Krishnamurti
La fragmentation

Division Nous devions ce soir discuter du conscient et de l’inconscient, de l’esprit superficiel et des couches plus profondes de la psyché. Je me demande pourquoi nous divisons la vie en fragments : vie des affaires, vie sociale, vie de famille, vie religieuse, vie sportive et ainsi de suite ? Pourquoi ce morcellement existe-t-il, non […]

Division

Nous devions ce soir discuter du conscient et de l’inconscient, de l’esprit superficiel et des couches plus profondes de la psyché. Je me demande pourquoi nous divisons la vie en fragments : vie des affaires, vie sociale, vie de famille, vie religieuse, vie sportive et ainsi de suite ? Pourquoi ce morcellement existe-t-il, non seulement en nous-mêmes mais encore dans la vie sociale — nous et eux, vous et moi, amour et haine, mourir et vivre ? Il me semble que cette question mérite d’être approfondie et qu’il convient de pousser notre enquête assez avant pour découvrir s’il n’existerait pas une manière de vivre où ne régnerait aucune division du tout, entre vivre et mourir, le conscient et l’inconscient, la vie d’affaires, la vie sociale, la vie de famille, la vie individuelle.

Ces divisions donnent naissance aux nationalités, aux religions, aux classes, tout ce morcellement qui règne en moi-même et qui entraîne tant de contradictions — pourquoi vivre ainsi ? Ces causes de tant de troubles, de conflits, de guerres ; tout cela est cause d’une véritable insécurité extérieure comme intérieure. Il y a une telle fragmentation, Dieu et le diable, le bien et le mal, « ce qui est » et « ce qui devrait être ».

Je crois qu’il vaudrait la peine de consacrer notre temps ce soir à découvrir s’il existe une façon de vivre — non pas théoriquement ou intellectuellement, mais véritablement — une façon de vivre où il n’y aurait aucune division du tout ; où l’action ne serait pas partielle, elle ferait partie d’une coulée unique et constante, et chacune serait reliée à toutes les autres.

Pour découvrir un tel mode de vie, dépourvu de toute fragmentation, il faut examiner très profondément la question de l’amour et de la mort.

Par une juste compréhension de ces deux choses, nous pourrons peut-être connaître une vie hautement intelligente qui soit un mouvement continu et sans brisure. Un esprit morcelé manque d’intelligence ; il est évident qu’un homme qui vit sur une demi-douzaine de plans — ce qui passe pour être hautement moral — il est évident qu’un tel homme fait preuve de manque d’intelligence.

Il me semble aussi que la notion d’intégration — qui consiste à agglomérer les différents fragments dans le but d’en faire un tout — n’est évidemment pas intelligente, car elle implique l’existence de celui qui procède à cette intégration, qui se charge d’intégrer, de rattacher ensemble tous les fragments ; mais cette entité, celle qui s’efforce d’obtenir un tel résultat n’est elle-même que le fragment d’un fragment.

Ce qui est nécessaire, c’est qu’il y ait une intelligence, une passion telles, qu’il s’ensuive une révolution radicale de notre existence, telles qu’il n’y ait plus en nous d’activités contradictoires mais un seul mouvement uni et continu. Pour que se produise un tel changement dans notre vie, il faut qu’il y ait passion. Si nous devons faire quoi que ce soit qui en vaille la peine, une passion intense doit exister — elle est tout autre chose que le plaisir, et elle doit exister si nous voulons comprendre cette action qui ne connaît ni contradiction ni morcellement, il faut qu’elle existe. Des formules, des concepts intellectuels ne vont pas modifier notre façon de vivre, mais seulement la compréhension profonde de « ce qui est » ; et pour cela il faut un élan et une intensité.

Pour découvrir s’il existe une façon de vivre, d’une vie normale et non monastique — une façon de vivre toute de passion et d’intelligence — il nous faut comprendre la nature du plaisir. Nous avons étudié l’autre jour cette question du plaisir, nous avons vu comment la pensée encourage une expérience qui nous a procuré un instant de délice, et comment ce plaisir est entretenu quand elle s’y attarde ; or, là où il y a plaisir il y a forcément souffrance et peur. L’amour est-il plaisir ? Celui-ci est la base des valeurs morales chez la plupart d’entre nous ; même le fait de se sacrifier, de se dominer afin d’obtenir un conformisme, ces actions sont accomplies sous la poussée du plaisir — un plaisir sans doute plus grand, plus noble, plus « élevé ». L’amour est-il plaisir ? Encore une fois ce mot amour est tellement chargé, ressassé par tout le monde, par le politicien, par le mari ou la femme. Or, il me paraît que seul l’amour dans le sens le plus profond du mot peut donner naissance à cette manière de vivre complètement dépourvue de fragmentation. Il y a toujours un élément de peur dans le plaisir ; et très évidemment là où il existe des relations empreintes de peur il y a forcément fragmentation, il y a forcément division.

Elle est véritablement profonde cette enquête nous permettant de voir pourquoi l’esprit humain s’est toujours divisé dans son opposition à autrui, conduisant ainsi au résultat final de la violence et des choses que l’on espère obtenir au moyen de la violence. Nous autres êtres humains sommes engagés dans un engrenage de vie qui conduit à la guerre et pourtant nous aspirons en même temps à la paix, à la liberté ; mais cette paix n’est qu’une idée, une idéologie ; et au même moment nous nous laissons conditionner par tout ce que nous faisons.

Il existe encore une division psychologique, celle du temps ; le temps considéré en tant que passé (hier, aujourd’hui et demain) ; et cela aussi il nous faudra l’examiner si nous voulons accéder à une vie sans division. Il faut nous demander si c’est le temps sous son aspect de passé, présent et avenir — le temps psychologique — qui est la cause de cette division.

Celle-ci est-elle propre au connu, à la mémoire, qui est le passé, qui est le contenu du cerveau lui-même ? Ou bien la division prend-elle naissance parce que l’« observateur », l’« expérimentateur », le « penseur » est toujours séparé de l’objet qu’il observe, de l’expérience par laquelle il passe ? Ou bien encore est-ce l’activité égoïste, auto-centrique, celle qui engendre le « moi » et le « vous », qui crée sa propre résistance, ses propres activités isolées, est-ce elle qui est cause de ce morcellement ? Nous devons avoir toutes ces questions dans l’esprit en procédant à notre enquête: le temps ; l’« observateur » qui s’isole de la chose qu’il observe ; l’expérimentateur qui se distingue de l’expérience ; le plaisir ; et considérer si tout ceci a un rapport quelconque avec l’amour.

Psychologiquement peut-on dire qu’il existe le « demain », s’il existe vraiment ou s’il n’est pas une fiction de la pensée ? Il existe un lendemain dans le temps chronologique, mais existe-t-il véritablement psychologiquement et intérieurement ? S’il existe en tant qu’idée, alors notre action n’est pas complète, et cette action entraîne division et contradiction. Cette notion du lendemain, du futur est — n’est-il pas vrai — cause que nous ne voyons pas les choses très clairement, telles qu’elles sont à l’instant même — « j’espère les voir plus clairement demain ». On est paresseux ; on n’a pas cette passion, cet intérêt brûlant de vouloir découvrir tout de suite. Et la pensée invente cette idée de parvenir « éventuellement », de comprendre « plus tard » ; pour justifier une telle attitude intérieure le temps est nécessaire, beaucoup de journées sont nécessaires. Mais le temps nous conduit-il à la compréhension ? Nous permet-il de voir quoi que ce soit très clairement ?

Est-il possible pour l’esprit d’être libéré du passé afin de n’être plus lié par les entraves du temps ? Psychologiquement le lendemain se présente en fonction du connu ; existe-t-il donc une possibilité d’être libéré du connu ? Y a-t-il possibilité d’une action qui ne soit pas fonction du connu ?

Une des choses les plus difficiles pour nous est de communiquer entre nous. Il y a forcément une communication verbale, mais je crois qu’il existe un niveau beaucoup plus profond où il ne s’agit pas d’une simple communication verbale, mais d’une communion où tous deux nous devons nous rencontrer au même niveau, avec la même intensité, avec la même passion ; alors seulement peut-on parler de communion, une chose beaucoup plus importante qu’une simple entente verbale. Et comme nous traitons d’une chose assez compliquée, qui est en contact intime et profond avec notre vie quotidienne, il faut qu’il y ait non seulement communication verbale mais encore communion. Le sujet qui nous intéresse est cette révolution psychologique totale ; elle n’est pas pour un avenir lointain, elle est pour aujourd’hui, pour tout de suite, maintenant. Nous désirons savoir si l’esprit humain, soumis à un conditionnement si pesant, est capable de se transformer immédiatement, de sorte que ses actions soient un tout continu, sans brisure, qui ne porte pas les cicatrices de ses regrets, de ses désespoirs, de ses souffrances, de ses peurs, de ses angoisses, de sa culpabilité et ainsi de suite. Comment l’esprit humain peut-il rejeter tout cela et se trouver dans un état de jouvence, de fraîcheur, d’innocence complète ? Telle est la vraie question. Je ne crois pas que soit possible cette révolution radicale tant qu’existe une division entre « observateur » et l’objet de son observation, entre le sujet et l’objet de l’expérience. C’est cette division qui fait le conflit. Toute division entraîne forcément un conflit et il ne peut évidemment pas se produire un changement psychologique profond là où règne un état de conflit, de lutte, de combat (bien qu’il puisse évidemment se produire certaines modifications superficielles).

Division ; le conscient et l’inconscient

Donc, comment l’esprit, le cœur et le cerveau, cet état global, comment peut-il aborder ce problème de la division ?

Nous nous sommes proposé d’approfondir cette question du conscient et des couches plus profondes, l’inconscient: et nous nous demandons pourquoi existe cette division, celle qui sépare l’esprit conscient centré sur ses propres activités, ses soucis, ses problèmes, ses plaisirs superficiels, son gain quotidien et ainsi de suite, des couches les plus profondes de ce même esprit avec ses motivations, ses élans, ses pulsions, ses craintes cachées. Pourquoi ce clivage ? Est-ce parce que nous sommes tellement pris superficiellement par nos éternels bavardages, nos exigences de surface, notre désir de divertissement, d’amusements religieux et autres ? Parce que l’esprit superficiel ne peut absolument pas creuser, pénétrer profondément en lui-même tant que surgissent de telles divisions. Quel est le contenu des couches profondes de l’esprit ? — non pas selon les psychologues, Freud et ainsi de suite — comment allez-vous tenter de le découvrir, n’ayant pas recours aux lectures, œuvres d’autrui ? Comment allez-vous révéler ce qu’est votre inconscient ? Vous l’observerez, n’est-ce pas ! Ou bien allez-vous attendre de vos rêves qu’ils vous en interprètent tout le contenu ? Et qui va traduire ces rêves ? Les experts ? — eux aussi sont conditionnés selon leur spécialisation. Et alors on en vient à se demander: est-il possible de ne pas rêver du tout ? Sauf, évidemment, quand il s’agit de cauchemars engendrés par une mauvaise alimentation ou des repas trop copieux.

Il existe — nous nous servirons de ce mot pour le moment — un inconscient. De quoi est-il fait ? Du passé évidemment ; la conscience raciale, le résidu racial, les traditions familiales, les différents conditionnements religieux et sociaux — tout cela caché, obscur, voilé ; peut-on s’attendre à ce que ce soit découvert et dévoilé sans qu’il y ait rêve ? — sans aller trouver un psychanalyste ? — de façon que l’esprit, quand vraiment il dort, soit calme, apaisé et non pas constamment agité.

Et, du fait de ce calme, ne peut-il pas être imprégné d’une qualité entièrement différente, d’une activité tout autre, complètement dissociée d’avec les anxiétés, les craintes, les tourments, les appréhensions, les exigences quotidiennes ? Pour le découvrir — si c’est possible — autrement dit pour ne pas rêver du tout, et permettre à l’esprit d’être véritablement renouvelé au réveil le matin, il nous faut prendre conscience dans le courant de la journée de toutes les suggestions, de tous les signaux que nous adresse la vie. Ceux-ci ne peuvent être saisis qu’au fil de nos rapports quotidiens ; si vous observez la nature de ces rapports avec les autres, sans rien condamner, sans rien censurer, sans rien soupeser ; quand vous observez simplement comment vous vous comportez, quelles sont vos réactions ; quand vous constatez tout cela sans aucun penchant personnel ; simplement en observant de façon à ce qu’au cours de la journée tout ce qui est inconscient et caché soit exposé à la lumière.

Pourquoi attribuons-nous une signification si profonde à l’inconscient ? Après tout, sa nature est aussi triviale que celle du conscient. Si l’esprit conscient est extraordinairement actif, s’il observe, s’il écoute, s’il voit, alors il prend beaucoup plus d’importance que l’inconscient ; dans l’état dont je parle tous les contenus de l’inconscient sont exposés et la division qui sépare les différentes couches franchie. Vous observez vos réactions quand vous êtes assis dans l’autobus, quand vous parlez à votre femme, à votre mari, quand vous êtes dans votre bureau, que vous écrivez, que vous êtes seul, si toutefois vous êtes jamais seul — alors toute cette observation, cette façon de voir exempte de toute division entre l’observateur et la chose observée, voilà qui met fin à la contradiction.

Mourir au « connu »

Maintenant, si tout ceci est plus ou moins éclairci, nous pouvons nous demander: « Qu’est-ce que l’amour ? L’amour est-il plaisir ? Jalousie ? Est-il possessif ? Aime-t-il dominer ? — Le mari cherche-t-il à établir une domination ? Le mari sur sa femme et la femme sur son mari. Très certainement rien de tout cela n’est amour ; et cependant nous en portons le poids, nous disons à notre mari ou à notre femme ou à tout autre : « Je vous aime. » Or, la plupart d’entre nous sommes, d’une façon ou d’une autre, envieux ; l’envie naît de la comparaison, des évaluations, du désir d’être autre chose que ce que l’on est. Sommes-nous capables de voir l’envie pour ce qu’elle est vraiment, d’en être complètement affranchis au point que jamais plus elle ne puisse nous atteindre ? — Autrement l’amour ne peut pas exister. L’amour ignore le temps ; il ne peut être cultivé ; il n’est pas une émanation du plaisir.

Qu’est-ce que la mort ? Quels sont les rapports entre l’amour et la mort ? Je crois que nous découvrirons ces rapports si nous comprenons la signification de la « mort » ; et si nous voulons la comprendre, il nous faut évidemment comprendre ce que c’est que de vivre. En fait, vivre, qu’est-ce pour nous ? — il s’agit de notre vie quotidienne et non pas d’une notion idéologique ou intellectuelle, où nous la voyons telle qu’elle devrait être selon nous, une notion qui est réellement fausse. Pour nous qu’est-ce que vivre ? — la vie quotidienne faite de conflits, de désespoir, de solitude, d’isolement. Elle est un champ de bataille quand nous dormons, quand nous sommes éveillés, et nous cherchons à nous en évader par différents procédés: la musique, l’art, les musées, les divertissements philosophiques ou religieux, une multitude de théories que nous dévidons interminablement, le savoir, piège auquel nous nous laissons prendre, tout, n’importe quoi, sauf de mettre fin à ce conflit, à cette lutte à laquelle nous donnons le nom de vie et qui traîne comme son ombre une souffrance constante.

Cette souffrance de notre vie quotidienne peut-elle prendre fin ? Si notre esprit ne change pas de façon radicale, la vie a bien peu de sens — elle consiste à aller tous les jours au bureau, à gagner son pain, à lire quelques livres, à énoncer parfois d’heureuses citations, à savoir toutes sortes de choses — une vie tout à fait vide, un véritable train-train bourgeois.

Prenant conscience de cet état de choses, on commence à élaborer une signification que l’on attribue à la vie ; on trouve un sens à lui donner ; on recherche des gens habiles, capables de nous proposer de telles significations, un but à la vie — et c’est une nouvelle façon de s’en évader. Cette existence doit subir une transformation radicale.

Et pourquoi sommes-nous effrayés par la mort comme le sont la plupart des gens ? Effrayés par quoi ? Observez, je vous en prie, vos propres appréhensions en ce qui concerne ce que nous appelons la mort. Nous avons peur de voir la fin de cette lutte à laquelle nous donnons le nom de « vivre ». Nous avons peur de ce qui pourrait arriver, peur de quitter les choses que nous avons connues ; nous avons peur de l’inconnu, de renoncer aux choses familières, les livres, la famille, la maison et les meubles auxquels nous nous sommes attachés, les êtres qui nous entourent. Nous avons peur de lâcher ainsi tout ce qui nous est connu ; et le connu c’est cette existence faite de souffrance, de douleur, de désespoir et coupée de courtes éclaircies de joie ; il n’y a pas de fin à cette lutte constante ; c’est ce que nous appelons vivre — perdre tout cela, voilà ce qui nous fait peur. Est-ce le « moi » — le résultat de toute cette accumulation — qui redoute de prendre fin ? Il exige une espérance future, et par conséquent il faut qu’existe la réincarnation. Cette idée de réincarnation qui prévaut dans tout l’Orient, consiste à croire que vous renaîtrez, dans une vie future, sur un échelon un peu plus élevé que cette fois-ci. Dans cette vie vous avez lavé la vaisselle, dans la prochaine vous espérez être un prince, ou autre chose — et quelqu’un d’autre lavera la vaisselle pour vous. Pour ceux qui croient à la réincarnation, ce que vous êtes dans cette vie a la plus grande importance parce que ce que vous êtes maintenant, votre façon de vous comporter, les pensées et les activités qui sont les vôtres, votre vie prochaine dépend de tout cela, soit pour en être récompensé ou châtié. Mais tous ces gens n’attachent aucune espèce d’importance à la façon dont ils se conduisent ; pour eux, la réincarnation est simplement une certaine croyance, tout comme la croyance à un paradis, à un Dieu, à n’importe quoi d’autre. Mais, en fait, ce qui importe réellement c’est ce que vous êtes maintenant, aujourd’hui, comment vous vous comportez dans l’immédiat, non seulement extérieurement mais intérieurement. L’Occident a aussi créé sa propre consolation en ce qui concerne la mort, il la rationalise, il a son propre conditionnement religieux.

Donc, en réalité, qu’est-ce que la mort — la fin ? L’organisme physique prendra fin, parce qu’il vieillit, il prendra fin par l’effet de la maladie, ou par accident. Rares sont ceux d’entre nous qui vieillissent en beauté parce que nous sommes des entités torturées, nos visages en fournissent la preuve à mesure que nous vieillissons — il y a la tristesse de vieillir, de se souvenir des choses du passé.

Peut-on mourir à tout ce qui est « connu », psychologiquement, mourir à tout cela, de jour en jour. A moins d’être affranchi de ce « connu », ce qui est « possible » ne peut jamais être saisi. Pour l’instant le « possible » pour nous est toujours limité au champ du connu ; mais quand il y a liberté, alors ce « possible » est immense. Peut-on mourir, psychologiquement, à tout son passé, à tous ses attachements, ses craintes, ses anxiétés et à la vanité, à l’orgueil, y mourir si complètement que demain vous vous réveillerez un être humain régénéré ? Vous allez dire: « Et comment faire, quelle est la marche à suivre ? » Il n’y a aucune méthode, parce qu’une « méthode » implique un lendemain ; elle implique que vous allez vous exercer, aboutir à quelque chose plus tard, demain, après de nombreux lendemains. Mais ne pouvez-vous pas en apercevoir la vérité immédiatement — voir la chose vraiment dans le vif et non pas théoriquement — voir que l’esprit ne peut pas être innocent, jeune, plein de fraîcheur, de vitalité, passionné, à moins qu’il n’y ait une fin psychologique à tout ce qui appartient au passé ? Mais nous ne voulons pas lâcher le passé parce que nous sommes le passé ; toutes nos pensées ont leurs racines dans le passé, tout notre savoir est le passé ; c’est pourquoi l’esprit est incapable de lâcher prise ; tout effort qu’il pourrait faire dans ce sens, fait encore partie du passé, c’est le passé nourrissant l’espoir de parvenir à un état différent.

L’esprit doit être extraordinairement serein, silencieux ; et il devient tranquille et silencieux sans qu’il y ait aucune résistance, sans l’emploi d’aucun système, dès l’instant où il aperçoit l’étendue, la portée de la question. L’homme a toujours recherché l’immortalité ; il peint un tableau, il y appose son nom, c’est une forme d’immortalité ; le fils est un prolongement de son père, et c’en est encore une autre forme ; on veut laisser un nom derrière soi, toujours l’homme a le désir de laisser quelque chose de soi derrière lui. Or, qu’a-t-il à laisser — à part son savoir technique — mais de lui-même qu’a-t-il à donner ? Qu’est-il ?

Vous et moi, que sommes-nous psychologiquement ? Peut-être votre compte en banque est-il mieux garni, peut-être êtes-vous plus intelligent que moi, plus ceci ou cela ; mais psychologiquement, que sommes-nous ? Un ramassis de paroles, de souvenirs, d’expériences et voilà ce que nous devrions transmettre à un fils, inscrire dans un livre ou rendre dans un tableau, « moi ». Et ce « moi » prend une importance extraordinaire, ce « moi » qui s’oppose à la communauté, ce « moi » désirant s’identifier, s’accomplir, connaître le silence, vous savez tout ce qui s’ensuit. Et quand vous observez ce « moi », vous voyez que c’est un amas de souvenirs, de paroles vides : c’est à cela que nous nous cramponnons ; et « cela » c’est l’essence même de cette séparation entre le vous et le moi, le eux et le nous.

Quand vous avez compris tout cela, que vous l’observez, non pas à travers un autre mais par vous-même, que vous l’observez de très près sans aucun soupçon de jugement, d’évaluation, de censure, quand simplement vous observez, vous verrez que l’amour n’est possible que quand il y a mort. L’amour n’est pas mémoire et n’est pas plaisir ; on dit bien que l’amour est lié à l’instinct sexuel — et on revient à cette vieille division entre l’amour profane et l’amour sacré, comportant l’approbation de l’un et la condamnation de l’autre. Mais assurément l’amour n’est rien de tout cela. On ne peut le découvrir totalement et complètement que si l’on est mort au passé, si l’on est mort à tout le labeur, le conflit, la souffrance ; alors il y a amour ; alors on peut faire ce que l’on veut.

Comme nous l’avons dit l’autre jour, il est assez facile de poser une question ; mais posez-la avec une ferme intention, demeurez avec elle jusqu’à ce que vous l’ayez résolue complètement par vous-même ; interroger ainsi a une grande importance ; mais interroger d’une façon négligente en a bien peu.

Question. — S’il n’existe aucune division entre le « ce qui est » et le « ce qui devrait être », on pourrait devenir suffisant, cesser avec complaisance de se tourmenter au sujet des choses affreuses qui se passent.

Réponse. — Le « ce qui devrait être », quelle est sa réalité ? En a-t-il aucune ? L’homme est violent mais il « devrait être paisible ». Quelle est la réalité de ce « devrait être » ? Et pourquoi existe-t-il pour nous ce « devrait être » ? Et si cette division n’existait plus l’homme en deviendrait-il suffisant, satisfait, accepterait-il n’importe quoi ?

Accepterais-je la violence si je n’avais aucun idéal de non-violence ? La non-violence nous a été prêchée depuis les temps les plus reculés : ne tuez pas, soyez compatissants et ainsi de suite ; et le fait est celui-ci : l’homme est violent, c’est là « ce qui est ». S’il accepte cet état de choses comme étant inévitable, alors il s’y complaît — et c’est ce qui se passe maintenant. Il a accepté la guerre comme faisant partie de la vie et il continue à guerroyer, bien qu’il y ait des milliers de sanctions religieuses, sociales et autres qui nous enjoignent de ne pas tuer — non seulement les hommes mais les animaux ; cependant, il les tue, les animaux pour s’en nourrir, et il continue à faire la guerre. Donc, s’il n’existait aucun idéal du tout, vous resteriez avec « ce qui est ». En serions-nous pour cela plus enclins à la complaisance ? Ou bien n’auriez-vous pas plutôt l’énergie, l’intérêt, la vitalité qu’il faut pour résoudre « ce qui est » ?

L’idéal de non-violence n’est-il pas une évasion devant le fait de la violence ? Quand l’esprit ne s’évade pas, mais qu’il est devant ce fait, sachant qu’il est violent, sans condamner, sans juger — alors assurément un tel esprit prend une qualité entièrement différente et en lui la violence n’existe plus. Un tel esprit n’accepte pas. La violence ne consiste pas simplement à blesser ou à tuer quelqu’un ; elle est également présente dans cette déformation, ce conformisme, cette imitation, cette obéissance à la moralité courante ou à sa propre moralité. La contrainte et la suppression dans tous leurs aspects sont une déformation, et par conséquent sont violence. Certes, quand il s’agit de comprendre « ce qui est », il faut qu’existent une tension, un état d’éveil, permettant de découvrir ce qui existe vraiment, et ce qui existe vraiment c’est cette division créée par l’homme, conséquence du nationalisme qui est une des principales causes de la guerre ; nous l’acceptons, nous révérons le drapeau ; et puis il y a des divisions engendrées par la religion ; nous sommes chrétiens, bouddhistes, ceci ou cela. Ne pouvons-nous pas nous affranchir de « ce qui est » en observant les faits dans leur réalité ? Mais vous ne pouvez vous en affranchir que quand l’esprit ne déforme en aucune façon ce qu’il observe.

Question. — Quelle est la différence qui existe entre voir conceptuellement ou réellement ?

Réponse. — Quand vous voyez un arbre, est-ce conceptuellement ou véritablement ? Quand vous voyez une fleur, la voyez-vous directement ou bien ne la voyez-vous pas à travers l’écran de vos connaissances particulières, botaniques ou non botaniques, ou encore à travers l’écran du plaisir qu’elle vous procure, comment la voyez-vous ? Si c’est une affaire de vision conceptuelle, autrement dit si vous voyez à travers un écran de pensées, est-ce vision ? Voyez-vous votre mari ou votre femme — ne voyez-vous pas plutôt l’image que vous en avez ? Cette image est le concept à travers lequel vous voyez conceptuellement ; mais quand il n’y a aucune image, alors vous voyez vraiment, il existe un rapport réel.
Donc, quel est le mécanisme qui construit cette image, laquelle nous empêche de voir véritablement l’arbre, la femme ou le mari, ou toute autre chose ? Très évidemment — bien que j’espère me tromper — vous avez de moi une image, celle de l’orateur, non ? Si vous avez de l’orateur une image, vous ne l’écoutez pas vraiment. Et quand vous regardez votre femme ou votre mari et ainsi de suite, que vous regardez à travers une image, vous ne voyez pas véritablement la personne, vous la voyez à travers l’image, et par conséquent il n’y a entre vous aucune relation réelle. Vous pouvez bien dire : « Je vous aime », cela n’a pas de sens.

L’esprit ne peut-il pas cesser de créer des images ? — dans le sens où nous l’entendons pour le moment. Ce n’est possible que quand il est complètement attentif dans l’immédiat, à l’instant même de la sollicitation ou de l’impression extérieure. Prenons un exemple très simple : on vous flatte, c’est une chose qui vous plaît, et ce sentiment de s’y complaire, en lui-même, construit l’image. Mais si vous écoutez cette flatterie avec une attention complète, sans vous y complaire ni éprouver d’irritation, si vous écoutez d’une façon totale et entière, aucune image ne se forme ; vous ne direz pas de cet homme qu’il est votre ami et, contrairement, celui qui vous insulte, vous ne l’appellerez pas non plus votre ennemi. La formation d’images vient d’un état d’inattention ; dès qu’il y a attention aucun concept ne se construit. Faites-le ; on peut s’en apercevoir très facilement. Quand vous accordez votre attention complète en regardant un arbre, une fleur, un nuage, il n’y a plus aucune projection de vos connaissances botaniques, de vos préférences ou de vos aversions, vous regardez tout simplement, ce qui ne veut pas dire que vous vous identifiez à l’arbre (en aucun cas vous ne pouvez devenir l’arbre). Si vous regardez votre femme, votre mari, votre ami sans qu’il y ait aucune image, il s’établit un rapport entièrement différent ; alors la pensée n’intervient pas et il y a une possibilité d’amour.

Question. — L’amour et la liberté vont-ils de pair ?

Réponse. — Pouvons-nous aimer sans liberté ? Si nous ne sommes pas libres, pouvons-nous aimer ? Si nous sommes jaloux, pouvons-nous aimer ? Apeurés, pouvons-nous aimer ? Ou si nous poursuivons une ambition particulière dans nos affaires, et que nous rentrons chez nous pour dire : « Ma chérie, je vous aime » — est-ce là de l’amour ? Dans notre bureau nous sommes brutaux, tortueux, et à notre foyer nous nous efforçons d’être dociles, aimants — est-il possible d’aimer d’une main, de tuer de l’autre ? L’ambitieux peut-il jamais connaître l’amour, celui qui est affolé par la concurrence, le peut-il ? Toutes ces choses, nous les acceptons avec la moralité sociale courante, mais quand nous rejetons cette moralité complètement, de tout notre être, nous sommes alors véritablement moraux, mais c’est ce que nous ne faisons pas.
Moralement, socialement, nous en sommes responsables et en conséquence nous ne savons pas ce que c’est que l’amour. Sans amour nous ne pouvons jamais découvrir ce que c’est que la vérité, ni découvrir s’il existe ou non un principe tel que Dieu. Nous ne pouvons connaître l’amour que si nous savons mourir à toutes les choses de jadis, à toutes les images du plaisir, images sexuelles ou autres ; et alors quand il y a l’amour, qui en lui-même est vertu, qui en lui-même est moralité — parce qu’il comprend toutes les éthiques possibles — alors ce quelque chose qui est au-delà de l’univers mesurable peut prendre naissance.

Question. — L’individu, plongé comme il l’est dans le chaos, crée la société ; dans le but de modifier la société conseillez-vous que l’individu s’en détache et ne dépende plus d’elle ?

Réponse. — L’individu n’est-il pas la société ? Vous et moi nous avons créé cette société avec nos avidités, notre ambition, notre nationalisme, notre concurrence, notre brutalité, notre violence ; tout cela nous l’avons créé extérieurement parce que c’est ce que nous sommes intérieurement. La guerre qui se prolonge au Vietnam, nous en sommes responsables vous et moi, véritablement, parce que nous avons accepté la guerre comme un principe de notre vie. Vous proposez que nous nous en détachions. Au contraire, comment pouvez-vous vous détacher de vous-même ? Vous faites partie de cette confusion et vous pouvez vous affranchir de cette laideur, de cette violence, de tout ce qui est là vraiment devant vous, non pas en vous détachant, mais en apprenant à connaître, en observant, en comprenant tout ce qui est en vous, et par conséquent en vous libérant de toute la violence. Vous ne pouvez pas vous détacher de vous-même: cette attitude donne naissance au problème de savoir « qui » se propose de le faire ? « Qui » va détacher le « moi » de la société, ou qui va détacher « moi » de « moi-même » ?

L’entité qui se propose de se détacher, est-ce qu’elle ne fait pas partie de tout ce cirque ? Comprendre tout ceci — que l’« observateur » n’est pas différent de la chose observée — c’est la méditation. Elle exige une considérable pénétration en soi-même, une pénétration conduite non analytiquement ; ce n’est qu’en s’observant dans les contacts qui s’établissent avec les choses, les biens, les gens, les idées et la nature, que l’on peut découvrir intérieurement ce sentiment de liberté complète.

Londres, 20 mars 1969