René Barbier
La création en éducation

L’impasse éducative prend sa source dans les fondements mêmes de la pensée occidentale depuis Aristote. Peu à peu, la richesse de l’imaginaire, qui s’exprimait encore chez les Grecs par la présence, en filigrane, d’une ingérence surnaturelle dans les affaires hu­maines (Dodds), a été réduite à la moindre expression par l’impérialisme d’une pensée logique dichotomique, non dialectique : dicho­tomies théorie/pratique ; agir/non-agir ; réel/imaginaire ; économie/idéologie ; scien­ce/poésie ; structure/changement ; expérimen­tal/clinique ; micro/macro, etc. Le sens de l’éducation, dans son déroulement historique, va de l’être au non-être comme le soutient Michel Juffe. Nous succombons sous le poids d’un mode d’existence psychique dominée par l’hémisphère gauche du cerveau qui impose les catégories du langage verbal, de la logique mathématique, du linéaire et du détaillé, du séquentiel, du contrôlé, de l’intellectuel, de la domination, du mondain, de l’analytique, du lire-écrire-nommer, de la sé­quence ordonnée, de la perception d’un ordre significatif, du complexe de séquences motrices.

René Barbier est un chercheur et universitaire français. Professeur émérite à l’université de Paris VIII Saint-Denis en sciences de l’éducation depuis 2007. Il est actuellement conseiller scientifique du Centre d’Innovation et de Recherche en Pédagogie de Paris récemment créé par la Chambre de Commerce de Paris (CIRPP). Sa thèse de doctorat en sociologie de l’éducation date de 1976 et son habilitation à diriger des recherches de 1992. Il a développé les sciences de l’éducation par des travaux sur la recherche-action. Ses travaux sont basés sur ceux de Cornelius Castoriadis, Edgar Morin, du psychanalyste Carl Gustav Jung, des philosophes orientaux comme Ramana Maharshi et Sri Aurobindo et du psychologue éducateur Jiddu Krishnamurti.

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 11. 1983)

Qui dit éducation doit sous-entendre la création et par là-même induire une notion irrationnelle, voire spirituelle, sans laquelle toute entreprise humaine se dessèche. Essentiellement basé sur les fonctions analytiques de l’hémisphère gauche de notre cer­veau, notre système éducatif laisse en friche les immenses et nécessaires capacités de notre hémis­phère droite. Ce déséquilibre et cette disharmonie sont pour une très grande part les raisons de cette impasse éducative dans laquelle patauge le système français. René Barbier explique dans son étude les moyens de refaire à la création la place indispen­sable qui est la sienne dans l’éducation et c’est, notamment, en renouant avec les pensées tradition­nelles, que ce rééquilibrage passera ressurgissant des sources vives de l’imaginaire sous ses trois aspects : scientifique, philosophique et poétique.

Depuis longtemps déjà, on s’inter­roge sur la faillite du système d’enseignement français et sur les impasses éducatives auxquelles il conduit. Les témoignages sont nombreux à cet égard. Le dessinateur Jean Effel affirmait vi­goureusement : « J’ai détesté mon éducation, je méprise l’éducation que j’ai reçue » (cité par Théodore Zeldin, Les Français, Fayard, Pris, 1983, p. 342 sq.). Il semble bien que les résultats de l’éducation française, comparée à d’autres systèmes d’enseignement internatio­naux, ne soient guère convaincants surtout si on se réfère à la culture mathématique. L’idéologie éducative de la IIIe République toujours reprise en compte par les pouvoirs publics a fortement été secouée par les études sociologiques de ces dernières années (Bourdieu-Passeron ; Bau­delot-Establet) : la reproduction des inégalités culturelles et sociales entre les classes de la société par le truchement du système d’ensei­gnement français est devenu un poncif aujour­d’hui et l’égalité comme l’efficience « démo­cratiques » supposées dans l’univers scolaire, font plutôt sourire les connaisseurs. La péda­gogie traditionnelle et autoritaire a subi les coups de boutoir de la pensée non directive (C. Rogers, Lobrot, de Peretti, Pages, Ferry, Ha­meline, etc.) et de l’analyse institutionnelle (Lourau-Lapassade, Hess, Guigou, etc.). Elle se cherche désormais, sans point de repère assuré et les éducateurs se contredisent d’un livre à l’autre. Avec ce « principe d’incertitude » dans les sciences de l’éducation, une voie s’ouvre peut-être vers la reconnaissance de la complexité, de l’ambiguïté, de l’équivocité, de la polysémie du fait éducatif. Elle nous oblige à fonder une pluridisciplinarité et une multidi­mensionnalité de l’élucidation éducative (Ar­doino).

L’impasse éducative prend sa source dans les fondements mêmes de la pensée occidentale depuis Aristote. Peu à peu, la richesse de l’imaginaire, qui s’exprimait encore chez les Grecs par la présence, en filigrane, d’une ingérence surnaturelle dans les affaires hu­maines (Dodds), a été réduite à la moindre expression par l’impérialisme d’une pensée logique dichotomique, non dialectique : dicho­tomies théorie/pratique ; agir/non-agir ; réel/imaginaire ; économie/idéologie ; scien­ce/poésie ; structure/changement ; expérimen­tal/clinique ; micro/macro, etc.

Le sens de l’éducation, dans son déroulement historique, va de l’être au non-être comme le soutient Michel Juffe 1. Nous succombons sous le poids d’un mode d’existence psychique dominée par l’hémisphère gauche du cerveau qui impose les catégories du langage verbal, de la logique mathématique, du linéaire et du détaillé, du séquentiel, du contrôlé, de l’intellectuel, de la domination, du mondain, de l’analytique, du lire-écrire-nommer, de la sé­quence ordonnée, de la perception d’un ordre significatif, du complexe de séquences motrices.

L’impasse éducative n’est que le fruit de notre imaginaire social chassant le non rationa­lisable du réel, laissant en friche les capacités cérébrales de l’hémisphère droit. D’autres civi­lisations n’ont pas fait la même erreur. Les Inuits (esquimaux de l’île de Baffin au Canada) parlent une langue qui reflète un très haut degré de synthèse, à l’opposé de l’anglo-américain d’ordre analytique. Leurs sculptures, lithogra­phies et tapisseries sont sans apparente orienta­tion analytique, linéaire ou tridimensionnelle. Comme le signale Marshall Mc Luhan, « l’em­pathie de l’hémisphère droit est incompatible avec le « détachement » propre à l’hémisphère gauche » 2. Le cerveau droit est plus spatial et musical, artistique et symbolique, simultané, émotionnel, intuitif-créatif, soumis (tranquille), spirituel, réceptif, synthétique (gestalt), marqué par la reconnaissance faciale, la compréhension simultanée, la perception des formes abstraites, la reconnaissance des figures complexes (selon Trotter, « The Other Hemisphere », Science News, vol. 109, 3 avril 1976).

Pour McLuhan, Parménide a été le premier philosophe de l’hémisphère gauche (quantitatif) succédant ainsi aux présocratiques, philosophes de l’hémisphère droit (qualitatif). L’Église chrétienne a contribué au développement de l’hémisphère gauche en adoptant l’écriture phonétique gréco-romaine depuis ses premiers jours. Certes il y a toujours un certain degré d’interférence entre les deux hémisphères, grâce au Corpus callosum, cette partie du système nerveux qui relie entre eux les hémis­phères. Mais les peuples en jouent différem­ment suivant leur culture. Les Chinois, par exemple, se servent de l’œil comme de l’oreille dans leur mode d’expression artistique. La culture technologique de demain, paradoxale­ment, demandera un développement de l’hémisphère droit qui cherche à « accorder » plus qu’à « relier » les situations et les relations. Les Japonais s’adaptent parfaitement à la plus haute technologie : « le fond du monde oriental de l’hémisphère droit est cependant en train d’acquérir rapidement les moyens de connec­tion et de s’emparer de la « quincaillerie » du monde occidental de l’hémisphère gauche » (idem ; p. 81). Jean-Pierre Changeux, dans un récent ouvrage, montre que les deux systèmes de signes de l’écriture japonaise (le Kana et le Kanji) développent différemment les deux hémisphères. Le caractère abstrait, formel, com­binatoire du Kana soutient l’hémisphère gauche. La reconnaissance des signes du Kanji, au contraire, fait appel aux aptitudes particu­lières de l’hémisphère droit dans le traitement de la mise en mémoire des images (Changeux Jean-Pierre, L’Homme neuronal, Paris. Fayard, p. 324-325, 1983).

Sortir de l’impasse éducative, c’est prendre une distance critique à l’égard de ce que C. Castoriadis a nommé « la pensée ensembliste-identitaire » qui se manifeste par un repré­senter-dire (legein) et un faire social (teukhein). C’est, avec ce penseur, postuler l’existence d’une instance primordiale de la psyché : l’imagination radicale qui est la capacité de faire surgir sans cesse une toute première image donnant naissance à la psyché elle-même. Mais aussi de postuler l’existence, dans toute forma­tion sociale, d’un imaginaire social non réduc­tible à l’idéologie, magma de significations imaginaires sociales, dont le caractère de leurre ne peut jamais effacer le caractère radicalement créateur (Castoriadis Cornélius, L’Institution imaginaire de la société, Paris, éd. du Seuil, 1975). Plus largement, je pense qu’il faut concevoir l’Imaginaire comme une catégorie maîtresse des sciences humaines contempo­raines et l’envisager dans une perspective tri­dimensionnelle : à la fois pulsionnel, social et sacral 3. C’est sur ce fond philosophique et culturel que je propose le concept de créaction, néologisme qui combine les dimensions suivantes :

méditation création

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CREACTION
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recherche-action

La créaction renoue avec une pensée tradi­tionnelle dialectique (taoïsme, Héraclite et plus récemment Lupasco) et reste dubitative quant à la rationalité positiviste encore présente dans la dialectique hégélo-marxiste. Existentielle, la créaction est, en quelque sorte, le noyau éner­gétique d’une méthodologie clinique de l’éduca­tion et plus généralement des sciences hu­maines, axée sur l’implication des acteurs sociaux.

Créaction et création

Parler de création, c’est entrer d’emblée dans les sources vives de l’imaginaire. Créer, c’est inventer une forme-figure-symbole qui est le fait d’une activité de l’imagination radicale comme émergence de représentations (vorstel?lung : mettre, poser, placer devant) et non de vertretung (présenter de nouveau une chose). Il s’agit d’une production d’un flux représentatif non soumis à la déterminité et indissolublement représentatif-affectif-intentionnel. Qu’il s’agisse d’invention absolue (roman), ou d’un déplacement de sens quand « des symboles déjà disponibles sont investis d’autres significations que leurs significations « normales » ou « canoniques » « (Castoriadis, idem., p. 177). Créer, c’est mettre en œuvre la capacité élémentaire et irréductible d’évoquer une image et pouvoir corrélativement l’inscrire dans une forme/figu­re/symbole susceptible d’être socialement sanc­tionnée. Créer, c’est pouvoir orienter l’imagi­naire irréel, phantasmatique, vers l’imaginable, c’est-à-dire une production imaginaire, déran­geante, qui se définit à la fois par son écart dans son rapport au réel admis, et par son pouvoir de remise en question de ce caractère institué du réel pour le transformer 4. Par son aspect de bouleversement de l’ordre établi, la créaction se réfère à la problématique de l’autorisation (devenir son propre auteur) chère à J. Ardoino et au site singulier du Je, irréductible à toute autre position, signalé par E. Morin 5 : « une telle affirmation ontologique comporte néces­sairement la défense de l’identité (autos = le même), laquelle suppose nécessairement la distinction du soi et du non-soi, et par là même, le rejet du non-soi à l’extérieur (immunologie) » (p. 228). La notion de sujet ne peut être réduite à la subjectivité et à la contingence. Il s’agit d’une catégorie logique et organisationnelle essentielle qui caractérise le phénomène vivant. La création implique un retour radical à soi comme projet et une mise à l’épreuve de toutes les institutions qui nous ont fondés. Sur le plan de l’inconscient, cela revient à partir à la reconquête de son désir dans un désengagement critique du désir de l’Autre, en particulier un éclairage de « l’enfant merveilleux » pris dans la phantasmatique parentale comme l’a montré Serge Leclaire.

Sortir de la reproduction, c’est commencer vraiment. Alors la création et l’improvisation ne font qu’un. Improviser, c’est faire sans préparation et sur le champ des vers, de la musique, un discours, un système explicatif. Improviser, c’est commencer comme le soutient Jean-François de Raymond (L’Improvisation, Paris, Vrin, 1980). Pour moi, l’improvisation est essentielle en éducation. Elle constitue le trait d’union entre l’imaginaire et le symbolique en train de se constituer 6. Elle représente la flamme la plus fine de l’Errance. Dans l’improvisation, la création s’ouvre sur le plaisir de trouver. Peut-être faut-il parler de « choc » de l’étincelle créatrice comme le remarquent les chimistes américains Platt et Baker après une enquête parmi leurs confrères 7. L’inspiration nécessite un ter­rain propice, une aptitude à saisir l’événement étonnant. Elle apparaît plutôt comme « quelque chose qui nous arrive malgré nous ». L’intuition créatrice semble capricieuse, fugace, imprévi­sible et l’inspiration finit par posséder ceux qu’elle touche. Einstein affirmait que les mots ou le langage écrits ou parlés ne semblaient pas jouer un rôle déterminant dans le mécanisme de sa pensée mais plutôt certains signes et images plus ou moins clairs « pouvant être « volontaire­ment » reproduits et combinés. Éléments de type visuel et pour certains musculaires ». Para­doxalement, l’inspiration peut être immédiate ou naître après un long travail préparatoire. De toute façon l’inspiration est le fruit d’une longue et profonde motivation et doit être captée à l’instant même où elle apparaît. Pour cela, il faut savoir attendre, être patient et humble devant les mécanismes inconscients de la créa­tion. Alors l’arrivée de l’inspiration est une véritable fête pour l’artiste, comme l’affirme l’écrivain Virginia Woolf (cité par G. et B. Veraldi, p. 176).

Homo Ludens et création

La réflexion sur la dimension de la création dans la Créaction débouche sur la philosophie, comme toujours, quand on va au fond des questionnements. C’est d’abord le postulat philosophique d’un imaginaire radical (Castoria­dis) qui annonce la promesse des fleurs même sur une décharge publique. Il nous permet de croire au « principe Espérance » proposé par Ernst Bloch et nous fonde à chaque instant toujours recommencé pour nous créer autre­ment dans notre destinée individuelle et collec­tive.

Rien n’est jamais joué d’avance si l’imagi­naire radical existe. Tout est possible de l’hor­rible au sublime. L’élan créateur est au-delà du Bien et du Mal, il est simplement ; « Tout s’anime autour de nous, tout se revivifie en nous. Un grand élan emporte les êtres et les choses » (H. Bergson). La vie est beaucoup plus que reproduction. L’évolution est créatrice et la vie est la liberté s’insérant dans la nécessité en la tournant à son profit. Mais ce jeu de la vie créatrice, où va-t-il ? Quelle est sa raison d’être ? Pour le philosophe contemporain Kostas Axelos 8, le jeu de l’homme est lui-même pris dans le jeu du monde. J’aime cette pensée qui s’ouvre sur l’errance et suppose une éthique problématique : « aucun sens ne peut cependant s’imposer à nous, à nous qui sommes déjà à la recherche de l’au-delà du sens et du non-sens » (id. ; p. 73).

Je suis sensible à cette ouverture au jeu du monde, « aidés par une pensée contemplative mais non contemptrice, spéculative mais non spéculaire, nous avons aussi à retrouver les filons des éthiques de la sagesse asiatique et orientale » (id. ; p. 76). Ce faisant « est-il ques­tion pour le jeu de l’homme d’apprendre à s’enrouler – de nouveau – ? dans la spirale du jeu du monde qui l’a déroulé ? Sinon de quoi d’autre peut-il être question ? » (id. ; p. 90).

Le jeu du monde engendre le jeu de l’homme qui, lui-même, constitue l’être humain en tant que Homo Ludens selon la formule de Johan Huizinga 9. L’homme est fondamentalement un « homme qui joue » et cette activité ludique est créatrice de toute culture. Huizinga déve­loppe une définition du jeu comme action libre, sentie comme fictive et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur. Le jeu est une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité, qui s’accomplit en un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données dans une ambiance de ravissement et d’enthousiasme, suscitant des relations de groupes volontiers mystérieuses. Le jeu est, par excellence, ce qui donne du sens à la vie, bien que la radicalité du jeu « le plaisant » (aardigheid) du jeu, se refuse à toute analyse ou interprétation logique » (id. ; p. 18). Le jeu est une activité superflue du strict point de vue déterministe : « l’exis­tence du jeu affirme de façon permanente, et au sens le plus élevé, le caractère supralogique de notre situation dans le cosmos » (id. ; p. 20). Il exprime notre liberté car le jeu commandé n’est plus un jeu.

Plus encore que la sexualité, il est la manifes­tation active du principe de plaisir. René Caillois a tenté de classer les attitudes élémen­taires qui commandent aux jeux divers (compé­tition, chance, simulacre, vertige). Il dessine ainsi une sociologie de la culture où viennent se positionner les formes culturelles demeurant en marge du mécanisme social et les formes institutionnelles intégrées à la vie sociale, puis les situations de corruption 10. J. Duvignaud a repris l’étude de la part ludique irréductible à toutes les structures (sociales, parentales), à toutes les sociétés. Elle se caractérise essentiel­lement par la gratuité 11 et Duvignaud criti­que alors Huizinga pour qui tout jeu a ses propres règles. La part ludique est boulever­sante. Le jeu « ouvre une béance dans la continuité factuelle d’un monde établi, et cette béance débouche sur le champ vaste de combinaisons possibles, différentes en tout cas de la configuration suggérée par l’ordre commun… » (id. ; p. 85). Le jeu prend une place de choix dans l’imaginaire créateur qui nous fonde. Il est à l’intersection du monde extérieur et du monde intérieur et crée une aire intermédiaire originaire entre la mère et l’enfant qui se situe entre la créativité primaire et la perception objective basée sur l’épreuve de réalité 12.

La créaction s’enracine dans ces différents éléments de la création. Elle diffère, par cet enracinement d’ordre philosophique, de toutes les « techniques de créativité », simples gadgets vendus sur le marché des biens de consomma­tion dirigée.

Créaction et créativité

Le mot « créativité » s’est imposé désormais. Il faut en tenir compte. Pour moi, dans la mesure où je le reconnais comme partie inté­grante dans la créaction, il s’agit d’un ensemble de dispositifs techniques des plus variés permet­tant d’exprimer les capacités créatrices d’un être humain et reflétant les choix philosophi­ques propres à la création. Les études sur la créativité mettent en lumière les caractéristi­ques de la personnalité créatrice dont la créa­tion a besoin. Il semble bien que l’intelligence, mesurée par des tests, ait peu de chose à voir avec la créativité. E. Paul Torrance a même découvert que si l’intelligence ne fait pas défaut aux esprits créatifs, il y a peu d’hommes d’une intelligence supérieure qui soient en même temps doués pour la créativité. Résultats confirmés par Getzels et Jackson dans leurs recherches effectuées en milieu scolaire 13. Rémy Chauvin, dans son livre sur les surdoués, distingue également les « intelligents » et les créatifs ».

La personnalité créatrice se caractérise par plusieurs facteurs selon trois chercheurs améri­cains Wilson, Christensen et Guilford :

la perception de problèmes face à une situation donnée,

la fluidité idéationnelle et la fluidité des mots, c’est-à-dire un bon fonctionnement du mécanisme de conception et d’expression des idées,

la flexibilité, c’est-à-dire la faculté de passer aisément d’une catégorie à une autre,

l’originalité, évaluée d’après les réponses fournies par la majorité des sujets examinés,

la reconstruction, capacité de restructurer quelque chose qui existe déjà 14.

Depuis Guilford (1956) on distingue la pensée convergente et la pensée divergente. Dans la pensée convergente, il y a générale­ment une conclusion ou une réponse qui est considérée comme unique et la pensée est canalisée ou contrôlée en direction de la ré­ponse. Dans la pensée divergente, il y a recherche dans différentes directions, surtout quand il n’y a pas de conclusion unique. Intellectuellement, la pensée créatrice s’affirme comme une opération à la fois convergente et divergente, spontanément souple et adaptative, orientée vers la recherche de solutions origi­nales. Les techniques de créativité nées aux États-Unis dans les années cinquante, reposent sur quelques principes 15 :

– chacun de nous possède une aptitude à créer,

– la création se fait par combinaison et réorganisation d’éléments existants,

– cette création fait largement appel à l’inconscient,

– la création est un processus qui demeure identique, quel que soit le sujet abordé,

– le groupe est le lieu favorisé pour déve­lopper sa créativité.

Créativité et imagination

On remarquera que la créativité suppose le développement de l’imagination comme combi­natoire par rapport à l’obstacle du réel. Si nous suivons le concept de création et d’imagination radicale, le combinatoire n’est qu’une des di­mensions secondaires de l’imagination. J. Ar­doino a beaucoup insisté sur cette différence entre la pensée combinatoire (innovatrice) et la pensée proprement créatrice. En cela la créaction se démarque de la créativité. J’ai vigoureusement défendu ce point de vue dans la préface à mon ouvrage sur la recherche-action en dialoguant avec plusieurs collèges sur ce thème (cf. note 25).

Par contre le rôle de l’inconscient et du groupe est, sans conteste, une partie détermi­nante de la créaction, et elle renvoie à l’appro­fondissement de deux autres catégories : médi­tation et recherche-action.

La créativité a mis en évidence cinq étapes dans le processus de création :

– la formulation du problème : on se de­mande de quoi il s’agit, comment on peut définir le problème de façon très générale,

– identification au problème : on cherche à vivre le problème comme s’il faisait partie intégrante de soi-même,

– rejet des solutions évidentes ou banales dont il faut pouvoir se « purger »,

– l’imagination en « roue libre ». Le cher­cheur lance toutes les idées qui lui viennent à l’esprit. Il concasse le sujet, le bisocie avec toutes sortes d’autres sujets par des processus analogiques et métaphoriques,

– l’envol. Le chercheur trouve son envol et le sujet traité prend sa vie propre.

En créativité, il s’agit toujours de faire face à l’obstacle et de trouver les moyens de sortir de l’impasse: On bute sur le réel et on trouve alors la solution la plus adaptée pour résoudre le problème. Nous avons beaucoup à apprendre de cette persévérance efficace et de cette espérance active dans nos pratiques sociales quotidiennes. Les techniques de créativité, dé­gagées de leur réification gadgétisée, devien­nent des outils aussi riches que l’ordinateur pour le défrichage du monde contemporain. L’état d’esprit requis pour « faire de la créativi­té » nous relie à la modernité et nous oblige à entrevoir l’avenir sous un jour moins sombre. Nous entrons ainsi plus facilement dans ce que le sociologue américain Alvin Toffler nomme la « troisième vague », nouvelle civilisation boule­versant les structures actuelles de vie politique, économique, sociale et culturelle 16. Les nombreuses techniques inventées depuis une trentaine d’années favorisent le sens créateur de l’existence. Brainstorming d’Alex F. Osborn 17, synectique de W.J. Gordon 18 Sémanti­que générale d’A. Korzybski 19, Analyse fonctionnelle de R.-P. Crawford 20, Rêve éveillé dirigé de Desoille 21, Gestalt-thérapie de F. Perls 22, etc., contribuent, selon leurs propres modalités pratiques, à offrir au cher­cheur en sciences humaines, à l’animateur de groupe ou au pédagogue soucieux d’enrichir son action, une série de dispositifs d’expression de l’imaginaire non négligeables. Ces dispositifs conduisent à réintroduire en éducation la no­tion de plaisir, essentiellement à mes yeux. Je me réfère ici aux thèses de M. Lobrot : « L’édu­cation doit viser avant tout à mettre l’enfant en contact avec les sources de plaisir et de satisfac­tions. Toute l’évolution ultérieure de l’enfant dépend de cela, tant sur le plan affectif qu’intel­lectuel et pratique » 23. À l’école l’enfant est encore trop souvent considéré comme une « boîte noire » dont la fonction est d’ingurgiter la plus grande part possible de connaissances que le maître est censé « posséder ». On néglige le développement affectif et on laisse jouer « l’effet Pygmalion ». Certes, peu à peu les choses changent. Trop lentement à mon gré. Quelques éducateurs lancent des « expériences pédagogiques » qui ouvrent la porte vers une autre éducation plus créatrice 24. Mais dans l’ensemble : l’École, quel ravage ! Elle reste pour la plupart la voie de l’apprentissage de l’existence apeurée et conformiste, donc dange­reuse pour l’individu et la société.

Créaction et recherche-action

Il y a quelques années je publiais un livre qui tentait une articulation pratique entre les ap­ports d’une philosophie humaniste de la Praxis (existentialo-marxiste) et les sociologies criti­ques de l’institution éducative dans une problé­matique nouvelle intitulée recherche-action institutionnelle 25.

La recherche-action est une des trois compo­santes indissociables de ce que je nomme aujourd’hui : la Créaction.

La recherche-action est une pratique de recherche originale, liée au « terrain » qui as­socie étroitement les groupes étudiés à l’élabo­ration de la recherche et à la production de connaissances. Mise au point par l’Américain Kurt Lewin, elle a d’abord exploré les climats d’autorité éducative et les changements dans les habitudes alimentaires pour se diffuser et éclater dans diverses directions dans les années soixante comme le montre R. Hess 26. Un enseignant de l’université de Nanterre, J. Du­bost, a essayé de synthétiser les diverses recherches-action existantes en quatre grands types :

1) Pour un petit nombre de travaux, le mot « recherche » correspond à son utilisation scien­tifique la plus courante : produire une connais­sance prétendant à un certain type de validité expérimentale suivant une logique disciplinaire spécifique. L’action, ici, correspond simple­ment à l’instrument de la recherche et la « recherche-action » n’est qu’une stratégie parmi d’autres sur le plan scientifique.

2) Pour une majorité de travaux, il s’agit plutôt d’études, c’est-à-dire d’investigations dont la nécessité émerge au sein d’une situation concrète locale définie où se posent des pro­blèmes d’action. L’action apparaît comme un ensemble d’opérations planifié par le décideur : études diagnostiques, enquêtes destinées à faire émerger des « besoins », des objectifs d’action ; stimuler les innovations, mobiliser les acteurs. La recherche-action apparaît comme une stra­tégie d’action souvent participative et engagée soit par des instances de pouvoir, soit par des groupes dominés.

3) Un autre sens du mot « recherche » peut correspondre au projet d’engager une expé­rience de vie exemplaire pour les participants. L’usage langagier nomme cela des « expérimen­tations sociales » (habitat, éducation, produc­tion, rapports entre les sexes, etc.). Derrière on discerne manifestement un désir de « changer la vie », de réaliser une « utopie concrète » (E. Bloch). L’action domine clairement toute visée de connaissance et est conduite par un groupe sans l’aide de spécialiste extérieur. L’action n’est plus instrumentale mais expressive. La recherche-action vise alors une stratégie d’exis­tence exprimant une conduite globale de réor­ganisation de la vie.

4) Enfin les pratiques d’intervention psycho­sociologique et sociologique européennes qui tentent l’élucidation du sens des conduites humaines dans l’analyse permanente des impli­cations de tous les participants à la recherche (chercheurs inclus). L’action cherche ici « de raccorder situations, événements et conduites à l’univers symbolique où ils peuvent être mis en sens » (J. Dubost). La recherche-action pré­sente une orientation stratégique d’analyse so­ciale à visée élucidante.

Axes de la recherche-action

Cette typologie a le mérite d’éclairer une diversité de pratiques de recherche quelque peu chaotiques et diversifiées. J’ai pourtant montré dans le même numéro de POUR qu’on pouvait élaborer une pratique de recherche-action plus transversale par rapport à ces quatre types fondamentaux. Il s’agit de la « recherche-action existentielle » qui avec la dimension institutionnelle représentent le type de recherche-action spécifique dans la création. La recherche-action est toujours une sorte de remaniements de relations entre les experts et les acteurs sociaux. Guy le Boterf en dégage les principaux axes :

– Connaissance de l’implication du chercheur dans l’acte de recherche « c’est-à-dire qu’il est pris dans tout un réseau de relations (sociales, affectives, économiques, institutionnelles, culturelles) qui conditionnent et orientent ses activités » 27.

– Engagement et distance critique, c’est-à-dire refus de l’illusoire neutralité et du piège constitué par l’idéologie de l’acteur. Éducation mutuelle et coopération entre le chercheur et les acteurs.

– Négociation inéluctable entre les cher­cheurs, les acteurs et les techniciens en vue de cerner le projet et de réaliser les objectifs communs. Plus spécifiquement la recherche-action existentielle sur laquelle s’appuie la Créaction suppose :

– Une intentionnalité de la recherche des « actants » (chercheurs et praticiens qui s’appro­prient l’ensemble de la recherche). Elle struc­ture d’emblée le champ symbolique des prati­ques selon l’ordre du sens à donner ou à trouver.

– Une utilisation d’un cadre de références théoriques à soubassement philosophique im­plicite qui fonde le regard sur les choses, les êtres, les situations.

– La « rupture » épistémologique entre les faits, les pratiques de vie et leur « retraitement » interprétatif en fonction du cadre théorique retenu.

– L’expression collective du résultat de la recherche, compte tenu du public que l’on veut toucher (suivant le cas : rapport de recherche classique, montage vidéo, diaporama, théâtre de l’opprimé, etc.) (cf. mon article dans POUR n° 90).

Vu sous l’angle de l’éducation, la Créaction – dans cette composante – implique donc une véritable hétérogestion pédagogique qui ne méconnaît, ni l’intérêt irréductible des élèves, ni l’intérêt de recherche pédagogique de l’ensei­gnant-chercheur, ni les contraintes institution­nelles dans lesquelles s’inscrit toute formation. L’autorité pédagogique qui permet de réaliser les objectifs est toujours négociée. Mais il n’y a pas, comme dans la pédagogie institutionnelle à tendance non directive, une mise en retrait (apparente) du désir de l’enseignant (désir de former, de durer à travers l’autre, de trans­mettre une base culturelle légitime, d’être « un bon père de famille » et « une bonne mère » etc.) . Au contraire, le désir de l’enseignant et les désirs de l’ensemble des élèves dans leur diversité, doivent être parlés, exprimés parfois d’une façon originale (non verbale, poétique). La situation éducative qui en résulte est tou­jours conflictuelle et nécessite la mise en œuvre d’une problématique de médiation-défi inéluc­table 28.

Si la Créaction se compose effectivement des trois éléments cités aux premières lignes de cet article :

– la création en représente la variable axiolo­gique, fondée à la fois sur des données psychologiques et philosophiques.

– La recherche-action (existentielle) peut être considérée comme sa variable expérien­tielle, implicationnelle.

– Et la méditation comme la variable qui, plongeant dans le non-rationalisable de l’imagi­naire, introduit la négativité du non-agir, du sans-fond et du sans-nom, dans l’ordre trop affirmatif, trop faustien, de cette conceptualisa­tion.

Créaction et méditation

J’entends par « méditation », une démarche de l’esprit qui exclut toute spéculation intellec­tuelle, réflexion construite, imagination débor­dante. La méditation est la forme neigeuse de l’esprit quand celui-ci trouve son point d’être de non-contradiction dont parle André Breton dans le Second Manifeste du Surréalisme : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communi­cable et l’incommunicable cessent d’être perçus contradictoirement. »

C’est dire qu’il ne s’agit en rien de l’accepta­tion « occidentale » du terme. Le Littré définit le verbe « méditer » par :

– faire de ceci ou de cela l’objet d’une réflexion profonde, penser à faire une chose,

– réfléchir avec force et maturité sur quelque chose,

– réfléchir aux moyens de faire quelque chose,

– faire une méditation pieuse,

– se méditer : être médité, projeté.

Dans aucune de ces acceptions nous trouvons la trace d’une influence de la sagesse et de la mystique orientales pourtant plusieurs fois millénaires. Cet ethnocentrisme philosophique devient insupportable à l’heure actuelle. Depuis quelques décennies déjà les ethnologues et les historiens des religions nous ont montré le chemin d’une décentration culturelle. Il est temps de reconnaître que l’Occident positiviste et colonialiste n’est qu’une mince pellicule déjà à moitié décollée sur la surface crevassée de l’histoire humaine. Ce qui advient à notre époque est encore difficilement cernable, même dans ses grandes lignes : une autre conjonction de civilisation, véritable création socio-historique qui bouleverse tous nos systèmes de valeurs, d’attitudes et de conduites. Ni retour pur et simple à l’Ancien, au Traditionnel, au Pur. Ni prolongation ou achèvement incessant de l’Actuel. Ce qui advient dans la modernité naissante est une métamorphose fascinante de civilisations enchevêtrées. J’aime écouter ce bouillonnement de la condition humaine et il m’arrive de me laisser dériver dans ses courants, de m’engloutir sans crainte dans ses tourbillons insondables. La méditation dont je parle est celle qui représente l’étape suivant celle du Yoga avec connaissance compréhensive de l’objet (samprajnata).

Ce dernier s’accompagne encore « de consi­dérations discursives (vitarka), d’examen mental (vicãra), d’affection joyeuse (ãnanda), du sentiment du moi (asmitã). Mais quand il y a arrêt complet de tout fonctionnement psycho?cérébral, c’est le samâdhi sans connaissance d’objet (asamprakñata) (Yoga-Sutra, s.I ; 1 ; cité par Olivier Lacombe) 29.

Dans la Tradition tibétaine, on distingue tôpa, sâmpa et gompa. Tôpa veut dire étudier le sujet, sâmpa signifie réfléchir là-dessus, le contempler, et gompa veut dire qu’on médite et développe samâdhi par ce moyen. Sâmpa n’est pas la méditation entendue comme exercice de développement mental. C’est un retour de la pensée sur le sujet, une réflexion et une digestion intérieure pleine et entière. Gompa, c’est la méditation proprement dite : on ne pense plus en terme de « moi » ou de « je ». La méditation ne vise rien car il n’y a rien à atteindre. Méditer est un jeu gratuit sans objet, sans intention, sans projet : « la méditation consiste seulement à s’efforcer de voir ce qui est et il n’y a rien de mystérieux là-dessous « chogyam Trungpa » 30. Il suffit d’être avec ce qui se passe, ce qui existe autour de soi, sans attente, ni jugement, ni opinion. La méditation se prouve parce qu’elle s’éprouve. L’homme y redécouvre l’iccéité de son corps vital (hara) et sa place dans la nature par la maîtrise de la respiration : « l’homme inspire le monde, mais il l’expire aussi » Hans Waldenfels 31. La méditation s’ouvre sur le Vide, la perte du moi, états considérés en Orient comme positifs, épanouissement absolu. Le psychiatre japonais T. Doi a soutenu l’opinion que la pratique du Zen répondait à un besoin humain de sécurité. L’homme occidental d’aujourd’hui considère que la méditation asiatique constitue une chance pour lui-même car, en privilégiant l’indépendance de son moi, il est tombé de plus en plus dans l’isolement et l’insécurité. Désor­mais il aspire à une nouvelle assurance et à une nouvelle unité avec son environnement et avec la nature. Être en méditation suppose une capacité de s’ouvrir au monde d’une façon désintéressée, une totale disponibilité.

Cette attitude est celle du sage taoïste vivant le jeu cosmique Yin/Yang du principe (Tao). 32 L’état de méditation peut s’apprendre. Swami Sivananda Sarasvati présente l’essentiel de cet « apprentissage » selon la tradition hin­douiste en passant de la concentration (Dhâ­ranâ) à la méditation proprement dite (Dhyâna) 33. Hata-Yoga, Za-Zen, Taï-chi-chuan, arts martiaux divers, développent cette attitude. Les arts de l’Orient et de l’Extrême-Orient expri­ment cet état d’une manière remarquable comme cette statue en grès du Bouddha ensei­gnant, au musée archéologique de Sarnath 34. Marc de Smedt, qui nous fait faire un voyage éclairant dans les contrées du silence intérieur, nous montre que les techniques de méditation existent dans toutes les grandes traditions de la spiritualité humaine : Inde, Tibet, Islam, ju­daïsme, christianisme, bouddhisme, taoïsme », N’oublions pas, nous rappelle-t-il, qu’en chinois ou en japonais, le mot « religion » signifie « l’enseignement de la source de l’origine » 35. Ce qu’avait sans doute bien compris Lanza del Vasto dans son « Pèlerinage aux sources ».

Samadhi, Satori, extase chrétienne sont des états de méditation accomplie. Vivent dans cet état permanent des êtres à la personnalité très différente. Quelle différence en effet, entre un Ramakrishna et un Ramana Maharshi, entre un Swami Râmdâs et un Krishnamurti ? De cette méditation contemplative, je ne saurais parler de l’intérieur, comme tous ces sages. En re­vanche j’en risquerai quelques mots à partir d’une longue pratique poétique qui n’est peut-être pas si éloignée, dans son essence, de cette attitude. Commençons d’abord par comprendre comment un savant biologiste, qui est aussi un marin, médite, en quelque sorte « à l’oriental » quand il est dans son élément océanique : « En mer, je suis vraiment conscient du déterminisme cosmique dans lequel je me trouve, je n’ai plus un brin de liberté, alors que dans la vie courante on se croit à tort libre, grâce au langage. En mer, il n’y a effectivement, plus de verbiage possible, puisqu’il faut survivre… Vous êtes envahi par une sensation de solitude totale et vous prenez conscience que votre vie ne dépend plus que de vos propres actes… En mer, je n’ai pas l’Autre en face de moi, et du coup je ne suis plus moi-même, mais je suis le Cosmos » (H. Laborit, « le Monde du dimanche » 24 avril 1983, p. XIV). La disponibilité à l’égard du Mysterium fascinans et du Mysterium tre­mundum propres au sacré, suivant R. Otto, s’exprime bien face à l’Océan « rauque chan­teuse qu’accompagne l’immense orgue des vents grondeurs » (Baudelaire).

Cette attitude d’ouverture à l’étrangeté du monde se retrouve dans l’avant-poésie, ce climat spirituel qui prépare à l’acte créateur, suivant les lieux, les moments propices. Ainsi pour moi une promenade le long des côtes sauvages du Trégor-Goélo, en Bretagne. Là les rochers s’enfoncent, un à un, jusqu’à l’horizon dans la mer dont les vagues cherchent désespé­rément à repérer leur limite terrestre dans l’enchevêtrement des formes granitées. Lieu approprié à ma méditation poétique sur le sens du solide et du fluide, du fort et du faible, du stable et du mouvant, de la solitude et de la multitude, de la vie et de la mort. Lieu qui me fait « goûter » dans sa « substantifique moelle » le Tao Te King. Mais entre cette région de Bretagne et la Chine, que de secrètes analo­gies…

Ici, le soleil descend/la mer monte/un rocher bleu/sonde l’instant. Ici Prier, c’est peut-être laisser fondre/une grande Image/dans notre âme frémissante. Ici, qui croit au lierre/risque l’orage. Ici, l’arbre est une fêlure/qui sépare deux mondes. Ici, l’image est une éponge/dont nous sommes l’eau pure. Ici, je comprends ce que voulait dire A. Watts quand il nous rappelait les derniers mots de Fach’ang :

« Quand Fach’ang fut sur le point de mourir, un écureuil sur le toit jeta un cri perçant. « Ce n’est que cela, dit-il, et rien d’autre ». Dans ma promenade Guillevic revient à ma mémoire « Bonnes à toucher : /La feuille du noise­tier/L’eau dans l’ornière/La mémoire de la violette. » et encore Épictète « Toute chose a deux anses : l’une par où on peut la porter, l’autre par où on ne le peut pas. » Et encore André Frenaud « Mes chiffres ne sont pas faux/ils font un zéro pur ». S’il est vrai que « le désir du vrai lieu est le serment de la poésie » (Yves Bonnefoy), ce lieu-là me correspond comme l’eau fraîche au désert. Les images viennent d’elles-mêmes se nicher silencieusement dans mon esprit. Elles déposent leurs œufs de fine lumière que le cri des mouettes fait éclater. En poésie, il s’agit toujours d’être patient et savoir attendre le moment où l’image déroule son tapis rouge. Alors je sais qu’à une parole virtuelle existe chez le poète au cœur du silence ; mais l’entendre, c’est une question de justesse d’âme et de purification de l’esprit » 36. Vécue à l’extrême, d’instant en instant, la méditation poétique devient expérience du Soi et permet de « passer l’autre bord » (Hôlderlin). Dans le soleil des mots/Sous la vague des images/Allongé sur la page d’un poème/je me fais bronzer l’âme. Il m’est arrivé plus d’une fois d’être littéralement saisi par l’invisible et immo­biliser dans des pensées multiples qui se dissolvaient à l’instant où je tombais par hasard sur une image d’un poète, ainsi de l’alouette rencontrée au carrefour d’un vent léger : « Fascinante, on la tue en l’émerveillant » et du serpent « Par le lien qui unit la lumière à la peur/Tu fais semblant de fuir, /Ô serpent marginal » (René Char).

Nous ne prendrons jamais assez de temps pour méditer en poésie, avant l’action toujours nécessaire, toujours recommencée. Présence humaine/Lilas de l’action. Souffrance des enfants/Houille de notre force/Dague de notre doute. J’ai parfois des colères/Qui font peur à mon ombre. « Savoir nous fait porter/Tout le poids de nos gestes » (Guillevic).

La Créaction en éducation ou en politique implique cette phase de recueillement, de ressourcement. Il nous faut savoir naître à la poéticité du monde comme le demande Kostas Axelos. Peut-être alors comprendrons-nous que dans la dureté de la nature et des hommes, le temps fait son nid de porcelaine fragile, de souplesse profilée et que dans la fluidité la plus tourbillonnante, la plus séduisante, dorment des scies pour nos rêves.

En éducation Maria Montessori avait bien compris les vertus de la méditation. Elle impo­sait aux enfants une minute de silence sans les faire entrer, pour autant, dans le cimetière des idées. Si l’existence, dans son exigence la plus haute, consiste à se sentir relié à tout ce qui est et si le vrai éducateur vit au cœur même de l’existence : « n’étant consacré qu’à la liberté et à l’intégration de l’individu… il est profondément et réellement religieux. Il n’appartient à aucune secte, à aucune religion organisée ; il est af­franchi des croyances et des rituels car il sait que ce ne sont là que des illusions, des fantaisies, des superstitions projetées par les désirs de ceux qui les créent » Krishnamurti 37. La composante méditative de la créaction est à la fois une valeur éducative et une valeur de recherche spirituelle sans frontière de l’être humain.

Au terme de cette étude, je m’aperçois que le concept de créaction avec ses trois dimensions de création, de recherche-action et de médita­tion, représente la théorisation la plus élaborée jusqu’ici de la méthodologie appropriée d’une problématique générale que je tente de fonder : l’approche transversale. Par méthodologie, j’entends non une simple série de techniques, mais un ensemble de dispositifs réfléchis et relativement cohérents, de savoir-faire, d’options et de directions de recherche et d’animation, fondés sur des concepts théoriques et des expérimentations pertinentes, et permet­tant la mise à l’épreuve d’une problématique centrale. L’approche transversale constitue cette problématique centrale qui s’exprime par trois types d’écoute-action intégrés en spirale :

– Une écoute « scientifique », pluridiscipli­naire et multidimensionnelle, essentiellement de type clinique et psychosociologique, très ouverte à la « pensée complexe » (Morin), à la dialectique contemporaine (Lupasco) et au bouleversement actuel dû à la nécessaire impli­cation épistémologique 38.

– Une écoute « poétique » soucieuse d’éton­nement devant le surgissement de l’événement, la reliance symbolique de l’existence reconquise au monde de la réification, le « retentissement » bachelardien de l’imaginaire créateur et le caractère non rationalisable du plus profond de la psyché.

– Une écoute « philosophique » qui interroge les systèmes de valeurs au nom du sens ultime : « Pourquoi y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? » (Heidegger). Pourquoi sommes-nous sur terre, où allons-nous, que faisons-nous ensemble ? Quel est ce grand jeu du monde et ce petit jeu de l’homme ? Qu’est-ce que naître, qu’est-ce que mourir ? Qu’est-ce que souffrir et qu’est-ce qu’aimer ? Pour cette écoute il faut avoir l’humilité de recueillir les sagesses qui viennent d’ailleurs sans nier celles qui nous sont plus familières. Peut-être arriverons-nous alors à cette simple conclusion d’Antonio Porchia au terme d’une approche transversale vécue quotidiennement :

Savoir mourir coûte la vie

Avant de parcourir mon chemin, j’étais mon chemin

(Voix, Fayard)

 

1 Juffe Michel, Le Sens de l’éducation : de l’Être au Non-­Être. Chemins et obstacles de la formation. Doctorat d’État ès lettres. Université de Paris VIII, 1980, 537 pages.
2 McLuhan Marshall, Les Hémisphères et les Médias, in Sociologie de la connaissance, sous-dir. J. Duvignaud, Paris, Payot 1979, p. 72-84, cit. p. 73.
3 Barbier René, L’Implication et l’Imaginaire, communi­cation au Colloque national des enseignants et des chercheurs en sciences de l’Éducation, Paris, septembre 1983, 9 pages (cf. Actes du Colloque).
4 Saison Maryvonne, Imaginaire, imaginable, parcours philosophique à travers le théâtre et la médecine mentale, Paris, Klincksiecke. Esthétique, 1981, p. 12 sq.
5 Ardoino Jacques, Éducation et Politique, Paris, Gauthier-Villars 1977, coll. Hommes et Organisations, Morin Edgar, Science avec conscience, Paris, Fayard, ch. Soi et autos, p. 221 sq, 1982.
6 Barbier René, L’Improvisation éducative, in Pratiques de formation/Analyses, n° 2, octobre 1981, Apprendre à réapprendre, p. 55-75. Université de Paris VIII (Forma­tion permanente).
7 Veraldi Gabriel, Veraldi Brigitte, Psychologie de la création, CEPL, Paris, 1972, coll. comprendre, savoir, agir.
8 Axelos Kostas, Pour une éthique problématique, Paris, les éditions de Minuit, coll. Arguments, 1972, p. 71.
9 Huizinga Johan, Homo ludens,essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, NRF, 1951.
10 Caillois Roger, Les Jeux et les Hommes, idées/Galli­mard NRF 1967.
11 Duvignaud Jean, Le Jeu du jeu, Paris, Balland, le commerce des idées, 1980.
12 Winnicott D.W., Jeu et Réalité, l’espace potentiel, Gallimard NRF, 1975, coll. connaissance de l’inconscient.
13 Getzels et Jackson, Creativity and Intelligence ; Explo­ration with Gifted Children, ed. Weley, 1962.
14 Wilson, Christensen et Guilford, Study of creative Thinking, Hypotheses and Tests (report Psycho lab., 4, 1951) cité dans G. et B. Veraldi plus haut.
15 Demory Bernard, La Créativité en cinquante ques­tions, éd. Chotard et associés, Paris, 1976.
16 Toffler Alvin, La Troisième Vague, Paris, médiations, Denoël/Gontier 80.
17 Osborn A.C., L’Imagination constructive, Paris, Dunod, 1953.
18 Gordon W.J.J., the Developpement of Creative Capa­city, New-York, Harper and Row, 1961. (la stimultion des facultés créatrices par la méthode synectique, éd. Hommes et Technique, Paris).
19 Korzybski A., Science and Sanity, (1933), New York, the International Non Aristotelian Library Publishing Company 1958.
20 Crawford R.P., Technics of Creative Thinking, New York, Hawthorne, 1954.
21 Desoille Robert, Théorie et Pratique du rêve éveillé dirigé, éd. du Mont-Blanc, Genève, 1961.
22 Perls Frédérick, Rêves et Existence en gestalt thérapie, Epi, 1972.
23 Lobrot Michel, Priorité à l’éducation, Payot (p.b.) 1973, p. 180 et en psychothérapie : Les Forces profondes du moi, éd. Economica, Paris, 1983.
24 cf. Beaudot Alain, La Créativité à l’école, PUF, 1968 ; Gloton et Clero, L’Activité créatrice chez l’enfant, Casterman, Malineau et Da Silva, L’Enfant et la Poésie, Poésie I, n » 28-29, Librairie St-Germain-des-Prés.
25 Barbier René, La Recherche-Action dans l’institution éducative, Gauthier-Villars, Paris, 1977 et J. Ardoino, R. Barbier, Recherche action et intervention, colloque cher­cheurs/praticiens, Pratiques de formation-Analyse, suppl. n° 4, juin 1983, Univ. de Paris VIII, Form. Perm.
26 Hess Rémi, Histoire et Typologie de la recherche-action, POUR, la recherche-action, n » 90, juin-juillet 1983, Privat, Toulouse ; DUBOST, Jean, Les Critères de la recherche-action, in POUR N° 90, p. 17-21 ; et Hess R., la Sociologie d’intervention, PUF, 1981.
27 Le Boterf Guy, La Recherche-action : une nouvelle relation entre les experts et les acteurs sociaux ? POUR, n° 90, p. 39-46.
28 Barbier René, Médiation et défi dans l’animation des groupes interculturels, Pratiques de formation/ Analyses Université de Paris VIIIe, n° 5, avril 1983, p. 67-81.
29 Lacombe Olivier, ch. Le Yoga, in Gardet et Lacombe, L’expérience du SOI étude de mystique comparée, Desclée de Brouwer, 1981, p. 126.
30 Chogyam Trungpa, Méditation et Action, causeries au centre tibétain Samye-Ling, Fayard, doc. Spir., 1973, p. 156.
31 Waldenfels Hans, La Méditation en Orient et en Occident, éd. du Seuil 1981, p. 28.
32 Grenier, Jean, L’Esprit du Tao, Flammarion, 1973.
33 Swami Sivananda Sarasvati, La Pratique de la médita­tion, Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes, 1950.
34 Upjohn E.M.,Wingert, P.S. Mahler J.C. Les Arts de l’Orient et de l’Extrême-Orient, Marabout université, Belgique, 1966.
35 De Smedt, Marc, Techniques de Méditation et prati­ques d’éveil, Albin Michel, spiritualités vivantes, 2eéd. 1983.
36 Germain, Gabriel, La Poésie, corps et âme, les éd. du Seuil, 1973, p. 2.
37 Krishnamurti, De l’Éducation, Delachaux et Niestlé, Suisse, 1970, p. 10.
38 Barbier, René, L’Implication épistémologique, POUR, n° 88, mars-avril 1983, in l’analyse de l’implication dans les pratiques sociales, Privat Toulouse.