Alexandra David Neel
La discipline spirituelle bouddhiste

Une attention soutenue, des investigations perspicaces nous montrent que nous ne sommes pas une unité mais une pluralité, que nous abritons, temporairement, des hôtes d’origines différentes, venus de toutes les directions de l’univers, en longues suites de causes et d’effets entremêlés, sans qu’il nous soit possible de leur découvrir un point initial de départ.

(Revue Le Lotus Bleu. Juillet-Août 1958)

Le Lama Yongden, comme tous les penseurs de son pays, était secret et silencieux et, comme eux, il mettait sur l’activité de sa vie spirituelle, le masque d’occupations banales qui l’isolaient des curiosités qui auraient pu se manifester autour de lui quant à ses croyances ou au but qu’il poursuivait. Il cultivait des rosiers dans notre propriété des Alpes, lisait les ouvrages philosophiques tibétains que nous avions amassés et, surtout il réfléchissait. Assez souvent, il notait ses réflexions pour comparer celles qui avaient surgi en lui en différentes circonstances, ou à des époques différentes de sa vie. Il pratiquait ainsi, ce principe essentiel de la discipline bouddhique : l’attention vigilante, cette continuelle présence d’esprit, cette lucidité dont il est dit, dans le Dhammapada :

« L’attention est le chemin qui conduit à l’affranchissement de la mort, l’inattention, l’irréflexion est le chemin qui mène à la mort. Ceux qui sont attentifs ne meurent pas, les inattentifs sont déjà comme des morts. »

Commentant cette déclaration du Dhammapada, le Lama Yongden remarquait :
La vue juste qui figure comme le premier article du programme de la discipline bouddhiste est inséparable de l’attention parfaite. Elle en est, en fait, un produit. L’attention pénétrante et soutenue aurait très bien pu être placée en tête du programme puisqu’elle est la condition indispensable de l’acquisition de connaissances correctes, c’est-à-dire de vues justes.

A quoi cette attention doit-elle s’appliquer ? Elle doit s’appliquer à toutes choses : Elle doit s’appliquer aux faits matériels que nous découvrons autour de nous par le moyen de nos sens. Elle doit s’appliquer aux mouvements mentaux que nous pouvons déceler chez autrui : idées, passions sous toutes leurs formes et dans toutes leurs manifestations. Mais l’attention continuelle doit surtout — oh oui surtout — être dirigée sur nous mêmes.

Il nous faut épier nos réactions aux divers contacts de nos sens physiques et de notre esprit avec notre environnement. Nous devons surprendre, au passage, les différentes manifestations de notre activité physique et mentale, les arrêter pour les interroger : D’où viens-tu ? Qu’est-ce qui t’a engendré ? Qui sont tes pères et mères ? Et, par delà ceux-ci, que peut-on discerner dans la cohue de tes ancêtres ?

Un problème posé à leurs disciples par les Maîtres de la Secte de Méditation (celle que les Occidentaux connaissent sous le nom de Zen — en chinois Ts’an), s’énonce comme suit : « Quel visage avais-tu avant que ton père et ta mère fussent nés ? »

Des adeptes du Ts’an disent que ce problème peut viser la succession des existences, ce qu’en langage populaire on appelle les « réincarnations », ou bien qu’il peut se rapporter aux origines de la mise en mouvement des phénomènes qui constituent le monde.

Sans nous perdre dans la construction d’hypothèses, fruits de notre imagination — un vain travail contre lequel le Bouddhisme nous met en garde — nous devons apprendre à démêler l’enchevêtrement des causes multiples qui se sont provisoirement rencontrées pour amener les effets que nous constatons en nous et autour de nous.

Ces causes ne se sont point rencontrées et unies par hasard. Elles-mêmes ont subi l’influence d’autres causes qui les ont dirigées. Ces causes directrices ne sont, du reste, pas uniquement extérieures ; elles peuvent tenir à la nature propre des éléments en jeu dans l’agrégat lui-même ?

L’on entend souvent des Bouddhistes parler de la mémoire qu’un individu conserve de ses anciennes incarnations.

De nombreux ouvrages du genre des Jatakas décrivent, en détail, des épisodes des vies successives de personnages humains, divins, ou même animaux qui sont dits avoir été le Bouddha se préparant, au cours de ses diverses existences, à atteindre le degré de perfection morale et mentale et l’acuité de perception indispensable à la production de l’illumination spirituelle.

Beaucoup de personnalités bouddhiques éminentes sont gratifiées de généalogies de ce genre. Au Tibet, les Lamas dénommés Tulkous, ceux que les étrangers appellent très improprement, des « Bouddhas vivants », sont tenus pour être un chaînon d’une suite d’incarnations d’une même personnalité. Du reste d’après cette croyance, chacun de nous, avant de naître dans ce monde, a accompli un long voyage en transmigrant de corps en corps et, parfois, de monde en monde. Cette croyance à laquelle adhèrent la majorité des Bouddhistes ignorants est pourtant en contradiction complète avec les principes fondamentaux du Bouddhisme. Elle est calquée sur la théorie hindoue concernant le Jiva, principe individuel transmigrant de corps en corps.

Le célèbre ouvrage hindou : la BHAGAVAD G1TA, donne une illustration très claire de celle-ci : « De même qu’un homme quitte des vêtements usés pour en prendre de nouveaux, ainsi cela qui est incarné (déhi)  rejette ses corps usés pour en prendre de nouveaux. »

Comment une telle conception pourrait-elle trouver place dans un enseignement qui proclame le caractère transitoire de tous les groupements d’éléments et qui dénie l’existence en eux d’un principe permanent quelconque : JIVA, DÉHI, âme, esprit, « moi », ou quel que soit le nom qu’on veuille lui donner ?

ANICCA ANATTA : Impermanence. Absence d’Ego partout, en tout. Tel est le Credo bouddhiste.

Ce Credo, le Bouddhiste ne le présente pas comme émanant d’une révélation. Il est le fruit d’une découverte, d’une connaissance acquise par le moyen de l’Attention, de l’Investigation soutenue. C’est par l’examen, par la réflexion-méditation que le Bouddha est parvenu à l’Illumination spirituelle et il est possible à chacun de nous de l’atteindre en nous servant du même moyen.

Qu’est donc la « renaissance » telle qu’elle est comprise par les Bouddhistes éclairés ? Elle consiste en l’activité persistante d’une énergie qui se manifeste sous différentes formes en vertu d’une combinaison de causes et d’effets.

Ce que je considère comme un « moi », comme « mon moi », comme une unité, une personne, un ego, est, en réalité, un agrégat instable d’éléments, un agrégat de « vies » peut-on dire, procédant de sources différentes, qui se trouvent momentanément réunies et actives.

L’activité des divers éléments entrant dans la composition de l’agrégat ne s’exerce pas toujours en coopération, ni toujours dans le même temps. Tandis que les uns paraissent être engourdis, la vitalité de certains autres se manifeste violemment ; les uns tendent vers un tel but, les autres vers un but différent ou même vers un but complètement opposé. De là résultent ces conflits mentaux, ces écartèlements de nous-mêmes, alors que nous nous sentons incités à l’action par des instincts, des désirs contradictoires.

Une attention soutenue, des investigations perspicaces nous montrent que nous ne sommes pas une unité mais une pluralité, que nous abritons, temporairement, des hôtes d’origines différentes, venus de toutes les directions de l’univers, en longues suites de causes et d’effets entremêlés, sans qu’il nous soit possible de leur découvrir un point initial de départ.

Il est dit dans le Samyutta Nikaya :
« Inconnaissable est le commencement de ce long pèlerinage des êtres enveloppés dans l’ignorance qui, mus par le désir, poursuivent la ronde des renaissances et des vies sans cesse renouvelées. »

Le Bouddhisme ne se propose pas de nous fournir une explication concernant l’origine du monde et des êtres animés. Il s’adresse à des hommes qui repoussent les contes mythologiques et les spéculations creuses sur l’origine de l’univers. Du reste, il semble que sur cette question des causes premières qui ont donné naissance à l’univers, et, dans un domaine plus restreint, qui ont présidé à l’apparition de la vie sur notre terre, les savants de l’Occident rejoignent les penseurs indiens : ceux qui se sont exprimés dans le Samyutta Nikaya qui vient d’être cité et ceux qui, longtemps avant eux, chantaient dans les hymnes du Rig-Véda :
« Qui sait d’où est venue cette création ?…
« Celui qui siège au plus haut des Cieux, peut-être  le sait-il, ou peut-être ne le sait-il pas. »

Si le Bouddhisme écarte le problème d’une Cause Première, d’autre part, il exhorte ses adeptes à s’efforcer de discerner la nature des éléments qui constituent ce qu’ils appellent leur « moi ». Il les encourage à remonter aussi loin qu’il leur est possible le cours des causes qui ont contribué à la constitution de ces éléments et ont amené leur réunion momentanée. Les Bouddhistes sont invités à surveiller avec une attention soutenue, le comportement de ces divers éléments, leurs relations amicales ou inamicales les uns avec les autres, l’appui qu’ils se donnent mutuellement et les combats qu’ils se livrent entre eux.

La vue claire de ces diverses activités (se poursuivant en lui) expliquera à l’observateur, ses changements d’humeur, ses revirements d’opinions et la diversité des actes qui s’ensuivent.

Véritablement, chaque soi-disant ego est un carrefour où se heurte une foule qui y arrive, continuellement, des membres de cette foule qui, par multiples routes, s’en vont joindre d’autres foules à d’autres carrefours de la Vie Universelle.

Il est bon d’atteindre cette vision de l’union dans la diversité, de sentir vivre d’autres en soi et de se percevoir vivant en d’autres.

Ainsi, moi et autrui avons-nous vécus dans une interdépendance sans commencement perceptible. Ainsi, continuerons-nous à exister sans terme concevable. C’est l’équivalent, à l’échelle humaine, de la Vie Éternelle faite de continuelles morts et de continuelles renaissances.

Devons-nous nous arrêter à cette conception, si justifiée qu’elle puisse paraître et la tenir pour l’expression de la Vérité avec un V majuscule ?

La réponse à cette question nous conduit dans cette section du Bouddhisme dont les membres se réclament de Nâgârjuna et des autres penseurs de son École qui affirment qu’ils représentent les interprètes les plus fidèles de l’Enseignement du Bouddha.

Il faut distinguer, disent-ils, deux sortes de vérité : la vérité relative et la vérité absolue. Seule, la première de celle-ci : la vérité relative, nous est accessible. Elle est à la mesure des êtres tels que nous, pourvus des moyens de perceptions que nous possédons, c’est-à-dire, de nos cinq sens s’appliquant aux objets matériels et de notre esprit s’appliquant aux idées abstraites.

S’il n’existe pas de Vérité absolue ou, si elle nous est inaccessible, ce qui revient au même pour nous, pouvons-nous parler d’une Réalité absolue ? — il est évident que non.

« Comme des images vues en rêve, ainsi faut-il regarder toutes choses. »
C’est par cette déclaration que se termine le livre de la « Sagesse transcendante » ou livre du « Passage par delà la Sagesse » — la Prâjna Pâramitâ (en Tibétain : Shèsrab kyi pharol tow tchimpa).

L’École philosophique bouddhiste qui se réclame de Nâgârjuna et de la Prajna Pâramitâ dont il est dit être l’auteur, enseigne que notre monde et le mobilier d’objets matériels et de concepts mentaux avec lequel nous le garnissons, est fait de constructions auxquelles notre esprit ne cesse de se livrer. Ce sont les samskâras —(en Tibétain, du tchèd).

Le terme samskâras signifie « assemblage » ou « confection ». Les samskâras sont dénoncés dans les plus anciens textes bouddhistes, comme étant alimentés par l’ignorance et comme producteurs de souffrance.

L’un des principes majeurs que les Maîtres spirituels tibétains s’efforcent d’inculquer à leurs disciples est : « N’imaginez pas », « ne vous livrez pas au jeu des constructions mentales, édifices bâtis parmi les nuages, avec des nuages : théories et dogmes basés sur le vide. »

Avant le Bouddhisme, les Indiens disaient déjà d’une manière figurative :
« Le monde est le rêve de Brahmâ (il s’agit de Brahmâ masculin le créateur). Quand Brahmâ cesse de rêver, le monde disparaît. »

Pour les Bouddhistes intellectuels appartenant au Mahâyâna, le monde est, non pas le rêve d’un hypothétique dieu Brahmâ, mais notre rêve à nous, à chacun de nous.

Chacun de nous confectionne continuellement, dans son esprit, les images du monde aux aspects multiples qui lui paraît l’environner et dans lequel il se voit jouant un rôle, comme il lui arrive de le faire en rêve. Le monde n’est pas hors de nous, il est en nous.

Dès lors, le problème d’une Cause Première de l’univers — le commencement de celui-ci ayant eu lieu dans le temps — ce problème ne se pose plus. Notre univers commence à chaque instant avec nos pensées qui en tissent les formes illusoires « pareilles à des images vues en rêve », comme le dit Nâgârjuna.

S’abstenir de cette création imaginative est difficile.
D’après un texte canonique bouddhiste, le Bouddha réfléchissant après son illumination et examinant les faits qui lui étaient apparus déclara :
« Ce sera chose extrêmement difficile pour les hommes de comprendre l’extinction des samskâras, la quiétude, le nirvâna. »

Aucun terme du vocabulaire bouddhiste n’a été plus mal compris par les non-bouddhistes, que celui de nirvâna. On a dit qu’il signifie l’anéantissement de l’individu, l’anéantissement du « moi ». — Comment le Bouddhisme pourrait-il parler de l’anéantissement d’un ego dont il dénie formellement l’existence ?

La destruction dont il s’agit est celle des constructions fantaisistes, irréelles échafaudées par l’imagination alimentée par des vues erronées. Alimentées par l’ignorance, dépendant de l’ignorance, s’appuyant sur elle, comme disent les textes canoniques bouddhistes.

L’attention vigilante démasque, précisément, l’inanité de ces constructions, les élimine et empêche que d’autres constructions analogues les remplace.

Ainsi sera atteint l’au delà de ce qui constitue le monde, la suppression du rêve, l’éveil, le nirvâna.

Celui qui, tout en gardant les apparences de jouer un rôle dans ce monde de l’illusion, le considère avec la sérénité que donne la connaissance de sa véritable nature « d’images vues en rêve », dont il est lui-même le créateur ; celui qui a dissous par le moyen d’investigations profondes, les fausses notions qu’il entretenait concernant un « moi » permanent n’a pas besoin de mourir pour arriver au nirvâna. Il l’a atteint, comme l’a atteint le Bouddha, comme l’ont atteint nombre de ses disciples.

La mort n’est point, pour eux, ce qu’elle paraît être au commun des hommes, prisonniers de leurs constructions mentales. Elle a cessé d’exister pour eux parce qu’ils ont cessé de lui créer une réalité, tout comme nous en créons une aux événements que nous vivons en rêve.

Il est dit dans le Dhammapada :
« Celui qui regarde le monde du même œil qu’on regarde une bulle d’air, celui-là est capable de ne plus voir le royaume de la mort. »

(D’après les notes du Lama Yongden, recueillies par Mme A. DAVID-NEEL.)