le Dalaï Lama
"La connaissance ne peut ignorer la science"

Le bouddhisme a une perception de la réalité du monde qui nous entoure toute différente des hommes de science, des rationalistes. Les choses, les êtres, ont à nos yeux une existence apparente qui nous empêche d’accéder à la connaissance ultime. Prenez cette table. Si l’on cherche à connaître réellement l’objet désigné — la table elle-même — c’est impossible. Si je démonte la table, si j’analyse les qualités de la matière table, si je la décompose, je ne trouverai jamais le tout qu’est la table. En fait, nous faisons, directement en nous, la distinction entre le Tout et les éléments du Tout, de telle sorte que chaque chose nous apparaît comme étant un Tout ou l’élément d’un Tout. En réalité cela n’est pas. Cela ne veut pas dire que la table n’existe pas. Nous l’utilisons bien, nous la fabriquons. Ce mode d’existence-là est conventionnel.

(Revue Science et Avenir. Numéro Spécial No 42. Dieu et la science. Sans date, probablement milieu des années 1980)

Interview par Valérie Vincienne /Gilles Perret

Tout en préservant les traditions bouddhistes tibétaines, le « Dalaï Lama » est bien ancré dans son siècle. Comme en témoigne cet entretien où il évoque aussi bien les problèmes posés à sa religion par l’utilisation de l’énergie nucléaire que par les progrès de la biologie moléculaire.

On constate, depuis maintenant une quinzaine d’années, un regain d’intérêt pour le bouddhisme en Occident. À quoi l’attribuez-vous ?

Dalaï Lama : Le bouddhisme, sous ses apparences de religion, est essentiellement une philosophie, une science de l’esprit. L’attrait des Occidentaux pour le bouddhisme est une tendance nouvelle. Je crois qu’il y a, aujourd’hui plus qu’hier peut-être, une disposition à cette notion d’« état mental ». Les différences de culture n’y font rien. Les enseignements de Bouddha peuvent s’avérer utiles à chacun d’entre nous. Les gens qui s’intéressent au bouddhisme viennent de tous les horizons. Il y a parmi nous des chrétiens, des musulmans, religieux ou laïcs, et même des non-croyants. Tout cela fonctionne très bien vous savez ! (Rire). Le besoin d’élévation mentale, la soif de spiritualité n’a pas de frontières. C’est même devenu une nécessité dans les sociétés dites développées. Le progrès matériel, l’accès aux technologies nouvelles, le développement de la recherche scientifique, de la médecine, tout cela est passionnant, merveilleux. Si le développement des connaissances est mis au service des hommes, s’il peut contribuer à leur bonheur, alors c’est bien ! Mais ce n’est pas toujours le cas.

Dans les pays extérieurement développés, on constate malheureusement que les problèmes d’ordre mental et éthique ne cessent de croître. Autant d’épreuves supplémentaires à surmonter. Dans ce monde de plus en plus compétitif où tout repose sur l’argent et le pouvoir, où les vraies valeurs humaines d’amour, de justice, d’honnêteté et de compassion n’ont pas toujours leur place, la vie quotidienne devient de plus en plus dure. Il y a un moment où le besoin se fait sentir d’arrêter la course, pour approfondir. Les Occidentaux qui viennent au bouddhisme sont d’abord attirés par la méditation, le yoga. Pour eux, c’est une sorte de… pique-nique mental ! (Éclat de rire).

Vous cherchez à préserver les traditions bouddhistes tibétaines en Occident, aux États-Unis, en Europe. N’est-ce pas un pari impossible ? Le Tibet est loin…

D. L. : Vous savez, j’ai l’habitude d’insister sur les points essentiels de notre culture, de notre foi. Ne sera préservé que ce qui pourra être utile au peuple tibétain dans cette société.

Nous ne pouvons préserver nos vieilles coutumes sociales — qui ne sont qu’apparence —, il faut s’adapter au monde dans lequel nous vivons et nous en avons le désir.

À l’Ouest nous vivons à l’ère de l’informatique, des ordinateurs, des robots, de l’atome, de la conquête spatiale, etc. Cela vous effraie-t-il, vous qui venez d’un pays rural, sans technologie, complètement isolé du monde ?

D. L. : Non, au contraire. Tout cela est passionnant. Depuis que je suis enfant, je m’intéresse à la science. J’étais très curieux. Je le suis resté (rire).

Le scanner par exemple m’impressionne beaucoup. C’est vraiment quelque chose de spécial… Il peut découper chaque millimètre carré de votre corps sans que l’on ait besoin de vous opérer. Il vous découpe en images, c’est fabuleux, non ? (Rire)

Je me passionne aussi pour la mécanique. J’aime démonter et réparer les magnétophones, les postes de radio, les montres. Surtout les montres. C’est un travail de précision, j’aime ça. Lorsqu’à l’occasion, je parviens à les faire marcher, alors là, je suis vraiment très, très content ! (Éclat de rire)

Et que pensez-vous de l’énergie nucléaire?

D. L. : Utilisée proprement, avec modération, je crois que c’est une bonne chose. Tout dépend des motivations. Vous voyez, vous ne pouvez pas décréter que l’énergie nucléaire en soi et totalement bonne ou totalement mauvaise. Si vous optez pour l’un ou l’autre de ces deux extrêmes, il y a danger à plus ou moins long terme. Je le répète, tout dépendra de l’usage qui en sera fait. Le problème se pose de la même manière pour notre régime alimentaire. Si vous ne savez pas vous nourrir correctement, vous pouvez vous tuer vous-même.

Il y a trente ans, des chercheurs découvraient la chaîne ADN. Le fait que le secret de la matière, de la vie est peut-être là, a-t-il une signification pour vous ?

D. L. : De nos jours, grâce à la technologie, les scientifiques sont capables de découvrir des choses aussi subtiles, aussi complexes que l’ADN. Pour eux, ce sont des phénomènes physiques, chimiques qui ont une apparence d’organisation intelligente. Les chromosomes appartiennent au domaine physique. De ce fait, ils ne peuvent exister en propre. Ils agissent dans un système d’interdépendances multiples, sans lesquelles la forme ne serait pas. Ils n’ont pas de conscience, même s’ils servent de base à la conscience. Mais c’est difficile à dire. Si l’ADN était nécessaire à la conscience, alors l’enfant nouveau-né hériterait de la conscience de par ses parents et cela ne peut être vrai.

La médecine tibétaine

«Au pays de la médecine appelé Lta-na-sdug, résidence des sages inspirés, se trouve un palais formé des cinq espèces de matières précieuses… » Ainsi commence la légende du Bouddha « vainqueur qui a passé au-delà », « guérisseur », « Maître spirituel de Médecine et Roi de l’Éclat du Beryl ». Au centre du Palais de Lta-na-sdug, règne le « Grand Éveillé » qui connaît les remèdes contre la souffrance universelle car, aux quatre points cardinaux de ce pays, existe une « forêt de remèdes radicaux. Cette forêt, qui porte en elle l’énergie du Soleil et de la Lune, recèle les drogues à racines, à bois, à tiges, à feuilles, à fleurs et à fruits… imprégnées du parfum de médecine… qui guérissent les 404 sortes de maladies, apaisent les 80 000 espèces de mauvais esprits et exaucent tous les vœux. » Originaire de l’Inde, où elle fut révélée à Bénarès au Prince Gotame Siddartha, cinq siècles avant notre ère, la science médicale indienne se répandit, avec le bouddhisme, sur toute l’Asie. Enrichie des techniques chinoises de l’acupuncture et de la lecture du pouls, elle pénétra au Tibet aux alentours du XIIe siècle. Là, elle s’amalgama aux pratiques rituelles des chamanes. Les textes bön-po, antérieurs au bouddhisme, attribuaient la maladie aux mauvais esprits, aux divinités souterraines. Cette croyance est demeurée intacte. C’est ainsi que les ethnies tibétaines de l’Himalaya, du Ladakh au Bhutan, pratiquent encore cette médecine où la divination des urines, l’astrologie et l’exorcisme prennent, en cas de maladie persistante, le relais de la phytothérapie, de la moxibustion (technique des pointes chauffées au feu, proche de l’acupuncture) et de, la chirurgie (les Tibétains pratiquent la trépanation et la chirurgie des vaisseaux).

À Dharamsala, les médecins réunis autour du Dalaï Lama ont mis au point une pharmacopée très étendue. Chaque année, deux tonnes de médicaments, sous forme de décoctions, de sirops et de pilules homéopathiques, quittent la pharmacie centrale en direction du Tibet et du monde entier. Le dernier élixir en date ne contient pas moins de cent ingrédients d’origine animale, végétale ou minérale. Le Ngochu Tsothal, c’est son nom, est héritée d’une recette du XIIIe siècle. Les médecins disent qu’il guérit l’hypertension, les ulcères et même le cancer ! Mais pour en arriver là, il faut avoir la foi.

Pour en savoir plus : GSO-BA-RIG-PA le Système médical tibétainde Fernand Meyer Éditions du CNRS.

 

En Occident, les scientifiques pensent que l’Univers s’est développé à partir de formes simples, de particules élémentaires qui se sont sophistiquées progressivement sur des milliards et des milliards d’années. La vision bouddhiste de l’existence cyclique vous paraît-elle compatible avec cette conception ?

D. L. : Conformément aux textes bouddhistes, nous croyons en deux possibilités. D’un côté, un état hautement développé qui dégénère lentement, de l’autre, un état primitif qui évolue… Ce qu’a trouvé la science sur la nature de l’Univers et son évolution est peut-être vrai. Mais la science ne peut remonter à la racine de toute chose. Je pense que les deux principes peuvent coexister. De toute façon le chemin de la connaissance ne peut ignorer la science.

Pouvez-vous expliquer pourquoi les bouddhistes croient que, par nature, l’esprit est plongé dans l’ignorance, qu’il ne peut accéder à la connaissance ?

D. L. : Le bouddhisme a une perception de la réalité du monde qui nous entoure toute différente des hommes de science, des rationalistes. Les choses, les êtres, ont à nos yeux une existence apparente qui nous empêche d’accéder à la connaissance ultime. Prenez cette table. Si l’on cherche à connaître réellement l’objet désigné — la table elle-même — c’est impossible. Si je démonte la table, si j’analyse les qualités de la matière table, si je la décompose, je ne trouverai jamais le tout qu’est la table. En fait, nous faisons, directement en nous, la distinction entre le Tout et les éléments du Tout, de telle sorte que chaque chose nous apparaît comme étant un Tout ou l’élément d’un Tout. En réalité cela n’est pas. Cela ne veut pas dire que la table n’existe pas. Nous l’utilisons bien, nous la fabriquons. Ce mode d’existence-là est conventionnel.

« La forme est vide, le vide est forme. » C’est abstrait, difficile à expliquer. Disons qu’il y a deux types majeurs d’obstructions à la connaissance vraie des choses. La première, c’est l’ignorance des phénomènes. La seconde, c’est l’erreur du raisonnement. Elle consiste à attribuer à ce dernier une existence absolue qu’il n’a pas.

Selon vous, l’homme n’a pas d’existence propre ?

D. L. : Dans la connaissance conventionnelle, si, dans la mesure où il est un agrégat corps-esprit. Cet agrégat transitoire explique la notion fondamentale du « JE », conçu comme existant de manière inhérente. D’autres ne regardent que l’esprit et le conçoivent comme existant de la même manière. En fait, nous croyons qu’il faut faire le vide en soi pour vaincre la matière, l’apparence des choses. Lorsqu’au plus profond de soi, l’esprit réalise l’absence de cette existence inhérente de la matière, il n’y a plus de conscience. Vous ne pensez pas « ceci est le vide » car, si vous le pensez, c’est que le vide est loin de vous. Il devient « objet observé ».

Qui  est le Dalaï Lama ?

Tenzing Gyatso, le quatorzième Dalaï Lama, reste pour six millions de bouddhistes tibétains le dernier maillon d’une chaîne millénaire de renaissances. Il naît à Taktser, petit village de la province de Amdo au nord-est du Tibet. Mais c’est à l’âge de deux ans que les oracles de Lhassa, capitale du toit du monde, reconnaissent en lui la 64e  réincarnation d’Avalokiteçvara, Budhisattva de la Compassion.

La tradition tantrique du Mahayana, « Chemin du Grand Véhicule » nous rapporte qu’Avalokiteçvara, « être de grande pureté », refusa le Nirvâna, la perfection et la puissance infinie du Bouddha pour secourir l’humanité souffrante. C’est elle qui apporta aux ancêtres tibétains — les singes — les six espèces de grains qui firent d’eux des hommes. Depuis ce jour, le cycle de la Compassion s’est perpétué, sans jamais retourner à sa racine. Au XIVe siècle Gen-dundub, premier Dalaï Lama, est déjà la 51e  réincarnation de la Budhisattva. La 26e  aurait été un roi de l’Inde nommé Gésar, la 27e  un lièvre…

Homme pur catapulté dans le monde de la douleur et de l’ignorance, le Dalaï Lama, traduisez « Océan de Sagesse », détient de droit divin le pouvoir temporel et spirituel au Tibet.

Après la Seconde Guerre mondiale, le puissant voisin chinois en décide autrement. Les gardes rouges envahissent le Tibet, bien décidés à mettre un terme à cette société jugée rétrograde, féodale et réactionnaire. En 1959, le Dalaï Lama, accompagné de milliers de fidèles et de moines, fuit un Tibet à feu et à sang Il se réfugie en Inde du Nord, à Dharamsala et fonde sa résidence de Mac Leod Gang, « La petite Lhassa », siège du gouvernement tibétain en exil depuis 24 ans.

Les 100 000 réfugiés tibétains, dispersés à travers le monde, ont aujourd’hui les yeux rivés sur Dharamsala. Sans conteste, « Sa Sainteté » les ramènera dans un pays enfin « libéré de la botte chinoise ». Dans l’espoir de ce jour béni, les moines « protecteurs des temples et des textes sacrés » écartent démons et malédictions à grand renfort de Pudja, ces cérémonies d’exorcisme héritées des chamans du Tibet pré-bouddhique. Quant à la nouvelle génération, celle-ci aborde l’an 2000 avec foi et sérénité. Péma Gyalpo, sœur du Dalaï Lama et responsable de l’éducation des enfants tibétains n’a-t-elle pas déclaré récemment : « Le bonheur du peuple tibétain repose sur notre volonté de relever les défis que nous a lancés la société moderne. »