Émile Gillabert
La gnose: ni l'hellénisme, ni le christianisme ne suffisent à l'expliquer

Chez Jésus et chez les gnostiques, le temps n’est plus à l’image de l’éternité ; il est à la fois le moment de notre servitude et la chance de notre réalisation intemporelle ; il est l’occasion de l’interrogation qui revient chez les gnostiques comme un leitmotiv : « qui suis-je ? » et le théâtre ou l’ego doit perdre le combat qui l’oppose illusoirement au Soi : situation tragique dont le dénouement est la mort de l’ego. Le conflit se résout par une prise de conscience du caractère contingent, voire illusoire, du temps…

(Question De. No 31. Juillet-Août 1979)

Émile Gillabert (décédé en 1995)redéfinit ici la gnose en insistant sur la conception du temps, cyclique chez les gnostiques, linéaire chez les chrétiens : là est toute la différence. Sa position par rapport à la gnose est celle-ci : Contrairement à la définition classique, selon laquelle la gnose est une hérésie chrétienne, nous pouvons avancer aujourd’hui, avec textes à l’appui, que la gnose est avant tout un enseignement qui repose sur une connaissance de l’homme par lui-même : c’est en apprenant à se connaître lui-même que l’homme retrouve ses origines divines. Comme on le voit, il ne s’agit plus d’une quelconque spéculation philosophique, mais bien plutôt de donner un sens à la vie en essayant de répondre à une question claire : « qui suis-je ? »

Les citations de l’Évangile selon Thomas sont extraites de l’édition publiée dans la collection Métanoïa (1979). Le terme logion (pluriel logia) signifie parole ; abréviation log.

La plus grande découverte du XXe siècle en matière de textes anciens permet de renouveler les études gnostiques et de savoir en connaissance de cause quelle est l’attitude essentielle des gnostiques devant l’homme et devant le monde.

Cinquante-trois manuscrits dans une jarre

La découverte vers 1945 à Nag-Hammadi, en Haute-Egypte, d’une jarre contenant 53 manuscrits coptes, gnostiques pour la plupart, a renouvelé la connaissance jusque-là partielle et partiale que nous avions de la gnose. C’est parmi ces manuscrits que se trouvait le précieux Évangile selon Thomas.

Depuis la date de cette grande découverte, la plupart des textes ont été inventoriés, déchiffrés, traduits et publiés dans des éditions savantes difficilement accessibles, du moins en français, au lecteur non spécialisé.

L’évangile selon Thomas, par contre, fut présenté au grand public dès 1959. Depuis cette date plusieurs autres éditions virent le jour et de nombreux travaux furent publiés dans des revues spécialisées pour situer les logia du nouvel évangile par rapport aux synoptiques.

Comme la moitié au moins des 114 logia de l’Evangile selon Thomas ne se trouve pas dans les évangiles canoniques et que ceux qui y figurent ne sont jamais tout à fait semblables, la première question qui se pose au public est la suivante : les logia du nouvel évangile sont-ils antérieurs, de la même époque, ou postérieurs aux synoptiques.

En fait, c’est seulement à partir du moment où l’évangile selon Thomas fut approfondi dans la perspective gnostique qui est la sienne que l’on put se rendre compte qu’il contenait les vraies paroles de Jésus. L’accent mis sur le Royaume intérieur, sur la réalisation individuelle, nous éloigne radicalement d’un Royaume collectif à venir qui nous est acquis par un sang rédempteur, orientation étrangère au judéo-christianisme mais dans le droit fil de la grande gnose.

Qu’est-ce que la gnose

Les gnostiques ont été taxés d’hérétiques par des hérésiologues comme Épiphane, Hippolyte, saint Irénée. Ce dernier a laissé une œuvre importante intitulée Adversus Haereses dans laquelle il réfute les croyances des gnostiques et met en relief leur dualisme forcené. Les gnostiques ayant été combattus et leurs œuvres détruites, nous ne pouvions les connaître jusqu’à la découverte de Nag-Hammadi que par les écrits de ceux qui les ont dénoncés, autrement dit, par les témoins à charge. Aujourd’hui, il n’en va plus de même. Nous possédons, non plus des citations tronquées par des inquisiteurs, mais des textes issus des milieux qui les utilisaient. L’apport de cette découverte est considérable ; elle modifie radicalement l’idée que nous avions des gnostiques. Déjà le document final du congrès de Messine sur la gnose en avril 1966 définissait ainsi le gnosticisme : « la conception de la présence en l’homme d’une étincelle divine… tombée dans ce monde soumis au destin, la naissance et la mort, et qui doit être réveillée par la contrepartie divine du Soi, pour être finalement réintégrée ».

Le gnostique est au monde sans être du monde. Il se sait d’une origine et d’une nature autres que celles du monde ; et il n’a de cesse qu’il puisse résoudre le conflit qu’il formule par la question : qui suis-je ?

Comme on le voit, la gnose est bien autre chose qu’un surgeon hérétique du christianisme. Elle est l’arbre indépendant dont finalement le christianisme est le surgeon.

Les premiers critiques qui ont parlé de l’évangile selon Thomas l’ont taxé de gnostique, tout en donnant à ce terme l’acception farouchement dualiste que nous lui connaissions. Néanmoins comme le nouvel évangile fait une large place au corps en tant qu’artisan indispensable de la réalisation intemporelle, il devint nécessaire de nuancer les affirmations. On parla de coloration gnostique.

Aujourd’hui, l’étude des textes coptes est suffisamment avancée pour qu’on puisse parler de réhabilitation de la gnose et le reproche qui était adressé à l’évangile selon Thomas, par une de ces dérisions dont l’Histoire nous offre parfois l’exemple, est devenu le qualificatif le mieux approprié. Oui, Thomas est gnostique, car l’hérésie est en train de devenir l’orthodoxie et vice versa.

La conception chrétienne du temps

Le christianisme a eu partie liée avec la gnose. Il s’est constitué autour d’une attente apocalyptique et a été dominé, comme l’attestent les évangiles canoniques, par une psychose de la fin du monde, par une projection intense vers des événements à venir. Proche ou lointaine, l’attente eschatologique orientait le passé vers le futur et le Messie était là pour se solidariser avec les prophètes. La religion nouvelle se constituait un passé en se rattachant au judaïsme ; elle pouvait ainsi remonter aux origines du monde que nous rapporte la Genèse.

L’avènement du messie devient le point de repère de l’histoire humaine

Malgré la tentation de faire cavalier seul, l’apologétique s’employa à démontrer comment les événements nouveaux, venus ou à venir, étaient contenus en germes dans la Bible. Les rédacteurs des évangiles furent chargés de lier organiquement le passé et l’avenir, comme on peut l’observer dans l’ultime rédaction des synoptiques. L’Église naissante annexa l’Ancien Testament au Nouveau. L’avènement du Messie devint le repère central de l’histoire humaine. Il y eut un avant et un après, un passé jalonné par les prophéties et un futur qui amène à la Rédemption finale. Une ligne droite marque la marche de l’humanité en route vers le salut à venir. Cette conception chrétienne du temps rectiligne, si satisfaisante qu’elle soit pour un esprit occidental, ne semble pas tenir ses promesses. Plus le temps passe, moins l’humanité est à même de contrôler les forces qu’elle a mises en action : constatation douloureuse, certes, mais qui ne met pas en cause le véritable enseignement de Jésus, car ses paroles authentiques restent non seulement étrangères au devenir historique qu’on lui fit assumer, mais elles mettent souvent et fermement les disciples en garde contre les dangers de leurs projections vers des lendemains triomphants. Qu’est-ce à dire, sinon que l’Église naissante a récupéré les paroles de Jésus à des fins apologétiques marquées par l’attente de la fin des temps ?

La conception gnostique du temps n’est pas non plus héritée de l’hellénisme

L’Eglise a également brisé le temps cyclique ou circulaire, tel que l’entendaient les Grecs. En effet, l’hellénisme concevait le temps comme revenant perpétuellement sur lui-même, commandé par les mouvements des astres qui en règlent le cours. Or c’est le temps, vu sous l’angle du renouvellement, qui rythme les saisons en permettant à la vie de se régénérer périodiquement, de nourrir l’homme, de le recevoir à sa mort dans son sein, d’accueillir l’enfant qui naît ; bref, c’est le temps qui permet l’éclosion de la vie et en marque le terme. Le déploiement du temps ne saurait donc être représenté par une ligne droite marquée à son début par un acte créateur et à sa fin par un jugement général ; pas plus qu’il ne pourrait avoir une direction et un sens. Le mouvement circulaire qui amène le retour des mêmes choses ne saurait se traduire en termes de progrès, d’autant que la perfection, qui est l’expression de l’Être, est immobile. Elle est de l’ordre de l’essence, laquelle transcende le temps. Le Grec ne dispose pas comme le chrétien d’un point central qui lie le passé au futur ; pour lui, dans le mouvement circulaire, il ne saurait y avoir de début ni de fin, comme il ne peut y avoir d’antériorité ni de postériorité.

Le retour des saisons manifeste l’ordre du monde

Or cette cosmogonie est, dans l’ensemble, marquée par deux tendances qui remontent l’une et l’autre à Platon, le père de la philosophie religieuse grecque. Dans la première, le monde est l’expression d’un ordre manifesté par le retour des saisons, par l’harmonie de la terre, la structure des êtres vivants et de l’homme en particulier ; mais surtout par les astres, ceux qui se meuvent et ceux qui sont attachés à la voûte céleste. L’ordonnateur de cet ordre calme et immuable conduit naturellement à l’adoration.

Fuir l’ici-bas pour se réfugier là-haut

Le second courant, qu’on retrouve également dans l’œuvre considérable du philosophe est moins optimiste. Il souligne le contraste entre le monde immuable et le monde sensible qui subit la loi de l’entropie. L’âme est rivée au corps comme dans une prison. Par voie de conséquence, tout l’effort doit tendre à se délivrer du corps du mort, à se préparer à la mort laquelle signifie pour l’âme la libération attendue et la montée vers Dieu, terme du cycle terrestre.

Dès lors, la matière, qui résiste et entrave l’homme dans ses démarches, est considérée comme mauvaise. La lutte s’engage entre un principe bon et un principe mauvais. Il s’agit d’échapper au mal de fuir « l’ici-bas » et de se réfugier « là-haut ».

La distinction entre les deux courants n’est pas toujours aussi tranchée. Il arrive que le bel ordre de l’univers fasse oublier la misère d’ici-bas. C’est cette sagesse qui trouve son incarnation chez un Marc Aurèle et qui s’est exprimée chez un Plotin. Du reste, nous pouvons nous demander pourquoi Plotin a écrit un traité contre les gnostiques. S’il avait voulu contester l’origine divine de l’homme, c’est tout Platon qu’il aurait dû condamner. Mais ce qu’il vise, c’est le refus gnostique de considérer comme réel le monde de la matière perçu par le mental alors que la philosophie grecque fait confiance à l’intellect pour percevoir l’origine divine du ciel, des astres.

Le salut gnostique n’est pas dans la fuite du corps

On voit tout de suite que Plotin, continuateur de Platon, n’aurait pu souscrire à l’enseignement de l’Évangile selon Thomas. S’il y a accord sur la transcendance de l’Un, il y a divergence sur le « processus » du retour à l’Un. Dans la démarche platonicienne et plotinienne, l’âme sort de son habitacle pour s’élever et se perdre en Dieu. Dans la démarche proprement gnostique, qui est celle du nouvel évangile, c’est le Soi qui investit l’humain, le transforme, lui confère sa véritable identité. Il n’y a pas évasion ; le salut n’est pas dans la fuite hors du corps. Jésus nous dit expressément : « le Royaume est le dedans de nous et il est le dehors de nous » (log. 3.7-8). Vouloir le chercher ailleurs, c’est se condamner à ne pas le trouver : « Ce n’est pas en guettant qu’on le verra arriver. On ne dira pas : voici, il est ici ! ou, voici, c’est le moment ! Mais le royaume du Père s’étend sur la Terre et les hommes ne le voient pas. » (log. 113).

La gnose transcende le temps et l’espace ; mais — ce qui peut paraître contradictoire — la transcendance s’opère dans l’immanence : on transcende l’espace-temps sans s’en évader, sans le fuir. Le gnostique est au monde sans être du monde. La transcendance et l’immanence ne sont plus deux notions antinomiques ; elles sont les inverses complémentaires d’une réalité unique. Nous sommes ici au nœud de la question ou, si l’on veut, à la croix des routes, ou, plus exactement, au moyeu de la roue. En somme, toute opération centrifuge, qu’elle nous projette dans un temps rectiligne comme celui du devenir historique, qui est proprement chrétien, ou vers un quelconque ailleurs qui devient évasion du corps — évasion typique de l’idéalisme grec — s’inscrit en faux contre la présence ici et maintenant du Royaume éternel, présence qui non seulement demande un « long frottement, ainsi que l’écrit Platon (lettre VII, 344 b3), entre le sujet et l’objet », mais qui amène l’immersion ou la fusion du sujet dans l’objet en sorte que l’identité du sujet se révèle être celle de l’objet : « Celui qui boit à ma bouche sera comme moi ; moi aussi, je serai lui, et ce qui est caché lui sera révélé. » (log. 108).

Nous touchons du doigt l’originalité fondamentale et essentielle de la gnose et, par-là même, du véritable enseignement de Jésus, dont il est, sinon l’origine, du moins la fine fleur. Chez Jésus et chez les gnostiques, le temps n’est plus à l’image de l’éternité ; il est à la fois le moment de notre servitude et la chance de notre réalisation intemporelle ; il est l’occasion de l’interrogation qui revient chez les gnostiques comme un leitmotiv : « qui suis-je ? » et le théâtre ou l’ego doit perdre le combat qui l’oppose illusoirement au Soi : situation tragique dont le dénouement est la mort de l’ego. Le conflit se résout par une prise de conscience du caractère contingent, voire illusoire, du temps : « Le Royaume du Père s’étend sur la Terre et les hommes ne le voient pas » (log. 113.7-8).

Ainsi la conception gnostique du temps est-elle foncièrement originale par rapport à celles de l’hellénisme et du christianisme. Ne pas le souligner avec force, c’est laisser subsister des ambiguïtés dont profitent ceux qui veulent, aujourd’hui comme autrefois, replacer le véritable enseignement de Jésus dans le contexte d’un devenir historique.

La notion gnostique du temps est-elle héritière de l’Orient

La gnose, foncièrement autonome, interdit la fuite vers un ailleurs spatio-temporel. Ce fait unique, que l’Occident a ignoré — pour cause ! —, constitue une donnée essentielle des grands enseignements de l’Orient. Est-ce à dire que la notion gnostique du temps nous a été léguée par l’Orient ? Ici, les avis sont partagés. Qu’il nous suffise d’établir brièvement la similitude des deux enseignements sur ce point central.

La grande tradition nous enseigne que le mental, dans la mesure où il s’estime distinct du Soi, est une illusion ; il donne une réalité à ce qui, en fait, n’en a pas. Du reste, la science moderne rejoint, en ce domaine, la métaphysique pour mettre en échec la croyance du sens commun si difficile à ébranler. Pour se perpétuer, le mental s’appuie sur le temps auquel il confère une réalité qu’il entend ne pas remettre en question. Il puise dans le passé pour se projeter vers l’avenir et se donner ainsi l’illusion de la continuité. Or les Védas comme le bouddhisme, le Tch’an et le taoïsme, sont unanimes à déclarer illusoires à la fois le temps et nos projections sur lequel elles prennent appui. Le réel ne peut être perçu que dans l’instant présent lorsque le mental apaisé n’est plus un obstacle à l’irradiation du Soi ou du Royaume, autrement dit, lorsque le temps, qui est une donnée du mental, est transcendé. Un tel enseignement demande pour être compris un esprit non prévenu, une disposition d’accueil qui soit souverainement libre à l’égard du domaine rationnel, une faculté de perception qui se situe en amont de la discrimination sujet-objet, une sorte d’innocence première à laquelle nous convient aussi bien le Tao que les paroles de Jésus. La libération n’est pas fuite dans le temps, elle est vision ici et maintenant hors du temps. « Nous sommes au monde ; nous ne sommes pas du monde ».

S’il faut à la gnose la caution de l’Orient, on voit qu’elle lui est d’emblée acquise. Mais ne vaut-il pas mieux parler, pour désigner une connaissance aux constantes universelles, de gnose éternelle, laquelle embrasse, comme dit le poète, tous les temps et tous les univers ? Voir les paroles de Jésus à la lumière de la gnose, c’est découvrir du même coup qu’elles en sont le fleuron le plus prestigieux. Et la question de l’antériorité d’un texte par rapport à d’autres, à partir du moment où nous tenons le fil conducteur de la gnose éternelle, perd singulièrement de son importance. On peut même dire que, à la limite elle ne se pose plus, car le surgeon ne peut pas indéfiniment être comparé à l’arbre. Il reste que les synoptiques ont conservé, malgré leur orientation apologétique vers le devenir historique, des paroles authentiques de Jésus dont un certain nombre ne figurent pas dans l’Évangile selon Thomas. Néanmoins si l’on n’est pas ouvert à la métaphysique, il est difficile, sinon impossible, de les repérer dans un contexte qui a joué comme un prisme déformant. Un contact fréquent avec les logia de l’Évangile selon Thomas confère cette aptitude au discernement qui permet de séparer l’ivraie du bon grain.

Émile Gillabert