Michel Fournier
La grande peur de M Teste

M. Teste se nourrit uniquement de produits naturels. Il mange sans sel et pas trop épicé ; il a l’estomac fragile. Il ne boit que des grands crus, modérément, les autres vins sont trafiqués. Il a lu des choses épouvantables sur les conservateurs, les colorants et les renforçateurs de goût. Les revues de consommateurs le font frémir. Il a vendu sa voiture à cause des chauffards, des assurances, des voleurs et des vandales, des contraventions et autres tracasseries administratives ; d’ailleurs il ne sort plus que par obligation. Il ne voyage jamais : on est toujours déçu. Mauvaise alimentation, climats éprouvants, populations bizarres. Il n’a pas d’animaux, c’est sale, envahissant, on s’attache et cela implique des obligations fastidieuses. Préserver sa dignité est déjà une exigence à haute responsabilité, qui nécessite une vigilance de chaque instant.

(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)

Valery avait voulu faire de M. Teste le superman de l’intelligence. L’écrivain Michel Fournier en fait l’esprit commun et peureux qui habite en chacun d’entre nous et nous conduit parfois à une solitude désespérée et quotidienne.

M Teste est un brave homme. Il reste à sa place, règle ses factures le jour et l’heure, ne fraude pas le fisc, souscrit à plusieurs œuvres charitables, pourvu que ses dons soient bien employés, lit les bons journaux, salue les commerçants et vote comme il faut, bien que la politique soit un sac d’embrouilles, de magouilles et d’impostures, depuis la disparition du Grand Homme : M. Teste a le sens des vraies valeurs. C’est un citoyen d’élite, qui n’a jamais fait parler de lui : s’il faisait école, les choses iraient peut-être un peu mieux.

M. Teste a peu d’amis. Il ne veut être redevable de personne, il sait qu’il n’est pas d’amitié désintéressée. Ses relations lui ressemblent, dignes et respectables, on reste entre gens de qualité, défions-nous des impairs et des mésalliances. On se téléphone de loin en loin, avec l’assurance de se rappeler pour prendre date et peut-être dîner ensemble, mais M. Teste sait que cela ne se fera pas : M. Teste évite les restaurants, ce sont des voleurs, on ne sait pas trop ce que l’on y mange, les cuisines sont douteuses, sans compter le service approximatif, d’une propreté contestable. M. Teste ne va pas aux w.c. n’importe où et n’emploie, de préférence, que deux pronoms personnels : le on périlleux, trop souvent méprisable, et le je éprouvé, garanti sans surprise : un label exemplaire.

M. Teste, évidemment, n’est jamais allé au bordel, ça ne se fait pas, on n’en a pas pour son argent, et les maladies dites honteuses en sont le juste châtiment. Le désir et la passion sont par trop dangereux, ils engendrent l’excès. L’enjeu n’en vaut décidément pas la chandelle : M. Teste a mal cicatrisé de ses mésaventures adolescentes. Permissivité, relâchement des mœurs et décadence sont annonciateurs de grands fléaux. M. Teste est à l’abri de ces vicissitudes, et il s’en flatte. Il ne fait plus l’amour à cause de l’herpès et du SIDA : il se suffit à lui-même.

M. Teste se sent un peu seul.

Le spectacle de la rue est affligeant. Mendiants et vagabonds, voyous, agressions en tous genres, esthétiques et morales. Harnachements excentriques, tenues débraillées, publicités obscènes, appels au viol : toujours la violence. M. Teste fuit les grands magasins propices aux attentats, les cinémas, les théâtres et autres endroits publics à haut risque. Il ne sort pas la nuit parce qu’alors tous les chats sont gris, les rues plus qu’incertaines, sans parler du métro, véritable coupe-gorge, où l’on se fait détrousser au vu et au su de tous, victime expiatoire d’une indifférence généralisée dont on s’avoue soi-même le digne représentant : on ne se compromet pas pour un inconnu, sinon un familier, quand on prône la non-ingérence dans les affaires des autres. On n’attend rien en retour : chacun pour soi. Vivre est affaire d’aventurier, parcours du combattant.

M. Teste aime son intérieur. Ses doubles fenêtres sont agrémentées de barreaux scellés et de volets d’acier, sa porte blindée ne comporte pas moins de six points d’ancrage, trois serrures et deux barres transversales intérieures. Un système vidéo balaye en permanence le trottoir de l’immeuble. Il a un pistolet d’alarme et une bombe lacrymogène dans sa table de nuit. Les numéros d’appel indispensables, en cas d’urgence, ne quittent pas son chevet. Son argent est bien au chaud, dans une cachette aménagée, les banques n’offrent plus guère de garanties. Il ne spécule pas non plus : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. M. Teste connaît plus de trois cents proverbes et y souscrit : c’est un homme de bon sens.

M. Teste s’ennuie mais il n’a de comptes à rendre qu’à lui-même.

Les programmes à la télévision sont nuls, mais le poste reste allumé toute la journée, ça meuble et fait de la compagnie, amortissons la redevance. On passe d’une chaîne à l’autre, les nouvelles sont abominables, il faut bien admettre que l’on avait raison, que le monde est pourri, qu’il n’y a rien à en attendre. Je-m’en-foutisme, antipatriotisme et démission : tout dégénère, c’est évident, c’est le déclin de l’Occident. M. Teste n’est pas raciste, sa concierge est algérienne et lui repasse son linge, mais la plupart des violeurs sont arabes, des profiteurs juifs et des proxénètes méditerranéens ; quant à ses concitoyens, ce sont des veaux. Il souhaiterait la fermeture des frontières, la halte à l’immigration sauvage, plus de poigne et de mesures sécuritaires, des idéaux élevés, mais il ne se fait guère d’illusions : c’est la chienlit.

M. Teste se nourrit uniquement de produits naturels. Il mange sans sel et pas trop épicé ; il a l’estomac fragile. Il ne boit que des grands crus, modérément, les autres vins sont trafiqués. Il a lu des choses épouvantables sur les conservateurs, les colorants et les renforçateurs de goût. Les revues de consommateurs le font frémir. Il a vendu sa voiture à cause des chauffards, des assurances, des voleurs et des vandales, des contraventions et autres tracasseries administratives ; d’ailleurs il ne sort plus que par obligation. Il ne voyage jamais : on est toujours déçu. Mauvaise alimentation, climats éprouvants, populations bizarres. Il n’a pas d’animaux, c’est sale, envahissant, on s’attache et cela implique des obligations fastidieuses. Préserver sa dignité est déjà une exigence à haute responsabilité, qui nécessite une vigilance de chaque instant.

M. Teste est de plus en plus seul.

Il ne se regarde pas dans la glace, il ne se reconnaîtrait plus, une mine de déterré, et l’inconnu est décidément dangereux. Il a des plaisirs simples. La littérature s’arrête à Claudel, il ne relit que les classiques, aujourd’hui les livres sont mal écrits, amoraux et tendancieux. Il n’écoute que Mozart et l’opéra : la musique moderne est agressive, les chansons pornographiques et leurs interprètes obscènes, négligés et drogués. L’art contemporain lui donne des allergies. Il prie en latin et regarderait la messe à la télévision, si les curés n’étaient pas tous devenus de dangereux agitateurs : le chancre idéologique, la subversion internationale ont sapé jusqu’aux fondements de notre Sainte Mère l’Église.

M. Teste est un assisté, bien qu’il s’en défende. Il vit par procuration, il végète, mais c’est un homme convenable. Même ses rêves sont maîtrisés. Il a choisi la tranquillité plutôt que le bonheur, la sécurité plutôt que l’euphorie. Il a la loi pour lui. C’est l’homme d’aujourd’hui, monsieur tout le monde, monsieur personne : petit, tout petit. Et son humilité mérite quelques égards : M. Teste est mort seul. Les voisins, importunés par l’odeur, croyaient l’appartement inoccupé. Il fallut faire sauter la porte.

REQUIESCAT IN PACE.

Michel Fournier