Jacqueline Kelen
La femme oubliée…

Quand on lit les mythes que nous ont légués les grandes civilisations, on s’aperçoit combien notre mémoire est oublieuse, ou partiale, car les religions et les mythologies les plus anciennes nous offrent des figures de femmes non point ignorantes, passives, mais au contraire initiatrices, femmes d’amour et de connaissance qui guident l’homme et l’éveillent à un autre plan. Pourquoi a-t-on oublié cette Tradition de la femme initiatrice, cette souveraineté spirituelle qui est la part féminine dans nombre de mythes et de légendes ? Pourquoi un tel silence, un tel gouffre d’oubli ? On sait que « mythe » et « muet » ont même racine : de là à faire taire la femme…

Jacqueline Kelen est un écrivain français, diplômée de lettres classiques et productrice à France Culture. Elle est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages. Le texte suivant est extrait de son livre « Un amour infini, Marie-Madeleine, prostituée sacrée » (Albin Michel), où femme et voyante elle revit à travers un corps et à tra­vers les textes gnostiques et les Évangiles dits secrets car occultés, l’extraordinaire aventure de cette femme qui partagea la vie du Christ.

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 13. Mars-Avril 1984)

Un rapide coup d’œil sur le rôle de la femme, à travers l’histoire uni­verselle de notre humanité, permet de mieux comprendre et mieux situer sa place et son rôle dans notre évolution. La femme n’est ni notre complément, ni à côté, ni au-dessus, ni évidemment au-dessous de l’homme. Elle lui est essentielle. Sans elle, pas d’évolution, rien. En l’homme vit un principe féminin qu’il doit prendre en compte, développer, assumer. En elle vit un principe masculin qui a la même puissance. Inconsciemment nous sommes androgynes et de l’épanouissement de cet andro­gynat peut naître l’harmonie d’un être. Dans la société, c’est à la femme que revient le rôle difficile et secret d’initier l’homme, de le réveiller, de mobiliser et dynamiser ses possibilités. Par elle tout peut changer pour peu qu’on lui en laisse les moyens et qu’elle re­trouve sa place qui n’est sûrement pas au bout d’un combat stérile pour on ne sait quelle fallacieuse et dérisoire égalité des sexes.

SOCRATE en savait long sur les hommes, les dieux, sur l’âme, la morale et la politique, et, à en juger d’après son disciple Platon, il avait réponse à tout… Seulement, lors du fameux « Banquet » qui réunit – loin du gynécée – des hommes pour des discussions sérieuses, quand il s’agit de parler de l’amour, Socrate – c’est un sage – Socrate se tait ; et il fait parler une femme, l’étrangère de Mantinée. Cette femme, nommée Diotime, qui a la connaissance de l’amour, est la vraie philosophe. Il n’est certes pas indifférent qu’elle soit « étrangère » : autant dire qu’elle (ou son savoir, ou l’amour) n’est pas de cette terre, qu’elle est en exil, ou qu’elle échappe à la raison spéculative et aux concepts…

On a oublié l’étrangère, on l’a renvoyée dans son ciel lointain, et de nouveau on a écouté les discussions, et cru aux fumées cérébrales. Et on a continué à confondre intellectuel et spirituel, personnages « brillants » et êtres lumineux…

Aujourd’hui encore, certains, plus attentifs à la lecture des journaux et aux événements éphémères de l’Histoire qu’aux enseignements d’une Tradition millénaire, posent encore la question du pouvoir spirituel des femmes, ou même de leur capacité en ce domaine. Et de nommer Lao­ Tseu, Moïse, Bouddha, Jésus, Pythagore…

Il est vrai, pour une Thérèse d’Avila ou une Mâ Ananda Moyî, combien plus nombreux sont les noms d’hommes qui viennent à l’esprit qu’ils s’appellent prophètes, sages, justes, philosophes, ou religieux… Alors ?

Une distinction fondamentale

1°) Tout d’abord, il convient de faire la distinction entre religion et spiritualité. La religion est du côté de l’ordre, des choses établies, des structures officielles. La spiritualité, personnelle, intuitive, demeure secrète ou diffuse, insaisissable, sans repères ni dogmes. Peut-être faudrait-il dire que la religion est liée au temps, et la spiritualité à l’espace. On connaît et on peut nommer les religions (et, partant, les hommes qui les ont fondées) : l’islam, le judaïsme, le zoroastrisme, le christianisme, etc. La spiritualité, elle, ne peut être ordonnée, hiérarchisée ; elle n’est lieu d’aucun pouvoir ; elle est du côté de l’évidence intérieure, qui se passe de dogmes, de cérémonies, de clergé et de rituels ; elle est donc du côté du désordre – qu’on appelle folie, transe, délire divin, élan mystique. La spiritualité dit que le sacré est profondément bouleversant et subversif, et que nul édifice humain ne peut le saisir.

Si les fondateurs de religion sont en effet des hommes, on trouve les femmes surtout dans les religions à mystères (Égypte ancienne avec Isis, mystères d’Eleusis), dans les cultes dionysiaques, dans les élans et visions mystiques (Catherine de Sienne, Hildegarde de Bingen, Angèle de Foligno…) et aussi dans la Gnose et la Tradition ésotérique. Peut-on expliquer cette répartition ?

  • Les femmes sont sans doute moins soucieuses de fonder, de bâtir (religion ou maison), de laisser des marques, car elles ont le pouvoir de donner la vie, car elles sont elles-mêmes demeure ou maison ; porteuses de vie, elles ont, plus que l’homme, le sens du relais, le sens des choses et des êtres passants et passagers. Et l’aspect gratuit, prodigue de la vie s’accorde avec leur corps fécond.

  • Par son corps même, la femme est davantage liée au mystère, aux forces cachées et souveraines, aux puissances telluriques et cosmiques. Cette réceptivité l’a du reste rendue suspecte, et très vite on a parlé de sorcellerie, de satanisme, d’occultisme ; aujourd’hui encore, si une femme a des accents mystiques, on la traite de folle ou d’hystérique.

  • On est bien obligé de reconnaître que la femme a été occultée dans tous les domaines de la pensée, de la création, du pouvoir. On a minimisé son rôle pour lui ravir sa puissance. Il est étonnant par exemple que de la Bible on ne retienne avant tout que les figures masculines, alors que les femmes y sont très nombreuses et très importantes ; on reconnaît sans discuter les hommes, dénommés prophètes, mais quand il s’agit de prophétesse, on nous avertit que ce terme ne signifie pas la même chose, que c’est plutôt devineresse, poétesse… Comme si les hommes seuls avaient le privilège de la parole inspirée et de la connaissance sacrée [On oublie les sibylles qui rendaient les oracles divins, dans les sanctuaires]. Et dans le Coran, la figure puissante de Mahomet efface toutes les femmes – ses femmes d’abord – qui lui ont transmis les messages divins.

Dans un autre domaine, qui est celui de l’économie, on pourrait évoquer le bénévolat, représenté en grande proportion par les femmes : on retrouve le côté gratuit, généreux et aussi le côté caché, comme si, en toutes circonstances, la femme devait être et œuvrer dans l’ombre, de façon anonyme, pour se faire pardonner. Pardonner quoi ? Sa souverai­neté, son pouvoir solaire. Le châtiment infligé est de regagner l’ombre, de se taire, et de devenir l’humble servante des hommes et de Dieu…

2°) Quand on lit les mythes que nous ont légués les grandes civilisations, on s’aperçoit combien notre mémoire est oublieuse, ou partiale, car les religions et les mythologies les plus anciennes nous offrent des figures de femmes non point ignorantes, passives, mais au contraire initiatrices, femmes d’amour et de connaissance qui guident l’homme et l’éveillent à un autre plan. Pourquoi a-t-on oublié cette Tradition de la femme initiatrice, cette souveraineté spirituelle qui est la part féminine dans nombre de mythes et de légendes ? Pourquoi un tel silence, un tel gouffre d’oubli ? On sait que « mythe » et « muet » ont même racine : de là à faire taire la femme…

Et les femmes se sont tues. Peut-être moins par ordre imposé que parce que leur savoir doit être tenu au secret, à l’écart du profane ; peut-être aussi parce que, selon l’adage du Tao-te-King, « Celui qui parle ne sait pas, celui qui sait ne parle pas », que certain silence est la manifestation de la plénitude spirituelle. La femme occultée est devenue femme secrète.

Les femmes se sont tues, de gré ou de force, et les hommes ne leur ont pas posé de question ; ils ont continué à bavarder au lieu de vivre, à se rassurer avec leur étroite et prudente raison au lieu de s’ouvrir à l’inconnu. Le cortège féminin du Graal continue son étrange cérémonie, et Perceval échoue dans sa quête parce que précisément il ne pose aucune question à cette coupe d’abondance, bien féminine…

On pourrait imaginer aussi que la peur de l’initiation s’est confondue avec la peur de la femme (qui décidément détient trop de pouvoirs : la vie, et l’accès à d’autres mondes), et que, revenant à la terre dite ferme, aux choses visibles et établies, l’homme a préféré effacer le rôle et la puissance de la femme, pour instaurer son propre pouvoir dans une « réalité » visible, temporelle, qu’il croit immuable. L’homme s’est détourné en même temps de la femme et du chemin initiatique (qui passe par les épreuves, la souffrance, le doute, le dépouillement de soi…). Du même coup il a perdu et la femme et l’accès au domaine enchanté.

Il y eut dès lors des substitutions, comme l’âge de fer succède à l’âge d’airain ou d’or. Les écorces de la religion (dogmes, rites extérieurs, pratiques…) ont masqué sinon étouffé l’amande de la Connaissance ; aux femmes initiatrices ont succédé des gurus, maîtres à penser, directeurs de conscience, et maîtres spirituels. Les temps profanes sont arrivés, c’est-à-dire des temps où la spiritualité est érigée et vécue comme un pouvoir (sur les autres, sur le monde), et où elle est confondue avec le plus grand narcissisme (d’où les sectes, les mages noirs, etc.) .

Les femmes sont liées au surnaturel

Remontons le temps, ou redescendons en nous, afin de retrouver toutes ces femmes qui sont intimement liées au sacré. Nous rappellerons ici quelques mythes, des figures oubliées des anciennes religions, sans nous astreindre à une chronologie puisque le sacré est hors-temps c’est-à-dire présent partout.

On notera que les femmes sont toujours liées au surnaturel, et qu’ainsi il n’y a pas vraiment de distinction entre femmes humaines et déesses.

Dans l’Épopée de Gilgamesh, c’est une courtisane qui éveille Enkidu, par l’art d’amour ; de ce quasi-animal elle fait un être humain, qui pourrait cueillir la fleur d’immortalité, s’il ne maudissait pas la femme, s’il lui faisait confiance.

Isis, la divinité de l’Égypte ancienne, a le pouvoir de ressusciter les morts, de rassembler ce qui a été dispersé. C’est le « Solve et coagula » de l’Œuvre hermétique. Elle retrouve les morceaux du cadavre de son frère et époux Osiris, lui redonne vie, et de la putréfaction d’Osiris un enfant naît. Le vieil homme fait place à l’enfant lumière. Isis est par excellence le personnage de l’initiatrice, ou encore elle représente Dame Alchimie. Elle se continuera, plus tard, dans la lignée des Vierges noires, que le christianisme a tenté de récupérer, et sous la figure de la Papesse du Tarot, arcane II, femme voilée qui détient le livre de vie et la clef de la connaissance.

Il est d’ailleurs intéressant de considérer les couples que nous offrent diverses religions : couple constitué d’un homme ou d’un dieu qui meurt, et d’une femme immortelle. Isis et Osiris, mais aussi Ishtar et Tammuz, Cybèle et Atys, Aphrodite et Adonis, Freyja et Balder, Déméter et Dionysos-Zagreus… On pourrait ajouter Iseult et Tristan. Ces femmes représentent la puissance de vie, d’amour, qui se joue du temps, de la mort, de l’irréversible. Elles vont tout au bout de la souffrance, des ténèbres, de l’espoir aussi, pour retrouver le fils ou l’amant perdu et lui donner seconde vie.

La Tradition celtique est riche en femmes initiatrices, le plus souvent femmes brunes, par exemple dans le conte de Peredur, qui préfigure la quête de Perceval. Ce sont des femmes-fées qui habitent l’île des bienheureux, l’île d’Avalon. Quant au Graal, il baigne dans une lumière et une thématique entièrement féminines. De cette souveraineté féminine, les règles de l’amour courtois se souviendront : qu’elle se nomme dans la légende Guenièvre, ou dans la réalité Aliénor d’Aquitaine, la femme apparaît comme la Reine, la Maîtresse pour qui les hommes accomplissent leurs exploits, la Dame d’amour qui impose des épreuves mais sourit au chevalier vainqueur. Le Roman de la Rose ne dit pas autre chose que cette quête de la Femme éternelle, sous ses masques successifs, parfois cruels ou rebutants.

De la mythologie grecque, on peut retenir Ariane, qui détient le fil lumineux de l’intuition et de l’initiation, permettant au candidat Thésée de sortir du labyrinthe, de ses ténèbres intérieures, et de naître à nouveau. Quant au prudent et rusé Ulysse, candidat à l’initiation (symbolisée par une navigation, un grand voyage), il fuit systématiquement les Circé, Nausicaa, Calypso, qu’il rencontre à chaque étape : il a peur pour lui, pour son intégrité physique et psychique, il fuit la femme et l’épreuve ; c’est pourtant une femme, Pénélope, qui marque la fin et sans doute le but de son voyage si long.

Évoquons encore Kali-Durga, divinité de l’hindouisme, qui fait office de gardienne du seuil, coupe les têtes c’est-à-dire tranche les illusions. Dans le shaktisme, on la représente volontiers debout, dansant sur le cadavre du dieu Shiva, comme l’énergie allant éveiller la matière inerte. Amaterasu, déesse-soleil du Japon antique, recluse dans une chambre sacrée et tissant des vêtements divins (disons : tuniques de lumière). Rappelons le rôle important joué par les femmes aux premiers temps du christianisme, leur présence lors de la Résurrection du Christ, et leur qualité d’initiées dans la tradition gnostique.

Rappelons que c’est une femme, Béatrice, qui guide Dante vers le Paradis lumineux ; une femme, Aurélia, qui révèle à Gérard de Nerval les mystères de la Destinée. C’est sous une forme féminine qu’est représentée la Sagesse, ou l’âme du monde, dans la Tradition initiatique qu’illustrent un Shakespeare comme un Léonard de Vinci (cf. Les jardins de Bomarzo, le Songe de Poliphile, la Joconde, et les pièces de Shakespeare, toutes chiffrées, dont le Conte d’hiver.)

C’est encore une femme, une veuve (Isis ou la mère d’Hiram), qui symbolise l’initiation maçonnique, la quête de la parole perdue, et le passage des ténèbres à la lumière.

On pourrait enfin évoquer divers contes, chargés d’enseignement : Peau d’âne, jeune fille lumière dissimulée au yeux du profane par un vêtement grossier (cf. Apulée : L’âne d’or ou les Métamorphoses) ; ou Shéhérazade, dans la tradition musulmane, dont la parole éveille et donne vie au Sultan, Shéhérazade tenue cachée et prisonnière entre les murailles du palais officiel comme la connaissance ésotérique (le sens intérieur, « batin ») est recelée et parfois étouffée sinon mise à mort par l’exotérisme (ou « zahir ») : ou Mélusine, porteuse d’un secret, qui peut conférer l’immortalité aux humains mais s’échappe si on veut la saisir ; Mélusine qui représente la véritable puissance du mortel Raimondin.

La femme incarne les puissances de la vie

Pourquoi ces femmes sont-elles des initiatrices ? ou : pourquoi la femme est-elle liée au sacré, à la spiritualité ?

On aimerait répondre par ce paradoxe qui n’est qu’apparent : la femme est sacrée parce qu’elle a un corps, parce qu’elle permet l’incarnation, passage et métamorphose.

Ce corps est lieu de tous les possibles, lieu de la réalisation spirituelle ; il permet l’expérience, par rapport à la théorie qui, abstraite, penche du côté du Diable : c’est la distance qui sépare l’Arbre de Vie de l’Arbre de la Connaissance ; goûter de ce dernier seulement équivaut au mythe de Faust ; si l’homme (Faust) vend son âme au Diable, c’est parce que, d’abord, il a renié son corps.

Sans doute la femme est-elle, plus que l’homme, enracinée dans son corps, ses sensations, ses frémissements ; et si l’homme a du mal à vivre (par nature ou par culture) à la fois son corps, son esprit et son cœur, la femme ne fait guère de distinction, et a une expérience plus unitive ou globalisante. C’est ainsi que, par exemple, les hommes disserteront volontiers sur la Divinité, tandis que les femmes se diront amoureuses de Dieu.

Le ventre de la femme donne à l’homme l’expérience de la tombe et du berceau, et cette grotte, cette caverne obscure, servira de modèle (archétype) pour les lieux d’initiation. Mystères de la vie, plaisir et fécondité, porte de vie et de mort, voilà ce que paraît receler tout corps de femme. La femme, en qui l’homme se recrée, et qui peut donner naissance à un enfant, incarne les puissances de la Vie, et l’énergie divine aussi bien si, selon le mot de Romain Rolland, Dieu est « naissance perpétuelle ».

Les plus anciennes figures féminines retrouvées par l’archéologie ont été systématiquement appelées « déesses-mères », comme pour suggérer que c’était là un culte de fécondité biologique, en relation avec la fertilité des terres, l’abondance du gibier. C’est une appellation bien restrictive. Si ces femmes ou déesses sont « mères », c’est parce qu’elles sont initiatrices, c’est-à-dire qu’elles procurent la fécondité spirituelle.

Les femmes représenteraient ainsi l’immanence du sacré, la Présence et le présent ; l’homme, lui, cherche plutôt à « transcender », à sublimer, à créer une distance là où la femme vit plutôt la coïncidence. Serait-ce la nuance qui distingue le désir de l’amour-fusion ?

Ce sont les religions qui ont séparé le corps de l’âme

Signe des temps profanes : lorsque le corps est déprécié, écrasé, méprisé, senti comme un obstacle sur la voie spirituelle ou comme seul instrument (de plaisir, d’action, de pouvoir…) le corps, et l’expérience sexuelle en particulier, disent que tout est donné, tout est présent : l’éternité est là, dans le présent, non dans la durée. Le corps apparaît comme une chambre de résonances, et un puissant révélateur.

Lorsqu’on commence à bien séparer le corps de l’esprit (comme l’ont fait les Pères de l’Église, entre autres), lorsqu’on instaure une discrimina­tion et une hiérarchie (l’un supérieur à l’autre, l’un devant dominer l’autre), lorsque l’homme se mutile de son corps comme il peut s’arracher l’âme, on perd le sens de l’Un, du sacré, on est en effet coupé de la source. Or, dans l’expérience de l’amour (ou de la Connaissance), il n’y a pas séparation ni distinction entre corps, âme, esprit, sexe, voix, visage. C’est l’ordre, c’est la morale, la raison, la religion, qui font ces distinctions ; c’est aussi la peur. L’amour (ou la Connaissance) est une expérience unifiante, globalisante. Le sacré n’est sans doute rien d’autre que les noces de l’âme et du corps.

Les Traditions n’ont pas séparé l’être en deux, ni l’expérience spirituelle de l’expérience amoureuse : le Cantique des Cantiques, les chants d’amour des Soufis, les « ravissements » de certaines saintes, en sont de lumineux témoignages, mais aussi les rites sexuels du tantrisme et du taoïsme, certaines rites des Gnostiques chrétiens (considérés comme « pervers », appelés « spermatiques »), ainsi que les opérations alchimi­ques. Dans cette expérience, il n’est plus question d’un Dieu sévère, puissant, et vengeur, ni de souffrances ou d’efforts : il y a la joie seule, la joie des retrouvailles entre l’époux et l’épousée, l’âme et le Bien-Aimé.

Les femmes qui apparaissent comme des initiatrices sont toujours dénommées « dames d’amour », de même que l’Alchimie s’appelle aussi « Art d’amour ». Par son corps, la femme initie l’homme aux mystères de la vie, fait retrouver à l’homme le sens de son propre corps, lui permet d’incarner ses théories, de donner vie à ses idées. Les femmes ont la grande chance d’avoir l’âme bien en chair ; et l’approche spirituelle coïncide avec la découverte de sa propre féminité. C’est ainsi que lorsque des mystiques (hommes) parlent de leurs extases, ils s’expriment volon­tiers au féminin. Par exemple Jean de la Croix, dans son Cantique spirituel :

« Où êtes-vous caché, O Bien-aimé,

et pourquoi m’avez-vous laissée gémissante ?

Comme le cerf vous avez fui

Après m’avoir blessée

Je suis sortie après vous en criant, et vous êtes parti. »

De même, dans une tout autre aire culturelle, le taoïsme vise à la réalisation de la féminité. Ainsi, écrit Kristofer Schipper, « le corps de Tao (…) est, dans ce monde, un corps de femme. Le corps féminin, le corps de la mère enceinte est le seul corps véritablement complet, le seul à pouvoir accomplir la transformation, l’œuvre du Tao. Et cette vérité fondamentale se traduit également dans le corps social : les Maîtres, initiateurs dans l’art de la longue vie, sont des femmes et doivent adopter une personnalité féminine, un corps transformationnel. » (Le corps taoïste)

Femme secrète, femme intérieure, dame d’amour, c’est elle qui fait le lien entre érotisme et ésotérisme, c’est sa nudité qui est la manifestation du sacré. Les Traditions secrètes, l’Alchimie en premier, sont toutes riches en figures érotiques, tout en parlant de réalisation spirituelle. Or ce n’est pas une contradiction, mais un tout, selon l’adage hermétique « tout est dans tout », ou « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ».

Si l’ésotérisme emprunte volontiers des figures érotiques, c’est parce que le véritable érotisme est ésotérique : non pas fait d’images stéréoty­pées, liées à une culture, ou de fantasmes du cerveau, mais porteur de signes. Les gestes de l’amour sont un langage chiffré, le plus souvent à notre insu ; ils peuvent être un rituel pour retrouver l’unité perdue, ou la mémoire du monde ; ils célèbrent la présence du divin, l’accord cosmique. « Si, devant la femme nue, on ne découvre pas dans son être le plus profond la même émotion terrifiante qu’on ressent devant la révélation du mystère cosmique, il n’y a pas rite, il n’y a qu’un acte profane. » (Mircea Eliade)

Par son anatomie même, le masculin s’apparente à l’exotérique, et le féminin au caché, à l’ésotérique : symbolisme sexuel tellement évident qu’on l’a oublié. En la femme se rejoignent donc érotisme et ésotérisme un corps amoureux qui peut se dévoiler et s’ouvrir.

Les combats égalitaires sont bien dépassés

On rappellera que, dans nombre de civilisations, la divinité de l’amour est femme : Aphrodite chez les Grecs ou Vénus chez les Romains, Inanna à Sumer et Ishtar à Babylone, Frigg chez les Germains, Xochiquetzal chez les Aztèques… En Inde, Kâma, dieu portant l’arc et les flèches, figure plus le désir que l’amour ; il est du reste foudroyé par Shiva en méditation. Quant à l’Éros grec, s’il représente l’amour, on peut remarquer que lui-même n’est jamais amoureux (à la différence de sa mère Aphrodite), si ce n’est d’une jeune femme, Psyché, c’est-à-dire l’âme, dans un conte initiatique : on retrouve là les noces secrètes et bienheureuses de l’âme et du corps.

À vrai dire, ces déesses dites de l’amour représentent à la fois les forces de vie (parfois tumultueuses), la fécondité, et la source de la Connaissance. Ishtar, à Babylone, donne un bon exemple de cette trinité : elle est déesse de l’amour, des combats, et on la représente avec un vase jaillissant. Isis, aussi, résume à elle seule cette union entre Amour, Vie, Connaissance.

Il n’y a pas, d’un côté, la vie (biologique, « naturelle ») et de l’autre la « vie de l’esprit », comme on dit. Il n’y a pas, d’un côté, l’amour (passions, affectivité, émotions, voire sentimentalisme) qui serait le lot féminin, et de l’autre le savoir, ou la connaissance, qui seraient l’apanage des hommes. C’est en séparant ces expériences que sont apparus la dualité, l’antago­nisme, la contradiction (corps et âme, homme et femme, sacré et profane, etc.). C’est en morcelant cette expérience (ou évidence) unique et unitive « j’aime, je sais, je vis » que l’on a créé des rôles spécialisés : les penseurs, les amoureuses ; et de la femme on n’a retenu qu’un visage double, mère ou courtisane, en oubliant la sœur-amante ; on a privilégié les relations de force, domination (la courtisane) ou de protection (la mère), négligeant les relations harmonieuses, fraternelles (la sœur-amante) qui seront celles de l’Ère du Verseau.

Il y a, aujourd’hui, à l’aube du troisième millénaire, des combats dépassés, parce que, d’abord, le mot ne signifie plus rien : la « lutte » entre l’homme et la femme, ou la « revendication » pour « l’égalité » entre homme et femme relèvent d’une façon de penser et de vivre bien dualistes.

Si l’Ère des Poissons s’est déployée sous le signe des contraires (avec la recherche de l’union des contraires), on pourrait imaginer que l’Ère du Verseau sera sous le signe de la rencontre (et de la fraternité) des semblables.

On baigne dans le sacré, et on le sait si peu. Notre raison, nos habitudes, notre peur sont autant d’écrans. On baigne dans le sacré, mais on préfère le tenir à distance en le révérant ou en le craignant, plutôt que de se laisser traverser, immerger (ce qui relève d’une attitude féminine, réceptive). Redécouvrir le sacré passe certainement par les retrouvailles puis les noces avec la femme oubliée tout au fond de soi. Car la femme a la grande chance d’avoir l’âme bien en chair.