Jean Herbert
La contribution de Vivekânanda a la pensée philosophique

Je n’ai pas eu le privilège de connaître personnellement Swâmi Vivekânanda, mais j’ai eu celui de bien connaître plusieurs de ses condisciples, de ceux qui recueillaient avec lui l’enseignement de Shrî Râmakrishna et j’ai longuement fréquenté un grand nombre des disciples les plus intimes de Swâmi Vivekânanda lui-même, des moines et des laïcs, des hommes et des femmes, des Indiens, des Américains, des Européens et j’ai été très frappé, en lisant cette notice qui a été préparée par l’Ambassade de l’Inde pour cette occasion, d’y trouver comme conclusion ceci; je la cite : « S’il faut résumer la vie de Swâmi Vivekânanda en un seul mot, celui qui convient le mieux est la Force, la force indestructible ».

(Extrait de La Tolérance, colloque Swâmi Vivekananda. Edition Etre Libre 1963)

Excellences, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs.

C’est à moi maintenant qu’échoit l’honneur de clore cette réunion par un exposé qui, je vous le promets, sera bref.

Cette réunion me reporte de vingt-sept ans en arrière, à l’époque où je prenais part à Calcutta aux cérémonies que l’on célébrait en l’honneur du centenaire de la naissance de Shrî Râmakrishna, le maître de Swâmi Vivekânanda. Et je reparcourais l’autre jour les deux volumes du compte rendu du « Parlement des Religions », qui avait lieu à ce moment en l’honneur de Shrî Râmakrishna et je constatais, ce qui n’était pas pour me surprendre d’ailleurs, qu’il était bien rare que l’un quelconque des orateurs qui parlaient de Shrî Râmakrishna pût s’abstenir de citer au moins quelques paroles de celui qui fut son disciple le plus célèbre, Swâmi Vivekânanda.

C’est donc un peu un prolongement des cérémonies en l’honneur de Shrî Râmakrishna que nous célébrons ici.

Je n’ai pas eu le privilège de connaître personnellement Swâmi Vivekânanda, mais j’ai eu celui de bien connaître plusieurs de ses condisciples, de ceux qui recueillaient avec lui l’enseignement de Shrî Râmakrishna et j’ai longuement fréquenté un grand nombre des disciples les plus intimes de Swâmi Vivekânanda lui-même, des moines et des laïcs, des hommes et des femmes, des Indiens, des Américains, des Européens et j’ai été très frappé, en lisant cette notice qui a été préparée par l’Ambassade de l’Inde pour cette occasion, d’y trouver comme conclusion ceci; je la cite : « S’il faut résumer la vie de Swâmi Vivekânanda en un seul mot, celui qui convient le mieux est la Force, la force indestructible ».

Or, précisément, ce qui m’a le plus impressionné chez tous les disciples de Swâmi Vivekânanda que j’ai connus, c’est la force extraordinaire qu’ils avaient tirée de leur contact avec leur maître. Si j’avais le temps, je pourrais vous en donner beaucoup d’exemples frappants. Un élément essentiel de cette force toutefois était évidemment l’harmonie que chacun d’entre eux avait pu établir au-dedans de lui-même dans le monde complexe où il vivait, car sans harmonie intérieure, il ne peut pas y avoir de force véritable. Et à notre époque, certains des Swâmis vous en ont déjà parlé et je m’excuse d’y revenir, une des difficultés les plus grandes auxquelles on se heurte lorsqu’on veut réaliser cette harmonie intérieure, c’est de concilier, d’une part la foi, la religion, d’autre part les théories de la science occidentale moderne. Nous savons tous les problèmes que cela a soulevé au sein de notre société chrétienne au cours des deux derniers siècles.

Ce dont je voudrais vous dire quelques mots, ce sont les efforts qui ont été accomplis dans ce domaine par Swâmi Vivekânanda.

Pour les apprécier, il faut se rappeler que le Swâmi a vécu à la fin du siècle dernier, à une époque où en Occident la science et la religion s’opposaient violemment l’une à l’autre. Entre les dogmes les plus sacrés d’une part et d’autre part les théories de Darwin ou de Lamarck, les enseignements d’Auguste Comte, il fallait purement et simplement choisir.

Dans le reste du monde, où les sciences et les philosophies occidentales ne filtraient qu’assez lentement, le drame ne touchait encore que quelques élites, elles étaient peu nombreuses, mais leur cercle allait s’élargissant assez rapidement. Quelle était la situation dans l’Inde? Dans l’Inde, Swâmi Dayânanda Sarasvatî, fondateur et animateur de l’Arya Samâj, et peut-être l’homme le plus moderniste de son époque, puisqu’il prêchait la diffusion d’un enseignement inspiré de l’Europe, puisqu’il poussait à la création d’hôpitaux à l’occidentale, a tenté certains rapprochements qui — je dois le dire — aujourd’hui nous font sourire un peu. Pour lui, par exemple, le Dieu Indra, le roi des dieux de la mythologie hindoue, n’était autre que l’électricité et le septième enfer de la mythologie hindoue, le plus bas, le plus sinistre, le plus effroyable de tous les enfers, n’était autre que l’Amérique. Il est évident que de telles théories ne pouvaient satisfaire longtemps les esprits éclairés. Le Brahmo-Samâj, auquel on vous a dit tout à l’heure que Swâmi Vivekânanda s’était un instant rattaché, était destiné avant tout à ramener au sein de l’Hindouisme ceux qui s’en étaient écartés, qui s’étaient laissés convertir à d’autres religions, et ce Brahmo-Samâj se préoccupait avant tout, pour se rendre plus universel, d’incorporer — ce qui n’était d’ailleurs pas très difficile — aux théories, aux dogmes, aux enseignements de l’Hindouisme certains éléments tirés du Christianisme, et il ne se préoccupait guère de chercher un terrain d’entente avec la science occidentale.

Quant au grand maître de Vivekânanda, Shrî Râmakrishna, le grand mystique en qui l’Inde est de plus en plus tentée de voir maintenant un avatar de Vishnou, il n’avait absolument aucun contact avec l’Occident ni avec la science occidentale. Il ne connaissait par conséquent pas les problèmes que cette science peut soulever dans la vie spirituelle ou religieuse. Cela ne l’empêchait pas d’ailleurs d’envisager cet Occident mystérieux pour lui avec beaucoup de sympathie, comme il envisageait toute l’humanité. L’un de ses amis, Mazoomdar, qui avait été en Europe, était venu le voir en rentrant et lui expliquait l’Europe telle qu’il l’avait vue, cette Europe surprenante où l’on s’attachait avant tout à acquérir des connaissances matérielles, où l’on se disputait le pouvoir matériel et Shrî Râmakrishna dans son infinie bonté et disons, peut-être dans sa grande clairvoyance, a répondu tout simplement ceci : « Si les savants européens croient au pouvoir qui régit l’univers, alors ils croient en la Shakti, et c’est suffisant ».

Mais cela ne suffisait pas non plus à résoudre le grand dilemme.

Vivekânanda, lui, eut des contacts sérieux avec l’Occident. D’abord à l’âge de seize ans, il entra au Presidency College et il poursuivit des études universitaires, en grande partie sous la direction de professeurs anglais, pendant un certain nombre d’années. Il y eut même un moment où son père eut l’ambition de l’envoyer poursuivre ses études en Europe pour entrer dans le Civil Service britannique dans l’Inde. Lorsque Vivekânanda par conséquent vint s’asseoir aux pieds de son maître Shrî Râmakrishna, il était déjà plus que teinté de culture occidentale et il connaissait la manière dont les Européens de son époque envisageaient les problèmes fondamentaux de la vie.

Il lui fallut d’ailleurs longtemps, nous disent ses biographes, pour arriver à apprécier « intellectuellement » son maître, qui, pour des Occidentaux ou pour des Indiens formés à l’occidentale, était évidemment un homme profondément inculte.

Je ne crois pas trahir la pensée du grand Swami en vous disant qu’une de ses principales préoccupations fut de découvrir comment la religion et la spiritualité, d’une part, la science et la logique, d’autre part, pouvaient se concilier et se compléter sans que ni l’une ni l’autre ne dût renier aucune de ses véritables attributions. Et je ne crois pas non plus surestimer son œuvre en disant, qu’à mon avis, il y a réussi dans une très large mesure et c’est peut-être ce qui le rend particulièrement intéressant pour nous à l’époque où nous vivons.

Il faut reconnaître aussi que cette œuvre était d’autant plus difficile à réaliser dans l’Inde à l’époque, que les traditions religieuses, à la fois dans ce qu’elles avaient d’essentiel et avec tout ce qu’on y avait rattaché d’accessoire et que nous considérons maintenant à tort ou à raison avec un certain mépris, y étaient considérés comme le plus précieux héritage national, tandis que la science occidentale était inventée, importée, imposée par les représentants de la puissance étrangère qui occupait militairement le pays.

Cette tâche, Vivekânanda s’y attacha évidemment avant tout pour sa propre satisfaction, pour résoudre le problème intérieur en face duquel il se trouvait, mais cette tache lui apparut bien plus importante encore lorsqu’il prit un contact direct avec l’Occident au cours de ses séjours en Amérique et en Europe.

Comme vous l’ont dit les Swamis qui ont parlé avant moi, il voulait à la fois répandre en Europe cette spiritualité qui avait été précieusement conservée dans l’Inde au prix de lourds renoncements et aussi faire profiter l’Inde de tout ce que l’Occident pouvait lui donner qui soit pour l’Inde un enrichissement véritable. Si l’on lit sa correspondance, le compte rendu de ses causeries aux Thousand Islands Park, à la frontière canadienne, et plus encore peut-être la biographie extrêmement intéressante que lui a consacrée sa principale disciple européenne Sœur Nivedita, biographie qui a été publiée sous le titre « Swâmi Vivekânanda tel que je l’ai vu », on se rend compte à la fois des anxiétés qui ont assailli le Swâmi, du labeur auquel il s’est livré et aussi des réussites qui ont couronné ce labeur.

A mon avis, et là je m’écarte de la plupart de ses biographes, l’un de ses principaux atouts dans cet effort, ne fut pas tant cette doctrine de l’Advaïta, du non-dualisme, attrayante certes pour les intellectuels, mais sans grande utilité pratique si on la prend isolément, que la conception fondamentale hindoue selon laquelle le Divin — Dieu — se situe et peut être trouvé en fait non pas seulement à un niveau précis unique, comme l’envisagent en général les religions sémitiques, mais tout au long d’une échelle qui va de l’Absolu, l’Unique, l’Un qui n’a pas de second, jusqu’aux puissances dérivées qui sont le plus susceptibles d’être perçues sous une forme quasi humaine.

Lorsque j’ai publié la traduction française des œuvres de Swami Vivekânanda, j’ai eu la témérité d’intituler « Les yogas pratiques » le volume où j’ai groupé les enseignements du Swami sur les yogas autres que ceux de la philosophie du non-dualisme. Si cela a surpris, et peut-être même choqué certains de ses admirateurs en Occident, je crois que tout le monde a fini par admettre que cette discrimination était justifiée. Et, en effet, ce qui nous importe dans la pratique à nous autres Occidentaux, ce n’est pas tant cette haute philosophie qui fournit une toile de fond, précieuse certes, mais qui reste toile de fond pour toute l’activité humaine, que toutes les techniques qu’il nous a envoyées du yoga de l’Amour, du yoga de la Concentration, du yoga de l’Action désintéressée. C’est cela que j’appelle les yogas pratiques. L’autre atout, qui se rattache directement au premier, et dont disposait Vivekânanda, est la distinction traditionnelle dans l’Inde entre ce qu’on y appelle la connaissance absolue et la connaissance relative, ou pour parler de façon peut-être plus claire, entre la prise de conscience de l’Absolu qui se rencontre dans de hautes extases et la connaissance de ce qui se présente à nous dans le domaine du Relatif, c’est-à-dire dans le domaine de la multiplicité, sur le plan de conscience où nous vivons habituellement.

La multiplicité des plans de conscience ainsi admise, ainsi reconnue, si l’on y ajoute la continuité qui les unit et si l’on admet que des modes de connaissance différents s’appliquent à chacun d’eux, on peut alors situer la connaissance telle que la conçoit l’Occident dans le domaine qui lui est propre, et les vérités supérieures de la religion, qui se placent sur des plans que j’appellerais plus originels, loin de contredire cette science, en éclairent alors la nature et la raison d’être. Inversement, pour citer les paroles mêmes de Vivekânanda rapportées par l’un de ses disciples : « En réalité, la science moderne a rendu solides les fondements de la religion ».

Je crois que dans la mesure où chacun de nous, pour soi-même, arrivera à réaliser cette attitude, cette conception, nous pourrons aussi, sous l’inspiration du grand Swâmi, acquérir une grande harmonie intérieure et par conséquent une plus grande force.

Mesdames, Mesdemoiselles et Messieurs, les éminentes personnalités qui se sont succédées à cette tribune et moi-même, n’avons pu évidemment vous apporter ici que des aperçus — très incomplets — sur l’œuvre du grand Swâmi et sur son retentissement. Ce que je peux vous dire en guise de conclusion, c’est que ses écrits, tels qu’ils ont été publiés, restent d’une actualité brûlante et je ne peux que vous en recommander la lecture attentive. Je vous garantis que ce ne sera pas du temps perdu.