Raymond Ruyer
La grande Conscience et le futur de l’humanité

Dieu n’est pas politisé ni politisable. Surtout pas le vrai Dieu, c’est-à-dire la Grande Conscience, la Norme cosmique. Les Gnostiques ont l’air d’en faire un ennemi des progressistes et des rationalistes, d’en faire un disciple de Burke et de Chesterton. Mais ce qu’ils veulent montrer surtout, c’est qu’Il n’est pas emprisonnable dans les mots humains. Il n’est progressiste qu’à sa manière, rationaliste qu’à sa manière, conservateur qu’à sa manière. On peut dire de son Logos — ou de son Bios — ce que Lao-Tseu dit du Tao : « Celui que l’on peut nommer n’est pas le vrai. »

(Extrait de la conclusion de Les cent prochains siècles Fayard 1977)

Le titre est de 3e Millénaire

Le caractère, l’originalité essentielle de la Nouvelle Gnose scientifique est que ses thèses ont toujours un double aspect, l’un apparemment « scientiste », l’autre proprement gnostique, c’est-à-dire reconnaissant dans le monde apparemment matériel et physique un grand Organisme d’esprits participant à l’Esprit. La Gnose scientifique n’invente pas de mythes pour y voir la Face de Dieu. Elle retourne tel quel le monde de la science, et le Masque en creux devient un Masque en plein, conforme à la Face invisible.

De même, exactement, pour l’histoire, et pour l’histoire humaine. L’interprétation strictement scientiste, d’une part, et la lecture gnostique, d’autre part, sont parallèles, correspondantes. On peut en faire deux exposés synoptiques :

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Interprétation scientiste Interprétation gnostique
La conquête du temps, par l’espèce humaine comme par les espèces vivantes, se fait par une sorte d’inertie, de nécessité quasi mécanique. La vie commence et se continue par des molécules autoreproductrices, et la reproduction n’est pas un caractère de la vie, mais la vie même. C’est parce que les organismes se reproduisent qu’ils prennent, dans l’évolution, tous leurs autres caractères et toutes leurs formes. Les hommes ne sont les hommes que parce qu’ils durent biologiquement et historiquement. De même qu’un organisme authentique est un-organisme-capable-de-reproduction, « être un peuple », c’est durer comme peuple, se reproduire comme peuple, dans une continuité de culture. Un « peuple instantané » ne serait qu’un amas ou une foule.C’est parce qu’il doit durer qu’un peuple crée progressivement toutes ses institutions. Cette création est « instinctive », en ce sens qu’elle est au-delà de la technique rationnelle et de l’analyse géométrique des situations actuelles. La durée dans un monde de « sens » n’est pas une inertie, mais une création continue.
Les essais et erreurs des hommes en société, leurs initiatives, pour les événements et pour les institutions, se font soit par calcul conscient dans les cas où l’ « art de conjecturer » est possible, soit au hasard, comme les mouvements moléculaires d’un gaz enfermé dans un récipient ou comme les mutations accidentelles des gènes.C’est la sélection naturelle qui, triant les hasards, devient constructive des institutions par les événements. Si l’on considère un grand nombre de peuples et de cultures pendant des centaines de siècles, des prévisions statistiques sont possibles. Les essais et erreurs des peuples, tout comme les essais des organismes, ou les essais au cours d’un apprentissage, ne se font pas entièrement, soit par calcul conscient, soit au hasard, comme les mouvements des molécules d’un gaz. Ils sont guidés par les inspirations instinctives. La sélection naturelle négative est toujours à l’œuvre, décisive pour éliminer. Mais cette sélection négative ne pourrait rien créer. Les institutions durables d’un peuple sont des initiatives inspirées. Les peuples sont capables d’une certaine « mémoire religieuse ». Les évolutions des peuples, comme les évolutions des espèces, semblent s’orienter selon des forces structurantes invisibles, selon des forces-idées dans la Grande Conscience.
L’histoire humaine ne va nulle part. Elle n’a pas de finalité. Il n’y a pas de « point oméga ». L’humanité n’est promise à aucun état glorieux terminal. Les formes qu’elle édifie ne représentent que des remontées passagères, des fluctuations, dans une évolution quasi entropique. Elle disparaîtra de la terre comme les autres espèces, et la terre elle-même n’est pas éternelle. En effet, elle ne va nulle part. Tous les peuples sont voués à la décadence et à la mort, et l’humanité elle-même. Mais tout peuple long-vivant est une manifestation précieuse de la Volonté divine, tant qu’il dure, comme toute espèce vivante. Durer le plus possible, conquérir toujours plus de temps, sous le regard de l’éternité, être une des « merveilles de la nature », comme les faunes et les flores, est le véritable but pour l’homme, but « perpétuellement final ».
Il n’y a pas de points miraculeux dans l’histoire. Ni originels, ni messianiques, ni millénaristes. Pas de « sauveurs » traversant les éons pour ranimer l’étincelle dans les âmes humaines en « déréliction ». En effet. La Gnose scientifique n’est pas la Gnose antique. C’est tout le cours de l’histoire organique, des espèces vivantes et des peuples, qui est inspiré en chaque point. Dieu « ne se retire des sociétés humaines » — comme disait Cournot — que lorsqu’elles sont devenues de pures machines, fonctionnantes et cognantes. Elles sont alors vouées à la mort, et non pas promises à une survie « minérale » indéfinie, comme le croyait Cournot.
A toute phrase de sa durée, une société humaine doit assurer sa subsistance matérielle et sa nutrition énergétique. Les institutions technico-économiques sont fondamentales. Les autres éléments de la culture en dépendent. Le matérialisme, ou l’ « énergétisme historique », est au fond de toute vie et de toute évolution. En effet. On ne peut ni vivre ni se reproduire sans manger ou sans produire des biens matériels. Tout organisme est d’abord une usine, mais il ne travaille en son usine organique que pour « être », que pour « vivre ». La vie sociale n’est durable que si des nourritures psychiques et spirituelles s’ajoutent aux nourritures matérielles. Les peuples périssent encore plus souvent en perdant leur âme qu’en perdant leurs ressources.
Les sociétés humaines, ou plutôt les cultures, en leur  développement autonome,montent des institutions de caractère cybernétique, en rétroaction soit régulatrice et normalisante, soit à amplification et emballement. Les rétroactions positives (à emballement) finissent toujours par l’emporter et aboutissent à des plafonds, à des maxima : activité économique maximale, armements maximaux, population maximale, au bord de la famine ; ou à des planchers et à des minima : chômage quasi total, impuissance militaire, dépopulation. Les deux sortes de rétroactions sont également des phénomènes « mécaniques » et « déterministes ». Leur montage même, dans l’homéostat social qui équilibre précairement et momentanément les forces, est un phénomène mécanique. Tout cela est vrai. Avec cette différence que les institutions régulatrices normalisantes, chez les peuples, comme les organes dans les organismes, sont montées selon une volonté semi-instinctive, et que l’homme essaie toujours de faire prédominer les régulations sur les emballements dangereux. Les régulations ainsi montées ne sont ni mécaniques ni déterministes. Elles sont signifiantes, elles s’efforcent de se conformer à des normes idéales, à des valeurs entrevues. Elles n’y réussissent pas indéfiniment. Mais les peuples long-vivants sont ceux qui retardent le plus possible les mécanismes déterministes des courses aux extrêmes, ou qui savent les « coiffer » selon une optimisation conjuguée.
Dans l’univers indifférent et inconscient, les phases ascendantes des peuples et les phases descendantes se valent. De même, les phases longues et les phases courtes. Les peuples qui savent durer n’ont pas plus de valeur que les peuples éphémères. Non. Les peuples durables ont seuls de la valeur, parce que, s’ils durent, c’est qu’ils sont en accord et en participation avec la Grande Conscience. Dans les décadences, les peuples redeviennent des machines et des machines détraquées, sans valeur propre. Leur autodestruction n’est pas seulement inévitable. Elle est souhaitable.
La conquête du temps par les peuples est possible, mais elle n’a pas un caractère plus religieux que la conquête de l’espace. Elle demande — ou elle demanderait — une technique différente, mais également rationnelle, qui reste encore à inventer, mais qui n’est pas inconcevable. La sylviculture (l’art de prolonger la vie d’une forêt) est une technique rationnelle. Pourquoi pas une démo-culture ? La conquête du temps demande, en effet, une technique, une démo-culture, qui a ses règles strictes, comme toute technique. Mais la mise en œuvre de cette technique demande des efforts qui n’ont rien de technique : sacrifices, piétés, aliénations volontaires à la Divinité et à la Providence. Les conquérants du temps — en fait, surtout les conquérantes, les femmes — sont très différents des conquérants de l’espace. Ce ne sont pas des techniciens ou des ingénieurs. Ce sont des « croyants ».
Les hommes, individuellement, sont plus heureux dans les périodes de décadence et de suicide social. Ils sont alors « désaliénés ». Ils se montrent plus intelligents. Ils osent jouir de la vie. Non. Les hommes sont plus heureux dans une société « durable », disciplinée et conservatrice. Même si leur vie matérielle est dure, ils sont mieux nourris psychiquement et spirituellement. Ils sont sans angoisse. Et ils sont plus réellement intelligents. La victoire sur la mort, des peuples, est la vraie consolation devant la mort individuelle.

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On voit que les deux versions, si elles diffèrent complètement dans l’interprétation, s’accordent sur les faits, passés, présents et futurs.

Ces deux versions suggèrent-elles des politiques pratiques différentes pour le temps présent ? Oui, apparemment, mais d’abord et surtout dans l’ordre des jugements intimes. Nous ne nous sommes pas privés, en adoptant délibérément la version gnostique contre la version scientiste, de souligner l’inanité et l’insanité d’une politique pseudo-progressiste, de ses démythifications superficielles, de son ardeur absurde à détruire les comportements traditionnels, condition de la durée, qui ne paraissent irrationnels qu’aux yeux des sots ou des « terribles simplificateurs », agents d’un instinct de mort politique.

Les peuples long-vivants de l’avenir nous ont semblé devoir être beaucoup plus proches de l’idéal des grands conservateurs et des philosophes classiques, de Dante, de Vico, de Burke, de la droite hégélienne, de Joseph de Maistre, d’Auguste Comte, de Burckhardt, de Chesterton, que de Locke, de Condorcet, de la gauche hégélienne, de Feuerbach, de Marx, et surtout de Marcuse et de W. Reich.

Mais, si on écarte les anarchistes démagogues, il est remarquable que, dans l’ordre des programmes politiques, il y ait aussi parallélisme et correspondance. Tous les partis politiques, de droite et de gauche, et même d’extrême droite et d’extrême gauche (quand elle est plus écologiste qu’anarchiste), sont d’accord pour travailler à la survie des peuples, à la protection de l’homme par des techniques soit matérielles, soit psychologiques contre les techniques inhumaines. Tous sont d’accord, au moins en paroles, pour essayer d’organiser des régulations, des normalisations contre les emballements et les extrémismes dangereux, et pour éviter de se cogner stupidement à des plafonds ou à des planchers. Tous veulent une politique nataliste modérée, et ils s’inquiètent des dépopulations comme des surpopulations, des excès de l’économie aveugle qui risque d’épuiser les ressources naturelles ou de rendre la terre inhabitable, des courses aux armements, des excès démagogiques, des politisations fanatiques (sauf par tactique momentanée), du règne de la violence ou des surenchères pornographiques — même si les actes ne correspondent pas toujours aux paroles et aux programmes.

Comme on ne défend l’avenir qu’en défendant le passé — par-dessus les têtes légères des « présentistes » — toute futurologie pratique sensée risque toujours de paraître un conservatisme borné. D’autant que l’imagination humaine étant limitée, on ne peut se référer, comme modèle du « non encore vu », qu’à du « déjà vu », et comme modèle du « viable » qu’à « ce qui a déjà vécu ».

Si, par exemple, on montre clairement que la famille comme simple compagnonnage est inviable comme institution sociale, et n’a donc aucune chance d’être la famille institutionnalisée des peuples futurs, il semble que l’on défende alors la famille dite traditionnelle (qui est d’ailleurs très peu traditionnelle, car elle n’a pas fait une bien longue carrière).

Si l’on oppose au contestataire féminisme du MLF un féminisme vrai, c’est-à-dire le sens féminin de la vie contre l’aventurisme idéologique des hommes, on paraît vouloir revenir au matriarcat (qui a surtout existé dans les rêves de Bachofen).

Si l’on parle de socialisme au sens propre, l’auditeur ou le lecteur pense aux partis socialistes. Si l’on parle de la foi indispensable en soi-même, comme à la condition de la survie d’un peuple, on le fait accuser de nationalisme, de racisme, de xénophobie.

Dieu n’est pas politisé ni politisable. Surtout pas le vrai Dieu, c’est-à-dire la Grande Conscience, la Norme cosmique. Les Gnostiques ont l’air d’en faire un ennemi des progressistes et des rationalistes, d’en faire un disciple de Burke et de Chesterton.

Mais ce qu’ils veulent montrer surtout, c’est qu’Il n’est pas emprisonnable dans les mots humains. Il n’est progressiste qu’à sa manière, rationaliste qu’à sa manière, conservateur qu’à sa manière. On peut dire de son Logos — ou de son Bios — ce que Lao-Tseu dit du Tao : « Celui que l’on peut nommer n’est pas le vrai. »

L’évolution des espèces vivantes n’est pas le résultat d’un élan vital. Elle est plutôt l’effet d’un effort pour maintenir, au contraire, et pour ne changer que contraint et forcé. De même pour l’évolution historique des peuples. Plus ils maintiennent obstinément leur passé, plus ils évoluent bien. Le cramponnement vital est le vrai principe du progrès, et il sera de plus en plus le principe du progrès dans les millénaires futurs.

Les Gnostiques sont-ils conduits à une vue optimiste ou pessimiste ? Pour les deux ou trois prochains siècles, ils sont, peut-être jusqu’à l’excès, pessimistes pour notre monde occidental, qui a perdu toute foi en lui-même, qui a subi déjà des dégradations irréversibles, qui supporte mal le fardeau de sa propre civilisation, et qui est sur le bord d’une pénurie d’énergie qui arrêtera une machinerie déjà détraquée, et qui aggravera encore cette pénurie par des convulsions sociales, des guerres raciales. Ils donnent aux Chinois de meilleures chances, au moins d’être longtemps « en gain » et de fournir l’axe central qui sortira du buissonnement des peuples, et qui portera les divers rameaux ultérieurs de l’humanité.

Pour les siècles qui suivront le XXIIIe siècle, ils sont plus optimistes. Les possibilités de remontée vers des organisations de plus en plus durables sont toujours présentes, grâce à Dieu, dans les organismes humains, et il n’est pas indispensable de supposer ni des découvertes techniques plus fondamentales que la domestication du feu, l’agriculture ou la maîtrise de la fusion de l’hydrogène ; ni des mutations miraculeuses, improbables de toute manière en cent siècles, qui transformeraient l’homme en une nouvelle espèce ; ni de supposer une prise en main — irréalisable pour l’homme — de sa propre évolution par des progrès décisifs dans les manipulations génétiques ; ni une révélation divine spéciale.

Seulement, il y aura encore, après notre civilisation et son échec, beaucoup d’autres essais et beaucoup d’autres erreurs. Il n’y a pas lieu de prendre au tragique l’échec prochain et certain de notre civilisation ni les autres échecs probables de beaucoup de civilisations futures dans les cent ou même dans les mille prochains siècles.

On peut imaginer que, vers le millième siècle, un historien écrira cette phrase : « Avant d’arriver à notre civilisation longue et stable, l’humanité, nos fouilles le démontrent, a fait, pendant cent ou deux cents siècles environ, quelques dizaines de tentatives infructueuses pour concilier civilisation et stabilité. Elle y est donc arrivée, en somme, très rapidement, en cent fois moins de temps qu’il n’en faut à la lumière pour nous arriver de la nébuleuse d’Andromède, notre voisine. »

Nous sommes une de ces insignifiantes « tentatives infructueuses » dans cette insignifiante durée. Voilà tout.