, abandonner ses responsabilités familiales ou autres, et se retirer en ascète dans une île déserte ou aux Himalayas sans se libérer intérieurement de l’égoïsme qui est à l’origine de toutes ces avidités, ne sert à rien.

Ce qui est important, c’est être intérieurement détaché des possessions au sein de ces possessions elles-mêmes. Comment ? Par la libération de l’égoïsme du possesseur. Le « péché » ne réside pas dans les possessions, mais dans la mesure où le « moi » égoïste s’identifie à celles-ci. Et cette identification est émotionnelle ou mentale.

Krishnamurti nous racontait volontiers l’histoire d’un roi hindou qui était un grand sage. Un jour un moine errant lui rendit visite pour s’entretenir des choses sacrées. Mais pendant ce temps le palais prit feu. Tandis que le roi restait impassible et parfaitement serein, le moine errant témoignait une grande agitation à l’idée de perdre le peu qu’il avait avec lui.

Il est plus commode de parler de détachement dans la misère que dans l’abondance. La véritable force, le grand mérite appartient à ceux, qui tout en étant dans l’abondance sont intégralement libres de celle-ci, non en vertu d’un principe, mais par suite d’un état d’être impersonnel, affranchi de la conscience de soi. Et de la réalisation de cet état d’être nul ne peut juger, et ne doit juger. « Juger autrui, c’est nier la liberté », nous disait Krishnamurti.

La fuite d’un problème nous interdit de le résoudre. Un grand sage bulgare cite l’histoire d’un ascète réputé très saint-homme, très connu pour ses vastes connaissances. Pendant que l’ascète rendit un jour visite à l’un de ses amis cordonnier d’un petit village perdu au cœur des montagnes, une jeune et jolie femme se présenta pour faire réparer ses chaussures. Tandis que le cordonnier prenait en mains la jambe de la jeune femme avec le plus grand naturel pour lui éviter d’enlever ses souliers, l’ascète était profondément troublé.

Ce qui importe, c’est — nous le verrons ultérieurement — de mettre en évidence tous les remous émotionnels et mentaux, avoués ou inavoués, qui servent d’aliment au moi. Ce n’est jamais en pratiquant une politique spirituelle de « l’autruche » que nous parviendrons à résoudre sainement les problèmes qui nous préoccupent.

Pour nous libérer définitivement de l’emprise de notre égo, il faut affronter tous les problèmes posés par ses attachements et ceci demande une certaine audace, une certaine dose de courage et l’affranchissement de la peur. Aux timides d’ailleurs, la vie finira par apporter inévitablement au décuple ce qu’ils craignent. Pensons à l’antique adage initiatique « Puisque tu n’es ni chaud, ni froid, je te précipiterai dans l’eau bouillante… ».

Lorsque nous aurons dépassé les peurs d’aimer, de perdre, de souffrir, de donner, nous établirons en nous l’extase sereine d’une vie infinie, éternelle qui n’aspire qu’à nous inonder de ses richesses. Tout est là !

Mais nous avons des yeux et nous ne voyons pas, car il ne s’est pas trouvé d’éducateur suffisamment parfait pour nous apprendre l’art de voir.

Et nous pensons que Krishnamurti s’est révélé dans ce rôle, le maître sans précédent dans l’histoire du monde.

Si nous établissons en nous cette vision juste, nous nous apercevrons qu’il ne sera plus nécessaire de quitter le monde pour être spirituel. Cette attitude nous apparaîtra véritablement comme une désertion, comme une « capitulation en rase campagne ».

Ceci n’exclut pas que nous devons alternativement cultiver la solitude, le silence et des moments de recueillement. Dans les débuts surtout, ils peuvent nous aider à mieux nous connaître et mesurer l’ampleur avec laquelle nous sommes dépendants d’une foule de facteurs extérieurs : amis, conversations, réunions, spectacles, etc.

Mais dans la mesure où nous tendons vers l’équilibre spirituel, nous pourrons revenir dans le monde « sans être du monde » (J. Kr.).

Nous pourrons alors, comme le dit Shri Aurobindo « matérialiser ici à la surface, dans la matière et par la matière, les richesses infinies de l’esprit des profondeurs ». « L’homme est dans un corps pour se réaliser par l’action » (Isha Upanishad).

Nous ne pouvons résister au désir de vous soumettre ces quelques versets classiques de l’Inde, extraits du Yoga Vasishta, qui évoquent si admirablement le climat exact d’un détachement intérieur au sein de l’activité extérieure :

1. « Stable en l’état de plénitude qui brille quand tu as renoncé aux désirs et paisible en l’état de qui, vivant, est libre, agis en te jouant dans le monde, ô Râghava ! »

2. « Intérieurement libre de tout désir, sans passion ni attachement, mais extérieurement actif en toutes directions, agis en te jouant dans le monde, ô Râghava ! »

3. « De noble conduite et plein de bienveillante tendresse, te conformant à l’extérieur aux conventions, mais à l’intérieur libéré d’elles, agis en te jouant dans le monde, ô Râghava ! »

4. « Percevant l’évanescence de toutes les étapes et expériences de la vie, demeure résolument en l’état transcendant sublime, et agis en te jouant dans le monde, ô Râghava ! »

5. « Sans nul attachement au fond de toi, mais agissant en apparence comme qui est attaché, point brûlé au dedans, mais au dehors plein d’ardeur, agis en te jouant dans le monde, ô Râghva ! »

6. « Extérieurement zélé en l’action, mais libre en ton cœur de tout zèle, actif à l’extérieur, mais à l’intérieur paisible, travaille en te jouant dans le monde, ô Râghava ! »

L’esprit de la Bhagavad Gîta est d’ailleurs identique. Il n’a jamais été question d’un refus à l’action, mais du renoncement aux fruits de cette action.

Encore faut-il déterminer quels sont les facteurs qui peuvent hâter au cœur d’un être humain l’éclosion d’une richesse telle, que son prestige interdit par simple présence tout appel vers un accomplissement futur, vers une récompense.

C’est ce que nous pourrions entrevoir en étudiant sommairement l’enseignement de Krishnamurti par rapport au problème de l’amour.

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Krishnamurti et le problème de l’amour

« L’amour et sa propre éternité ! » nous dit Krishnamurti. En réalité, l’amour est infini, éternel. Les corruptions de l’amour naissent de la pensée. La pensée tente de corrompre l’amour en l’attachant à des noms et des formes. L’intérêt et le calcul de l’intellect tentent de limiter l’amour dans ses qualités les plus sublimes de spontanéité, de gratuité et de liberté.

Car si le propre de l’Amour est l’infinitude, il est aussi la liberté.

Malheureusement ces notions transcendantales ont prêté à maintes confusions. Des êtres licencieux les ont exploité aux fins d’excuser la débauche et l’amour libre. Une foule d’équivoques planent actuellement autour du mot « amour ». Nous tenterons sommairement de les dissiper en ce qui concerne l’enseignement de Krishnamurti.

Certains ont crû que cet enseignement excluait l’amour humain pour procéder à des « métaphysisations » de l’amour. D’autres au contraire exagèrent dans un sens opposé et se font les avocats d’une multiplicité d’expériences douteuses dont ils semblent souvent perdre de vue l’objectif qui les motivait. On posait en 1929 à Krishnamurti la question « L’amour humain est-il un obstacle à l’amour véritable ? ». Il y répondit :

« Si vous mettez dans l’amour les distinctions de l’intelligence, ce n’est plus l’amour réel. Ne soyez pas esclaves de l’amour humain, mais acquérez grâce à lui la qualité même de l’amour, ce qui est très différent. »

Cette qualité même de l’amour est évidemment fort différente des conceptions normales. Ce qui importe donc ici, c’est de mettre en action un certain élan, d’allumer une flamme déterminée pour la purifier ensuite et la dépouiller progressivement de toutes ses attaches. Ainsi dépouillée de ses limites, la flamme de l’amour possèdera finalement les caractéristiques de liberté et d’infinitude qui sont inhérentes à l’amour incorruptible.

A ce sujet, la question suivante était posée à Krishnamurti : « Vous faites souvent usage de l’expression : incorruptibilité de l’amour. Que voulez-vous dire par incorruptibilité ? L’amour peut-il être corrompu ? »

Réponse : « Si vous me demandez : l’amour peut-il être corrompu ? c’est que vous n’aimez point. Quand on aime une personne, on s’y attache généralement exclusivement : on est jaloux si l’amour qu’on a pour elle n’est pas « payé » d’une réciprocité. N’est-ce pas le cas dans la vie ordinaire ? Supposons que vous m’aimiez et que je ne vous aime pas; il y aura aussitôt antagonisme, lutte continuelle, effort. Vous connaîtrez la jalousie, la haine, l’envie; et avec le temps, grâce à toute expérience que donne l’amour, vous rendrez celui-ci de plus en plus impersonnel et désintéressé; vous commencerez à comprendre vraiment ce qu’est l’amour incorruptible, qui, tel le parfum de la rose, se donne à tous. Le soleil ne se demande pas pour qui il brille. Quand vous pourrez aimer malgré la résistance opposée à votre amour, celui-ci sera pur, et la résistance cessera. »

Mais nous avons instinctivement peur d’aimer, parce qu’une réaction d’auto protection du subconscient s’oppose à une dissociation de l’égo qui s’opère dans tout élan d’amour.

« Il faut », nous disait Krishnamurti, « d’abord aimer les autres d’une affection véritable, même s’il doit en résulter pour vous du chagrin. Nous sommes devenus si intellectuels qu’aimer nous fait peur. Pour aimer sans crainte il faut avoir connu toutes les étapes de l’amour. Il ne suffit pas de se recueillir et de méditer sur l’amour dans son concept abstrait. On n’y arrive pas davantage par la lecture, ou en suivant des conférences. Si vous aimez quelqu’un vraiment, cela vous conduira graduellement à l’amour dans sa qualité véritable. Pour arriver à l’amour incorruptible, il faut commencer par l’amour corruptible. Pensez toujours davantage à vos enfants, à votre femme, à votre mari. Ce sera peut-être de l’égoïsme. Il n’importe… »

C’est ici que s’impose une mise au point fondamentale. D’abord, il est évident que sous prétexte de la pensée de Krishnamurti « Il faut passer de l’amour corruptible pour arriver à l’amour incorruptible », il serait grotesque d’encourager les attardements dans l’amour corruptible pour ceux qui l’ont expérimenté. La prise en considération d’une telle idée sert trop souvent d’excuses aux jouisseurs qui attendent leurs vieux jours pour se faire ermite. Une fois de plus, ici, le principe du renoncement n’est valable qu’au sein de l’abondance. Il est très facile de parler d’ascétisme lors du déclin de la vie physique. Un combat qui cesse faute de combattant n’est pas résolu, et les facteurs psychologiques qui l’ont déterminé réapparaîtront autant qu’il se doit.

Ne perdons pas de vue l’une des pensées fondamentales de Krishnamurti : « Le désir de sensation tue l’amour » (1937-38). Cette simple phrase en dit long. Elle stigmatise le sensualisme outrancier qui caractérise notre époque. Pas un homme moyen ne peut entendre prononcer le mot « amour » sans évoquer les plaisirs sexuels. Pas un terme n’a été plus galvaudé, trahi et déformé. Il est évident que les désirs de sensations qui tuent l’amour sont aussi bien d’ordre physique que psychologique. A l’échelle humaine les amours les plus démonstratifs sont bien rarement les plus profonds. Les penseurs hindous et d’éminents psychologues nous enseignent que l’acuité du désir humain indique réellement un manque d’amour véritable et que dans la mesure où celui-ci se manifeste, celui-là tendra à disparaître. Les tempéraments romantiques à l’imagination fertile récréant les moments passés et anticipant les étreintes futures sont exactement parmi ceux que l’amour spirituel tend à déserter. L’intellectualisation des sensations sexuelles et une des plus grandes corruptions de l’amour dont elle altère de façon monstrueuse la véritable signification.

Certes, il existe un état d’amour transcendantal, infini, éternel donnant aux hommes qui l’expérimentent le sentiment d’une joie intense, d’une irremplaçable communion. Mais si l’extase de la vie, qui est l’apanage de l’homme libéré est un délice et un ravissement, elle l’est réellement, dans la mesure où l’égo qui l’éprouve est absent à lui-même, pour n’être que l’instrument, intégralement présent à la magie souveraine de l’Éternelle Présence.

L’amour véritable n’est ni sensation, ni sentimentalité. C’est un « état d’être ». Krishnamurti nous l’exprime en anglais comme suit « It is as a flame. And in the center of that flame, there is neither personal nor impersonal love. It is only a state of being ». (1937-38.)

« C’est comme une flamme. Et dans le cœur de cette flamme il n’y a, ni amour personnel ni impersonnel. C’est uniquement un état d’être. »

Et pour arriver à la réalisation de cet état d’être il existe une ascension progressive dans le dépouillement. Telle est l’histoire momentanément tragique mais finalement merveilleuse de la dépossession de l’amour. Si Roméo aime Juliette, il doit conserver intacte et vive la flamme de cet amour, quelles que soient les attitudes de Juliette. Il devra entreprendre ce véritable corps à corps contre lui-même, au cours duquel il devra opposer une fin de non recevoir à toutes les suggestions de son intellect lui commandant de rompre en cas de dépossession pour rester héroïquement fidèle à la loi de l’amour qui est don spontané.

S’il triomphe de cette épreuve douloureuse, s’il a le courage de rester fidèle, malgré lui, envers et contre tout, à l’éternelle loi d’amour, le charme indicible d’une joie infinie, l’extase et la béatitude de la vie cosmique seront son partage.

Il est nécessaire que nous envisagions le problème de l’amour d’un angle totalement différent. Nous pourrions dire qu’il existe un « océan d’amour infini » dont nous sommes les canaux libérateurs. L’amour que nous croyons donner à un être, ne nous appartient en réalité pas le moins du monde. Il nous appartient autant que le courant électrique qui éclaire une ampoule en passant par ses filaments appartient à cette ampoule. Pourquoi dès lors, réclamer un prix de l’amour que nous donnons puisqu’en réalité nous le puisons aux ultimes profondeurs d’un trésor qui ne nous appartient pas spécialement parce qu’il forme l’essence infinie des êtres et des choses.

Il s’agit donc bien comme nous le fait comprendre Krishnamurti, de cultiver grâce à l’apprentissage que nous en faisons dans les affections personnelles, une flamme d’amour si puissante, que c’est la richesse de sa qualité même qui doit l’amener à dénouer progressivement toutes les amarres où l’esprit possessif et l’égoïsme l’enchaînent pour retrouver dans une apothéose la gloire éternelle du brasier de profondeur dont elle est issue.

Nous connaîtrons alors cette joie souveraine, dont Nolini Kanta Gupta nous disait « Qu’il existe une joie devant laquelle toutes les autres joies ne sont que souffrance » : la joie d’aimer.

Nous comprendrons mieux toute la beauté et la profondeur d’un poème de Krishnamurti :

« J’ai pleuré car j’ai vu la solitude d’un amour unique…

Adorer la multitude en une seule personne conduit à la douleur,

mais aimer l’UN dans la multitude est la félicité éternelle… »

Ram LINSSEN