Kyudo: La voie de l'arc, entretien avec Jacques Normand

Héritiers de l’art millénaire des archers chinois, les Japonais l’ont transmuté en une profonde Voie de développement spirituel : le Kyudo, la Voie de l’arc. Fortement marqué de l’empreinte des enseignements Zen et Shinto, le Kyudo demeure actuellement l’Art traditionnel le moins dévoyé, le plus proche de l’esprit du Budo, la Voie du samouraï.

(Revue Question De. No 48. Juillet-Août 1982)

 D’une extrémité de son arc
L’archer perce le Ciel
De l’autre, il pénètre la Terre
Tendue entre les deux
La corde lance la flèche
Au cœur de la cible visible
Et invisible.

Une Upanishad enseigne que la syllabe AUM est l’arc, l’âme la flèche et l’Absolu la cible. Par la concentration parfaite, la méditation suprême, l’âme, telle une flèche imparable, atteindra l’Absolu. Dans de nombreuses traditions, l’arc fait figure de symbole sacré. Les mythologies mettent en scène des dieux et des héros divins qui manient l’arc. Apollon transperce d’une flèche, image du rayon solaire, le serpent Python qui rampe au fond des ténèbres. Dans les cérémonies religieuses des Indiens d’Amérique l’arc tient une place capitale, ainsi qu’au Japon où le sifflement de la flèche est purificateur. Et c’est au pays du Soleil Levant que l’Art du tir-à-l’arc revêt sa forme la plus achevée.

Héritiers de l’art millénaire des archers chinois, les Japonais l’ont transmuté en une profonde Voie de développement spirituel : le Kyudo, la Voie de l’arc. Fortement marqué de l’empreinte des enseignements Zen et Shinto, le Kyudo demeure actuellement l’Art traditionnel le moins dévoyé, le plus proche de l’esprit du Budo, la Voie du samouraï.

Pour évoquer la saveur si particulière du Kyudo, Pascal Fauliot (auteur entre autres des « Contes des Arts Martiaux », et de la série « Conte des sages … ») s’entretient avec Jacques Normand, un des plus anciens pratiquants européens de Kyudo…

Jacques Normand, vous venez de publier « L’Arme de Vie », livre qui traite des Arts Martiaux, surtout du Kyudo, la Voie du tir-à-l’arc à laquelle vous avez été initié au Japon pendant plus de 5 ans. Aux yeux du lecteur occidental, « l’arme de vie » est une formule paradoxale…

Si le titre du livre surprend, c’est que le véritable esprit des Arts de Vie japonais, quelles que soient leurs formes (Budo ou Ikebana) est complètement méconnu ici. D’ailleurs, traduire Budo par Arts Martiaux est tout à fait impropre.

• Quelle définition donneriez-vous du Budo ?

Budo n’a pas d’équivalent en français et une traduction limiterait sa portée, sa signification véritable. Disons que le Budo est une Voie qui révèle les mystères de la vie que chaque homme cherche consciemment ou non. Tout individu, un jour ou l’autre, éprouve le besoin de se recentrer sur lui-même. Et dans notre monde moderne cela reste possible, notamment grâce au Budo.

• La pratique de « l’arme de vie » a donc pour but de permettre l’accès à une connaissance de l’être. Quelle est la méthode utilisée ?

Il n’y a pas de mode d’emploi, ni de recette instantanée… Mais je peux dire que le gestuel en est la base essentielle. Les mouvements exécutés correctement permettent au corps de se détendre, de s’épanouir. La première phase est correctrice : la colonne se redresse, les épaules s’abaissent, les tensions s’effacent, la respiration retrouve son rythme naturel. Quand ce travail de restauration est effectué, l’homme peut alors s’épanouir harmonieusement. Véritable méditation en mouvement, yoga dynamique, l’Art du geste permet une union étroite entre l’esprit et le corps jusqu’à l’ouverture progressive des chakra, les centres subtils.

• De là découle, bien sûr, la maîtrise du Ki, cette énergie interne, mot clé dont il est souvent question dans le Budo…

L’Art du gestuel a un véritable rôle de rechargeur énergétique. Le but recherché est de se remplir intérieurement du potentiel magnétique le plus équilibré. Quand il y a un trop-plein d’énergie, il est alors nécessaire d’expulser le superflu à travers le Kiaï, la projection sonore du Ki. Le son est en effet la vibration à laquelle on est le plus sensible el qui est donc la plus contrôlable.

• A travers ce que vous venez de dire on perçoit que le corps est cette « arme de vie », cet outil extraordinaire qui sert à sculpter l’être…

Le corps est en effet l’instrument le plus précis, et le plus précieux, dont nous disposons. Mais l’arme de vie c’est aussi l’arc de bambou. Témoin impitoyable, l’arc ne fait pas de cadeau. Il ne permet pas de truquer avec soi-même. Entre les mains de l’archer, l’arc a un rôle neutre et révélateur. C’est un véritable maître qui réfléchit l’image de celui qui l’utilise. La moindre disharmonie intérieure, une contraction superflue, une distraction, suffit à dévier la trajectoire de la flèche.

Celui qui manque la cible, casse une flèche ou se blesse ne peut accuser son arc. Alors que dans les autres Budo il est facile de rejeter la responsabilité de l’échec sur l’autre, le partenaire. Au Kyudo, le pratiquant est seul avec lui-même. « La cible est son propre cœur », disent les Japonais. Son tir lui révèle ce qu’il est à l’instant même et peut lui permettre, en un éclair fugitif, de dépasser ses limites habituelles. Une maxime du Kyudo a été traduite en français par « un tir, une vie », mais cette maxime évoque plus précisément notre propos. Une traduction plus proche du japonais serait : « une flèche, un pas de plus sur le chemin » ou bien « un tir, une occasion unique, qui ne reviendra plus ». C’est pourquoi un vieux Maître japonais avait fait le calcul du nombre de flèches… qui lui restaient à vivre.

• Le maniement de l’arc ne suffit pas à faire progresser l’élève. Le rôle du senseï, du Maître est irremplaçable…

Bien sûr, mais le Senseï est surtout là pour éveiller chez le disciple le goût de la recherche, et l’entretenir. Le chemin que parcourt l’élève est parsemé d’embûches. Doute, vanité, illusion et facilité sont des pièges redoutables. Le disciple est constamment tenté de s’arrêter en cours de route, croyant avoir tout compris et être arrivé au bout, ou se décourageant dès les premières difficultés. Les Sensei japonais ont une belle image pour nous mettre en garde : « Tant que la fleur pousse, elle fait des efforts pour se nourrir, elle lutte pour sortir de terre et s’épanouir. Dès qu’elle est éclose, elle meurt.

• Quand le gestuel du Kyudo se déroule, il trace dans l’espace un symbolisme fugitif mais vivant. Pouvez-vous nous en dévoiler une partie ?

Permettez-moi de rester fidèle au mutisme qui est de règle dans le Budo, à ce sujet. Les symboles sont inscrits dans l’homme et c’est à lui de les dévoiler par la pratique. Les gestes répondent à une science de l’énergie qui sert à modeler l’esprit. Ne pas l’expliquer invite à chercher par soi-même, en soi-même. La non-compréhension appelle l’expérience, seul moyen de connaissance réelle.

Les chants du Kyudo

Quand le vent s’est calmé
Et que le ciel est d’azur
On aperçoit par-dessus la haie de mûres
Une fumée droite et légère
Blanche
tranquille
solitaire
Telle est la sensation du uchi otoki, l’élévation de l’arc.

Les ailes puissamment déployées
Comme l’aigle qui vient du ciel
Et traverse les nuages
Telle est la sensation de celui qui bande l’arc.

La main qui soutient la flèche
Est la mère
Celle qui tend l’arc
Le père
Si elles ne s’accordent pas
L’enfant ne pourra naître.

A l’instant du Hanaré
L’envol de la flèche
Plus rien n’existe
C’est le Mu du Zen
Le Vide.

Après le lâcher
Rien ne s’arrête.
Quelque chose continue…
C’est le moment où l’eau
Troublée par le mouvement
Redevient claire.
Dans cette tranquillité
Les pierres et le sable retombent doucement
Et tout reprend le chemin
De l’Éternité.

(Traduct. de J. Normand)