Pierre Crépon
La guerre sacrée chez les Aztèques

Le 13 août 1521, deux ans après avoir débarqué sur la côte mexicaine, Cortès et ses compagnons s’em­parent de la capitale de l’empire Aztèque, Mexico-­Tenochtilan. Ils pénètrent dans la ville après un siège de plusieurs mois : déjà plusieurs dizaines de milliers de Mexicains y sont morts de famine, et bien d’autres ne survivront pas à la frénésie meur­trière des assiégeants. Le reste sera marqué au fer rouge de l’esclavage, et la ville se verra détruite de fond en comble afin que ne subsistent aucun des mul­tiples temples qui s’élevaient à la gloire des dieux du Nouveau Monde. C’en était fini de Mexico, la cité royale, dont les Conquistadors eux-mêmes disaient qu’elle était « une ville plus belle que Grenade ou Venise ».

(Revue Question De. No 46. Février-Mars 1982)

« MOURONS TOUS ET FAISONS QUE LE SOLEIL RESSUSCITE PAR NOTRE MORT ».
(LA CRÉATION DU SOLEIL)

L’historien Pierre Crépon a publié en 1982 un ouvrage fondamental : « Les religions de la guerre » (Éditions Ramsay) où il montre com­ment dans notre passé les courants spirituels furent ou ne furent pas porteurs de conquêtes et de violence. Il analyse ainsi le concept de guerre jusque dans les racines mêmes de l’humanité.

Le 13 août 1521, deux ans après avoir débarqué sur la côte mexicaine, Cortès et ses compagnons s’em­parent de la capitale de l’empire Aztèque, Mexico-­Tenochtilan. Ils pénètrent dans la ville après un siège de plusieurs mois : déjà plusieurs dizaines de milliers de Mexicains y sont morts de famine, et bien d’autres ne survivront pas à la frénésie meur­trière des assiégeants. Le reste sera marqué au fer rouge de l’esclavage, et la ville se verra détruite de fond en comble afin que ne subsistent aucun des mul­tiples temples qui s’élevaient à la gloire des dieux du Nouveau Monde. C’en était fini de Mexico, la cité royale, dont les Conquistadors eux-mêmes disaient qu’elle était « une ville plus belle que Grenade ou Venise ».

Malgré la destruction systématique, et sans précédent, dont elle fût l’objet, la civilisation aztèque nous demeure relativement bien connue. Les Espagnols ne purent en effet effacer en un jour le passé pluriséculaire de tout un peuple et il existe suffisamment de sources écrites, à commencer par les relations de Cortès lui-même et de certains de ses compagnons, pour en retracer les grandes lignes. Parmi les ouvrages de base pour la connaissance du monde aztèque, il faut mentionner l’œuvre magistrale du Franciscain Bernadino de Sahagun qui consacra soixante ans de sa vie à recueillir des témoignages sur la culture qu’il avait à charge de rendre chrétienne, témoi­gnages qu’il consigna dans son Historia de las cosas de Nueva Espana [1]. Toutes les études sur le Mexique ancien se réfèrent à cette œuvre et l’on ne saurait commencer une évocation du monde aztèque sans lui rendre hommage.

Pour notre propos, l’intérêt des aztèques réside dans leur représentation très particulière de l’ordre cosmique, et de la fonction qu’y assumait la guerre. L’institution de la « guerre fleurie », notamment, constitue un exemple fascinant d’une conception de la guerre entièrement sou­mise à l’idéologie religieuse et très éloignée des concep­tions occidentales. D’ailleurs, la victoire de Cortès tient plus à ces différences d’idéologie qu’à une simple supé­riorité militaire. Aussi bien le choc des deux civilisations fait-il apparaître un étrange contraste entre ces deux mondes dont la bonne foi respective n’a d’égale que leur cruauté démentielle.

Le cinquième soleil

Lorsque les Aztèques s’installent, au XIVe siècle de notre ère, sur les marécages de Texcoco afin d’y fonder la ville de Mexico, ils ne font que succéder aux multiples peuples nomades venus des contrées désertiques du nord pour s’établir dans les régions agricoles du Mexique central. Ainsi, les Toltèques étaient parvenus quelques siècles plus tôt dans la vallée de Mexico et avaient réussi à détenir l’hégémonie sur la région, à partir de la ville de Tula, pendant près de deux cents ans (XIe-XIIe siècles). Ces deux peuples présentent d’ailleurs de nombreuses similitudes et les Aztèques se proclameront toujours les héritiers de leurs illustres prédécesseurs. C’est aux Toltèques notam­ment que se rattache l’histoire mythique de Tezcatlipoca et Quetzalcóatl qui préfigure à bien des égards le devenir de la civilisation Aztèque.

Quetzalcóatl (le serpent à plume), qui semble être à l’ori­gine un très ancien dieu de la végétation, se confond dans la légende avec un jeune souverain de la ville de Tula, profondément pacifiste, qui bannit de sa cité les sacrifices humains et favorisa l’art et la pratique des vertus morales. Tezcatlipoca, quant à lui, était le dieu noir, le dieu de la guerre, le magicien venu des terres du Nord. Par mille sortilèges Tezcatlipoca parvient à se débarras­ser de Quetzalcóatl qui s’enfuit vers l’est, vers l’océan atlantique. Parvenu aux rivages, certains disent qu’il s’est fait brûler vif pour devenir l’étoile du matin mais d’autres racontent qu’il a promis de revenir un jour.

Cette histoire reste doublement significative. La victoire de Tezcatlipoca représente en effet la victoire du dieu de la guerre et des cultes sanglants des nomades sur les coutumes des populations anciennes d’agriculteurs. Les Aztèques inscriront leur religion dans cette perspective. Quant à la promesse du retour de Quetzalcóatl, elle a joué un rôle non négligeable sur l’accueil qui fût fait aux conquérants espagnols.

L’histoire des Aztèques se situe donc dans ce contexte inauguré par les Toltèques et illustré par la lutte de Tez­catlipca et Quetzalcóatl : un peuple nomade et guerrier venant imposer sa loi aux populations d’une région agri­cole.

Le peuple d’Huitelopochtli

Les Aztèques se considéraient comme un peuple élu et leur destinée était guidée par leur dieu fétiche, Huitzilo­pochtli. Un jour, après deux siècles de pérégrinations depuis leur départ de la cité légendaire d’Aztlan [2], les prêtres qui portaient son enseigne virent le signe tant attendu : perché sur un figuier, un aigle avalait un serpent [3] Huitzilopochtli leur indiquait par ce présage le lieu où se fixer. C’est ainsi que sur un tertre boueux, émer­geant des marécages du lac de Texcoco, les Aztèques éle­vèrent un temple à leur dieu, premier sanctuaire autour duquel allait se bâtir la plus grande cité de l’Amérique préhistorique : Mexico-Tenochtitlan.

Les 400 frères

La fondation de Tenochtitlan, en 1325, sur un sol parti­culièrement ingrat puisque situé au milieu des marais, marque le tout début de la puissance aztèque. Aupara­vant le peuple d’Huitzilopochtli avait connu une période difficile. Les Aztèques faisaient en effet partie des derniers groupes d’envahisseurs venus du nord et, à leur arrivée, les plateaux du Mexique central se trouvaient déjà aux mains d’autres tribus qui, chacune installée dans leur cité, cherchaient perpétuellement à dominer les autres. Dans ce contexte, les Aztèques se verront traités comme de véritables parias par leurs prédécesseurs ; tantôt repoussés, tantôt engagés comme mercenaires car leur talent de guerrier semble avoir déjà été reconnu par tous. Leurs qualités militaires s’accompagnaient cependant de coutumes religieuses qui effraient même leurs contempo­rains. On raconte ainsi que le souverain d’une cité offrit sa fille en mariage au chef des Aztèques pour les remer­cier de leur victoire sur une ville ennemie. Ceux-ci pro­mettent de traiter la jeune fille comme une déesse. Mais, quand le souverain « vient rendre visite à sa fille, il la trouve immolée dans le temple, sa peau revêt un prêtre, et avec une de ses jambes ils ensanglantaient les murs » (M. Simoni-Abbat : les Aztèques. Le Seuil, 1976, p. 34). De telles coutumes ne favorisaient évidemment pas les relations avec les peuples voisins et l’on peut penser qu’elles ont joué un rôle dans la difficulté des Aztèques à s’établir.

Une fois installés à Tenochtitlan, les Aztèques vont peu à peu affirmer leur pouvoir. Le premier siècle reste encore celui des difficultés : il leur faut bâtir leur ville sur la lagune et lutter contre des cités plus puissantes. Mais, dès 1428, ils abattent la plus importante d’entre elles ; Tenochtitlan devient alors le pôle central de toute la vallée de Mexico. Par la suite les Aztèques vont pour­suivre leur expansion et quand, un siècle plus tard, les espagnols accostent sur les rives du Mexique, ils sont à la tête d’un vaste empire, qui s’étend du Pacifique à l’Atlantique et couvre la moitié du Mexique actuel.

L’apogée de la puissance Aztèque fut en fait de courte durée. En deux siècles 1325, fondation de Mexico ; 1428, début de l’hégémonie sur le Mexique central ; 1521, destruction de Mexico le sort d’une civilisation s’était joué. Pendant ce laps de temps, Huitzilopochtli, lui qui n’était « qu’un plébéien, rien qu’un homme, mais aussi un magicien, une apparition (Codex de Florence), s’était hissé au sommet d’un vaste panthéon et brillait de l’éclat du soleil à son zénith.

Dieu guerrier, Huitzilopochtli personnifiait en effet la sou­veraineté du soleil quand, au zénith du ciel, il couvre le monde d’une lumière incomparable. C’est une vieille femme, Coaticlue (déesse terrestre), qui l’avait enfanté après s’être trouvé enceinte d’une boule de plume recueil­lie sur son ventre. Voyant son état, la sœur (divinité lunaire), et les 400 frères (symbolisant les étoiles) de Huit­zilopochtli décidèrent alors de tuer leur mère. Mais huit­zilopochtli sortit à cet instant du ventre de la vieille et, brandissant un serpent de feu, chassa ses frères et sa sœur, tout comme le soleil écarte les ténèbres et efface les étoiles. Peuple du Soleil, les Aztèques ont suivi l’ascen­sion de ce dieu vainqueur et sanguinaire et comme lui ont brillé d’un éclat court mais intense dans l’histoire de l’humanité.

La légende des soleils

La conception des cycles cosmiques chez les Aztèques tra­duit de leur part une angoisse profonde devant l’instabi­lité du monde. Les Aztèques croyaient que plusieurs mondes successifs avaient précédé le nôtre et que chacun deux s’était achevé par un cataclysme. Chaque monde était symbolisé par un soleil et avant notre ère quatre soleils avaient existé. La durée d’un soleil ne nous est pas précisément connue mais il s’agit de toute façon d’un mul­tiple de cinquante-deux ans, période qui représentait le siècle Aztèque. Aussi le soleil dans lequel nous vivons, doit inévitablement se terminer par une catastrophe au cours de laquelle l’humanité entière périra. Le nom de ce cinquième soleil signifie « quatre mouvements » ou « quatre tremblements » et la destruction finale sera accomplie par des tremblements de terre, par un déchaî­nement des forces chthoniennes : « Alors, la réalité sera déchirée comme un voile, et les monstres du crépuscule, les Tzitzimime qui attendent au fond de l’occident l’heure fatale, surgiront pour se ruer à l’assaut des derniers vivants » (J. Soustelle : la Vie quotidienne des Aztèques. Hachette, 1955, p. 123).

La certitude imminente d’un tel drame cosmique emplit toute la pensée des Aztèques. La fin de chacun de leur siècle était toujours un moment crucial où le monde entier pouvait s’écrouler. L’empereur lui-même vivait dans l’angoisse, dans l’attente des signes qui annonceraient la fin de ce monde (la venue de Cortès d’ailleurs fut précé­dée de tels signes). L’Univers mexicain est donc fonda­mentalement condamné. Il est instable, perpétuellement remis en question, et la seule action possible pour l’homme consiste à différer la fin certaine. Pour cela, il lui faut aider le soleil à vaincre les ténèbres, le nourrir en répétant l’acte des dieux lors de sa création.

Sahagun raconte ainsi la naissance du soleil [4] : « On dit qu’avant que le jour existât les dieux se réunirent au lieu appelé Teotivacan… et qu’ils se dirent les uns aux autres : « Qui sera chargé d’éclairer le monde ? » Un premier dieu, Tecuciztecatl, se propose mais il faut en désigner un second pour créer la lune. L’assemblée des dieux choisit le plus petit d’entre eux, Nanahuatzin, qui est couvert de pustules et ne dit rien. Après un temps de pénitences et d’offrandes, Tecuciztecatl et Nanahuatzin se rendent au lieu de sacrifice où ils doivent se jeter dans un immense brasier. Le premier hésite plusieurs fois et c’est le petit dieu qui se jette d’abord avec détermination dans le feu. Tecuciztecatl le suit.

Les dieux voient alors apparaître le soleil et la lune qui brillent d’une lumière égale. Ils jettent sur Tecucitzecatl un lièvre afin d’en obscurcir la face : la lune possède depuis l’éclat que nous lui connaissons. Cependant Nanahuatzin le le Soleil restait sans mouvement. « Les dieux se parlèrent alors de nouveau et dirent : « Comment pour­rions nous vivre ainsi ? Le soleil ne bouge pas. Est-ce que nous passerons toute notre existence entre les indignes mortels ? Mourons tous et faisons que notre mort donne la vie à ces astres ». Le vent alors se chargea de donner la mort aux dieux et il les tua.

L’immolation de deux dieux n’a donc pas suffi pour mettre en mouvement le soleil. Tous les autres dieux ont du sacrifier leur vie afin que le soleil, tirant son énergie de leur mort, commence sa course dans le ciel. Maintenant c’est aux hommes de continuer le geste des dieux et l’Aztèque, en particulier, doit veiller à ce que le soleil ne reste pas immobile, et renaisse chaque matin. Ainsi le sacrifice humain apparaît comme une nécessité abso­lue : la mort des hommes donne la vie au soleil. Le soleil a soif de sang humain et, jour après jour, les Aztèques ont le devoir de lui apporter sa nourriture précieuse, le Chalchiuatl, « l’eau de jade ».

Des sacrifices et des dieux

À l’origine, Quetzalcóatl « jamais n’accepta (les sacrifices humains) parce qu’il aimait beaucoup ses sujets… et il n’offrait en sacrifice que des serpents, des oiseaux et des papillons » (Codex Chimal popoca). Mais, depuis ces temps anciens, d’autres peuples sont venus et Tezcatlipoca, le dieu noir, a chassé Quetzalcóatl, aussi n’est-il plus ques­tion de substituer des animaux aux êtres humains. Le Mexique se trouve dès lors livré à une multitude de dieux assoiffés de sang auxquels il faut sacrifier comme eux-mêmes se sont sacrifiés pour le soleil.

On évalue à 20.000 le nombre de personnes sacrifiées pour la seule rénovation du grand temple de Tenochtitlan, en 1487. Et chaque fête en l’honneur des dieux qui rythme les dix-huit mois de l’année aztèque apporta son lot de nouvelles victimes. À lire les récits de ces innombrables rites sanglants on ne peut être aujourd’hui que frappé de stupeur ; notre sensibilité qui s’accommode pourtant sans trop de mal de centaines de bombes déversées tous les jours aux quatre coins de la planète se révulse à l’idée de ces hommes et femmes tués sans haine, et selon un cérémonial implacable, afin de maintenir l’équilibre d’un monde constamment menacé. Qu’on en juge !

Au premier mois de l’année, on offrait des sacrifices à Tlaloc. Celui-ci était un ancien dieu des paysans et il présidait, aux côtés de Huitzilopochtli, sur le sommet du grand temple de Mexico. Tlaloc était maître de la pluie et on lui sacrifiait, en les noyant, des processions de jeunes enfants. Cependant, pour que le sacrifice soit pleinement efficace et que l’eau du ciel féconde la terre, les enfants devaient pleurer abondamment au moment de leur mort. Les Aztèques arrachaient donc les ongles des enfants afin de provoquer leurs sanglots par la torture : « Quand ils emportaient les enfants pour les tuer, s’ils pleuraient et versaient beaucoup de larmes, alors ceux qui les portaient

se réjouissaient car c’était le signe qu’il y aurait beau­coup d’eau pendant l’année » (Codex de Florence).

Venait ensuite la fête en l’honneur de Xipo-Totec ( « Notre Seigneur l’Écorché »), divinité de la végétation des régions méridionales devenue dieu des orfèvres. Les vic­times, qui lui étaient destinées, étaient d’abord percées de flèches pour que leur sang s’écoule lentement sur la terre comme la pluie y ruisselle. Après quoi ils étaient écorchés et les prêtres revêtaient leur dépouille, symbolisant par ce geste le renouveau de la nature.

Ainsi, pour chaque mois de l’année, des rites différents étaient appliqués. Aux exemples déjà cités et choisis, il faut le reconnaître, pour leur caractère particulièrement spectaculaire on pourrait ajouter bien d’autres scénarios rituels. Le plus courant consistait à étendre la victime sur le dos et lui ouvrir la poitrine pour en arra­cher le cœur. Le sacrifié pouvait aussi être attaché par une corde tout en gardant une certaine liberté de mouve­ment ; dans cette position on lui fournissait des armes en bois et il devait combattre plusieurs guerriers normale­ment armés : s’il ne succombait pas, il gardait la vie sauve. Enfin la décapitation était parfois utilisée, unique­ment pour des victimes féminines, et cela en partie pour la correspondance entre cet acte et le fait de cueillir un épi de maïs.

On ne s’étendra pas plus longtemps ici sur le problème des sacrifices dans la civilisation aztèque, sujet qui néces­siterait à lui seul de longs développements (Voir l’excellent ouvrage de Christian Duverger : la Fleur Cétale. Économie du sacrifice aztèque. Le Seuil, 1979). Signalons simplement que les victimes étaient préparées à leur sacrifice par de longues cérémonies qui incluaient un jeûne prolongé, des danses rituelles et, parfois, la prise de drogues. Dans le cas du sacrifice dédié au grand dieu Tezcatlipoca, la victime était même choisie un an plus tôt ; il s’agissait d’un guerrier particulièrement valeureux auquel on offrait une vie royale pendant cette année où il incarnait le dieu. Cet exemple montre que les victimes étaient toujours revêtues d’une dignité quasi-divine et il semble d’ailleurs que les sacrifiés acceptaient stoïquement leur sort. On connaît même l’histoire de certains guerriers qui ont refusé leur grâce afin de ne pas se soustraire à la volonté divine. Néanmoins il est permis de penser qu’une telle débauche de vies humaines ait pu aussi être regardé comme terrifiante par les contemporains. La haine tenace que vouaient aux Aztèques certaines tribus voisines est sans doute liée en partie à leurs pratiques religieuses. Un passage du Codex de Florence explique ainsi que « certains habitants des cités qui étaient en guerre avec Mexico étaient convoqués et introduits dans la ville, en secret, à l’invitation de Motecuzoma. Et à ces gens de Nonoalco, de Cozcatlan, de Cempolla, de Mecatlan, on montrait ces sacrifices et ils étaient confondus, frappés de terreur. C’est ainsi qu’était ébranlé et désuni le camp des ennemis ».

Certes, les guerres menées par les Aztèques possédaient aussi des causes proprement économiques et politiques. Ils se procuraient notamment un certain nombre de den­rées chez les peuples soumis et la magnificence de la ville de Mexico procédait directement de l’exploitation d’un immense empire. Néanmoins il semble pratiquement cer­tain que les Aztèques ne dissociaient pas eux-mêmes entre les motivations religieuses et économiques. Et, de fait, toute la conduite de la guerre découle bien de leur idéo­logie religieuse.

La conduite de la guerre

À l’apogée de l’empire Aztèque, les trois villes de Mexico, Texcoco et Tlacopan s’étaient alliées pour former une ligue se prétendant héritière de la dynastie des Toltèques qui avait autrefois dominé tout le centre du Mexique. La ligne des 3 cités justifiait par cette prétention leur auto­rité sur tout le pays et la guerre était déclarée à toute autre cité cherchant à affirmer son indépendance. Le refus de commercer avec les villes centrales, notamment, étaient jugés comme une déclaration de guerre virtuelle. De plus, des guerres pouvaient parfois être entreprises à titre préventif lorsque l’hostilité d’une cité paraissait devenir menaçante.

Malgré ces motivations profanes, le déroulement de l’entreprise militaire suivait des règles bien précises dic­tées, par le système de croyances religieuses. Les affron­tements étaient ainsi précédés par une série d’ambassades proposant aux ennemis de capituler sans engager le combat. Des messagers de la ville de Mexico se présen­taient d’abord aux autorités locales. Ils leurs demandaient d’accepter dans leur temple une image de Huitzilopochtli, leurs offraient des armes et leurs vantaient les mérites d’une soumission qui éviterait la guerre. Un délai de réflexion de vingt jours (le mois aztèque) leur était accordé. Venaient ensuite les ambassadeurs de Texcoco qui menaçaient le souverain local et, dans le cas où celui-ci refusait toujours de se rendre, lui offrait des armes et une médecine pour protéger son corps contre les foudres de l’armée de l’empire. Enfin, après une seconde période de vingt jours, c’était au tour des ambassadeurs de Tlaco­pan de réitérer les avertissements, les propositions de sou­mission et les offrandes d’armes. Un troisième délai s’écoulait avant que la guerre soit véritablement entre­prise.

Quoiqu’il en soit, la pratique des sacrifices humains à grande échelle posait aux Aztèques un problème crucial comment acquérir suffisamment de victimes.

Le sang comme marchandise

La guerre tenait une place extrêmement importante dans les préoccupations des Aztèques. Leur volonté d’impéria­lisme politique s’associait en effet à une nécessité reli­gieuse : le champ de bataille était le lieu idéal pour s’ap­proprier des prisonniers, victimes futures des indispen­sables sacrifices. La guerre était ainsi conçue comme un devoir cosmique directement liée à la problématique du sacrifice et de l’usure du monde.

Selon une légende, les guerriers devaient assumer la tâche des Quatre Cents Serpents de Nuages (symbolisant les étoiles du Nord), qui avaient failli à leur mission confiée par les dieux ; apporter nourriture et boisson au soleil. C’est pourquoi le Soleil s’adressa directement aux hommes et leur dit : « Mes fils, il faut maintenant que vous détruisiez les Quatre Cents Serpents de Nuages : car ils ne donnent rien à notre mère ni à notre père… et c’est ainsi que commença la guerre… Ils tuèrent les Quatre Cents, et alors servirent à manger et donnèrent à boire au Soleil… (Leyenda de los Soles).

Ainsi, comme le souligne Jacques Soustelle, « Les Mexi­cains se privaient délibérément de l’avantage que donne la surprise. Non seulement ils laissaient à leurs adver­saires tout le temps de préparer leur défense, mais encore leurs fournissaient-ils des armes, fût-ce en quantité sym­bolique. Tout ce comportement, ces ambassades, ces dis­cours, ces cadeaux expriment bien l’idéal de chevalerie qui animait ces guerriers de l’antiquité américaine » (J. Soustelle, op. cit., p. 20).

La fin de la guerre était symbolisée par la prise, et l’incen­die, du temple de la cité adverse. À cet instant, les dieux avaient rendu leur décision et toute résistance devenait inutile. Les longs pourparlers avant d’engager la bataille visaient justement à créer les conditions de luttes telles qu’elles puissent mettre en évidence la volonté divine : la guerre est un jugement des dieux, et la victoire des Aztèques celle de Huitzilopochtli. Il ne s’agit donc pas « pour les Aztèques de forcer l’adversaire à se soumettre en ruinant le pays ou en massacrant mais de rendre évidente la volonté de Huitzilopochtli ». En s’emparant du sanctuaire ennemi : « cette volonté devient manifeste, la guerre est privée d’objet » (Ibid., p. 243).

Le déroulement de la bataille elle-même revêtait un aspect bien particulier dont on ne connaît pas d’exemple sem­blable dans notre ancien monde. Le but des guerriers n’était pas en effet de tuer le plus d’ennemis possibles mais de les capturer pour les sacrifier. Ainsi les soldats étaient suivis de spécialistes qui ligotaient les combat­tants ennemis jetés à terre. La bataille se transformait donc en une multitude de duels dont l’enjeu était la cap­ture de l’adversaire.

La signification religieuse des combats devient manifeste. Les guerriers œuvrent pour le salut du cosmos puisque leur vie même est l’objet du sacrifice. Tous sont dans la position de sacrifiés en puissance et les liens qui unissent un guerrier et son prisonnier évoquent une dépendance parentale (« voici mon père » dit le captif à son vain­queur). D’ailleurs les guerriers morts sur le champ de bataille et sur la pierre à sacrifice connaissent un destin semblable : ils deviennent les compagnons du soleil qui entourent l’astre lumineux pendant quatre années avant de se réincarner sous la forme de colibris voletant pour toujours parmi les fleurs.

Guerriers et prêtres

« Je coupe ton nombril au milieu de ton corps. Sache bien et comprend que la maison où tu es né n’est pas ta demeure : tu es soldat… Ta vraie patrie est ailleurs ; tu es promis à d’autres lieux. Tu appartiens aux rases cam­pagnes où s’engagent les combats ; c’est pour elle que tu as été envoyé ; ton métier et ta science, c’est la guerre ; ton devoir, c’est de donner à boire au soleil le sang des ennemis. » (Sahagun, op. cit., p. 256).

C’est par ces mots prononcés par l’accoucheuse que l’en­fant aztèque découvre, dès sa naissance, le monde de la guerre. Toute son éducation ultérieure sera dirigée vers cet accomplissement : devenir un guerrier, faire partie de l’élite honorée et exaltée de ceux qui offrent leur vie pour nourrir le soleil. Ainsi, bien que la civilisation aztèque ait connu, à son apogée, une importante hiérarchie des classes sociales, tout enfant, quelle que soit son origine, garde la possibilité d’accéder à la plus haute dignité mili­taire.

Les chevaliers aigles et jaguars

Il entre, vers l’âge de six ou sept ans, dans des collèges, le Telpochcalli, où il reçoit un enseignement essentiellement militaire. A dix ans, on lui laisse pousser une mèche de cheveux sur la nuque qu’il ne pourra couper qu’après avoir fait un prisonnier. Il devra ensuite confirmer ses talents en prenant quatre autres prisonniers au cours des campagnes suivantes. S’il échoue, l’honneur d’être guer­rier devient alors impossible et il doit se contenter du sort des plébéiens, les Macevalli, les gens du commun. Par contre, s’il est né sous un signe fortuné et que ces faits d’armes se voient couronnés de succès, les portes de la gloire lui sont ouvertes. Car, « même si c’est le der­nier des esclaves, ils le font capitaine et seigneur, et lui donnent des vassaux, et il jouit d’une telle estime que partout où il se présente on lui montre la même déférence et la même considération qu’au véritable seigneur » (Conquistadore Anonyme). Enfin, tout guerrier particuliè­rement valeureux, peut accéder aux ordres militaires supérieurs et devenir « chevalier jaguar » ou « chevalier aigle » (c’est-à-dire prendre le titre de chevalier du Soleil, car le jaguar et l’aigle sont les incarnations animales de cet astre).

Le corps des guerriers ne constituait néanmoins pas la seule élite de l’empire Aztèque. À côté d’eux, disposant de pouvoirs étendus, apparaît un autre grand groupe qui entretient un rapport double avec la carte guerrière : les prêtres. Ceux-ci se recrutent en majorité chez les digni­taires bien que les plébéiens qui manifestent une vocation particulière peuvent aussi accéder à la prêtrise. Ils sont élevés dans des collèges religieux, les Calmecac, où on leur enseigne tous les éléments indispensables au sacer­doce. À l’âge de 22 ans, ils décident d’entrer définitivement dans le corps religieux ou de retourner à la vie sociale. Devenus prêtres, de multiples carrières s’offrent à eux depuis la fonction d’officiant subalterne dans un petit temple de quartier jusqu’à la dignité suprême de grand prêtre d’Huitzilopotchi ou de Tlaloc.

Les prêtres forment véritablement la deuxième élite du monde Aztèque. Dans une société essentiellement guerrière, ils détiennent le pouvoir intellectuel : ils organisent les fêtes culturelles, ils lisent les signes et déterminent l’ave­nir de chaque être en se référant au calendrier divinatoire, ils gèrent les stocks des greniers des temples qu’ils redis­tribuent au peuple en cas de pénurie, ils s’occupent des hôpitaux, etc. D’autre part, les prêtres, ou les prêtresses, observent le célibat et il semble qu’ils doivent suivre des règles très strictes. Ainsi un moine catholique comme Sahagun n’hésite pas à faire l’éloge des grands prêtres, dont il nous dit que pour les désigner « on ne tenait aucun compte de l’origine, mais seulement des meurs et de la pratique religieuse, de la connaissance des doctrines et de la pureté de la vie. On choisissait celui qui était ver­tueux, humble et pacifique, raisonnable et sérieux, non pas léger, mais grave, rigoureux et scrupuleux dans ses mœurs, plein d’amour et de miséricorde, de compassion et d’amitié pour tous, dévot et craignant son dieu ».

Alimenter le soleil et la terre

Prêtres et guerriers possèdent le système religieux aztèque des fonctions à la fois complémentaires et oppo­sés. Ils s’opposent tout d’abord dans leur mode de vie : les premiers vivent pauvrement et leur dieu spécifique est Quetzalcóatl, l’ancien roi-prêtre de la ville mythique de Tulla, le dieu blanc qui pratiquait l’auto-sacrifice ; les seconds sont riches, ils portent des vêtements parés d’or­nements mais ils risquent sans cesse leur vie, et leur dieu spécifique est Tezcatlipoca, le magicien noir, le dieu belli­queux des nomades. Mais ils s’opposent surtout dans l’acte fondamental de la religion aztèque, acte qui fonde en même temps leur complémentarité : le sacrifice humain. Par essence les uns sont en effet les sacrificateurs, les autres les sacrifiés. Lors des grandes fêtes religieuses, à l’instant suprême du rite, trois protagonistes sont en jeu : le peuple qui assiste en spectateur, le guerrier étendu sur la pierre à sacrifice, le prêtre qui lève le couteau… Aussi, du fait même de leur fonction, la contradiction entre ces deux corps sociaux ne peut qu’être totale. Cette contradiction se manifeste d’ailleurs lorsque, adolescents, les élèves des Telpochcalli et des Calmecac se livrent périodiquement à des combats : « … Ils se rouaient de coups et se blessaient. Et si les jeunes guerriers attaquaient un prêtre, ils le frottaient avec des feuilles de Manguey cruellement ; ils le faisaient se démanger et se brûler. Et si un des jeunes guerriers était pris, les prêtres saignaient ses oreilles avec des épines de manguey et ses bras et sa poitrine, et ses cuisses : il criait très fort » (Codex de Florence).

Quelles que soient leurs vertus religieuses les prêtres n’en demeurent pas moins l’élite passive qui exécute les sacrifices, les bourreaux qui un jour supprimeront la vie aux guerriers tombés au combat. Les guerriers, quant à eux, vivent dans le luxe et les parures mais leur existence est vouée à finir sur un champ de bataille ou sur l’autel d’un dieu. Car ils ne sont pas de simples soldats partici­pant à des entreprises militaires ; leur destinée est de sacrifier leur vie pour nourrir les dieux : « en vérité, vous n’avez pas tort de vouloir qu’ils meurent dans les combats : car vous ne les avez pas envoyés dans ce monde pour une autre fin que celle de servir d’aliments au soleil et à la terre par leur sang et par leur chair » (prière à Tezcatlipoca pour les soldats, rapportée par Sahagun).

La Guerre Fleurie

Au fur et à mesure que l’empire Aztèque étendait sa domi­nation, ses victoires créaient une zone pacifiée de plus en plus large et il devint difficile, faute de guerres, de se procurer l’alimentation indispensable au bon fonctionne­ment du cosmos. C’est dans ces conditions que fût insti­tuée, vers 1450, une coutume curieuse, la Xochiyaoyotl, la « guerre fleurie ». Des famines terribles avaient sévi sur le pays à cette époque et l’on attribua leur origine aux mécontentements des dieux devant le manque de vic­times sacrificielles ; d’un commun accord la ligue des Trois cités de Mexico, Texcoco et Tlacopan, ainsi que les seigneuries de Tlaxcala, Verotzinco et Cholula décidèrent donc d’organiser des combats afin d’obtenir des prison­niers pour offrir aux dieux.

Ces guerres se tenaient à dates régulières et, plus encore que dans les guerres d’expansion, on s’efforçait de tuer le moins d’ennemis possible pour en capturer le plus grand nombre. Cette institution se perpétua par la suite, comme le corollaire indispensable de l’extension de la pax azteca, prouvant que le but ultime et la raison primordiale des victimes humaines ne devait point cesser de couler sur les marches des pyramides et il revenait aux guerriers aztèques la charge de fournir la terrible marchandise.

La guerre fleurie constitue le point d’aboutissement de la logique inexorable du système religieux aztèque. Le peuple mexicain se voyait condamné à mourir pour que vive les dieux. L’acte du sacrifice était le seul procédé qui permette de transmuer, par une mystérieuse alchimie, le sang humain en énergie cosmique, et la guerre restait le moyen privilégié pour se procurer les victimes. Ce lien direct entre la guerre et le sacrifice se trouve d’ailleurs mis en évidence par le glyphe qui désigne la guerre et qui combine les images du feu et l’eau, et dans lequel Chris­tian Duverger nous dit qu’il faut voir « le feu cosmique naissant de l’eau précieuse, c’est-à-dire du sang des sacri­fiés » (Ch. Duverger, op. cit., p. 103) .

Les Aztèques se trouvaient ainsi engagés dans une guerre perpétuelle à laquelle ils consacraient l’essentiel de leurs énergies. Cette guerre ne répondait cependant absolument pas aux critères d’efficacité des guerres de l’ancien monde. Qui plus est, son principe et ses motivations diffèrent radicalement des guerres religieuses habituelles. Il ne s’agit pas de convertir des âmes, ni de faire régner la loi d’un dieu sur un territoire donné (bien que sur ce point, les attributions de Huitzilopochtli sont à mettre en paral­lèles avec beaucoup d’autres divinités), ni même de partir au combat possédé de la fureur frénétique de quelques dieux destructeurs ? Certes, on retrouve chez les Aztèques un certain nombre de composantes qui relient tradition­nellement le monde du sacré aux entreprises guerrières : rôle de Huitzilopochtli, initiations militaires, justifications mythologiques de la guerre. Cependant la fonction même de la guerre sacrée des Aztèques, telle que le montre dans un exemple saisissant l’institution de la guerre fleurie, se situe dans un autre domaine. Bien qu’essentiellement reli­gieuse, on peut en effet considérer que les motifs de la guerre aztèque s’expriment en terme économique car son objet est avant tout d’acquérir une marchandise ô combien précieuse : la vie et le sang humain… « Les cœurs des captifs sacrifiés, ils les appelaient Quauhnochtli Tlazo­tli (les précieuses figues de barbarie de l’aigle) ils s’en saisissaient et l’élevaient vers le soleil, le prince de Tur­quoise, l’aigle embrasé… » (Codex de Florence).

Le retour de Quetzalcóatl

L’arrivée des Espagnols au Nouveau Monde et la conquête, par une poignée d’entre eux d’immenses empires reste l’une des pages les plus fascinantes et les plus sanglantes de l’histoire de l’humanité. Que l’on songe à l’incroyable épopée d’Hunando Cortès. Il débarque sur les côtes du Mexique le 10 février 1519 avec moins d’un millier d’hommes ; la ville de Mexico compte alors, d’après les estimations de Jacques Soustelle (op. cit., p. 34), une popu­lation de 500.000 à 700.000 âmes. Cortès prend le chemin de la capitale, soumet au passage les Tlaxcaltèques, ennemis héréditaires des Aztèques, dont il se fait des alliés, et écrase la cité de Cholula. Il pénètre pacifiquement à Mexico où l’empereur Motecuzoma II le reçoit, le 8 novembre 1519. Installés dans les palais royaux, les Conquistadors prennent l’empereur en otage afin d’assu­rer leur sécurité. Cependant leurs brutalités et la destruc­tion des idoles provoquent la révolte des Aztèques : c’est la Noche Triste (30 juin- 1er juillet 1520) ou les espagnols doivent fuir Mexico, en perdant une grande partie de leurs forces. Cortés ne s’avoue pas vaincu pour autant. Il gagne à sa cause l’armée de Narvaez envoyée de Cuba pour le soumettre, renouvelle son alliance avec les Tlaxcaltèques, met sur pied une coalition de tribus oppo­sées aux Aztèques. Fort de ses nouvelles troupes, il entre­prend le siège de Mexico dont il détruit les positions grâce au feu de ses canons. Il pénètre enfin en vainqueur dans la capitale le 13 août 1521, deux ans après avoir posé pour la première fois les pieds sur le sol mexicain.

Une méprise d’identité

Les raisons de ce succès sont multiples et l’on a insisté avec justesse sur l’importance de l’armement. Le feu des canons ou la charge à cheval, animal inconnu au Mexique, de cavaliers bardés de fer ont puissamment contribué à rétablir le déséquilibre du nombre. De même les extraor­dinaires qualités de politique et de chef de guerre que montra Cortès, le courage étonnant des Conquistadors, les rivalités entre les peuples mexicains ont permis aux Espa­gnols d’avancer rapidement en utilisant au maximum toutes les failles du système aztèque. D’autres motifs doivent cependant être aussi invoqués le mythe de Quetzalcóatl, l’incompréhension totale entre les deux cultures, les différentes conceptions de la guerre.

Cortès, on le sait, fut admirablement servi dans ses des­seins par le mythe de Quetzalcóatl, le dieu chassé par Tezcatlipoca qui devait un jour revenir de l’est. Quetzalcóatl était décrit comme un dieu blanc il était associé à l’orient et au soleil levant et, de surcroît, barbu. Qui plus est, Cortès débarque au Mexique l’année du calen­drier aztèque qui correspond mythologiquement à la naissance, à la disparition, et donc au retour, de Quetzalcóatl. Enfin les années précédant sa venue, avaient été emplies de divers prodiges interprétés par les devins aztèques comme autant de signes annonciateurs de catastrophe. Toute l’attitude ambiguë de l’empereur Motecuzoma, qui aurait sans doute pu écraser les espa­gnols dès leur arrivée, s’explique en grande partie par l’influence de ce mythe, associé à la conviction profonde de l’instabilité du monde. D’ailleurs les Espagnols utilise­ront autant que possible les croyances aztèques comme nous le révèle l’un d’eux, Diaz del Castillo, qui écrit que dans les premiers temps : « Nous enterrâmes nos morts afin qu’ils ne voient pas que nous étions mortels. »

La méprise des Aztèques sur l’identité des espagnols s’es­tompa sans doute par la suite mais, par contre, l’incom­préhension mutuelle entre les deux protagonistes persistât en s’amplifiant. Dès le début, lorsque Matecuzoma envoie à Cortès, croyant qu’il est un dieu, de la chair humaine parmi les coutumes annexes aux sacrifices, les Aztèques pratiquaient l’anthropophagie rituelle un fossé infranchissable se trouve creusé entre les deux cul­tures : « Quand les Espagnols virent les victimes, grand fut leur dégoût, ils crachaient, ils se frottaient vigoureusement les cils, ils fermaient les yeux… et quant aux mets, qui étaient souillés de sang, ils les repoussaient, écœurés… » (Sahagun). À aucun moment les Espagnols ne purent comprendre les coutumes religieuses aztèques ; les sacrifices humains, les statues terribles des dieux, le can­nibalisme, représentaient pour eux le comble de l’horreur et ils ne pouvaient y voir que l’œuvre du démon. Cortès et ses compagnons, qui pourtant étaient des hommes de guerre prompts à massacrer leurs ennemis, furent pris de nausée lorsque, parvenus au sommet de la pyramide de Mexico, ils surprirent, dans une odeur de charnier, les prêtres recouverts de sang, le couteau d’obsidienne à la main, et étendus devant eux cinq cadavres le ventre béant.

Un passage de la relation de Sahagun, qui lui-même fut un modèle de tolérance, illustre le sentiment irrémédiable des Espagnols à la vue des sacrifices humains : « Je ne crois pas qu’il y ait cœur assez dur qui a entendu une cruauté aussi inhumaine et aussi bestiale et endiablée, comme celle qui a été rapportée ci-dessus, ne s’émeuve et ne se mette à pleurer et à éprouver horreur et terreur ; et certainement, c’est chose lamentable et horrible que notre nature humaine ait tant de bassesse et de faiblesse, que les pères, par suggestion du démon, tuent et mangent leurs enfants, sans penser qu’ils commettent aucun péché, mais bien au contraire en pensant qu’ainsi ils rendent grand service à leurs dieux. »

Les pratiques religieuses aztèques ne pouvaient donc que conforter la certitude des Espagnols de leur bon droit et la guerre qu’ils entreprennent n’a rien à voir avec les pra­tiques aztèques ni même avec les combats des Princes en Europe. Avides de richesses et de puissances, imbus de l’idéal de la Reconquista, habitués au fanatisme de l’In­quisition, persuadés qu’il faut extirper le démon de ce peuple barbare, les Conquistadors vont procéder à une « guerre totale » dont la Croix sera la bannière, et l’or la finalité.

Face à cette machine implacable de la guerre moderne, les Aztèques opposent une technique absolument ineffi­cace. Alors que les Espagnols tuent autant d’ennemis qu’ils le peuvent, eux cherchent à s’emparer de prison­niers pour retourner les offrir en sacrifice. Et quand les Espagnols assistent de loin à la mise à mort de leurs camarades, leur fureur ne fait qu’augmenter et leur déci­sion de tout détruire s’affirmer. Enfin, quand leur défaite est consommée les Aztèques s’attendent à l’ouverture des négociations et à un arrangement sur le montant d’un tribu. « Il leur était pour ainsi dire organiquement impos­sible d’imaginer ce qui allait suivre : la subversion de toute leur civilisation, la destruction de leurs dieux et leurs croyances, l’anéantissement de leurs institutions politiques, la torture infligée aux rois pour leur arracher leurs trésors, le fer rouge de l’esclavage » (J. Soustelle, op. cit., p. 246)

Finalement, le sort du peuple Aztèque était déjà sans doute scellé par leur conception du monde qui devait s’achever brutalement par un cataclysme. D’une certaine façon, Cortès était Quetzalcóatl et les Espagnols ne faisaient qu’accomplir le destin inexorable du Cinquième Soleil. Le sang des centaines de milliers de sacrifiés a permis à celui-ci de briller fortement pendant deux siècles mais les chevaliers Aztèques, les Compagnons du Soleil, ne pouvaient rien contre le bruit des canons qui annon­çaient l’aube des temps modernes.

[1] Toute la littérature sur la civilisation aztèque cite abondamment l’œuvre de Sahagun. Un choix de texte est paru récemment en français dans une édition accessible. Fra B. de Sahagun : « Histoire générale des Choses de la Nouvelle Espagne » (Maspero, 1981).

[2] Le mot Aztèca dérive du nom de cette cité. Plus tard les Aztèques se nommeront eux-mêmes Mexica.

[3] Les armes de l’actuelle République du Mexique reproduisent le glyphe de la cité aztèque : l’aigle, juché sur un cactus, et dévorant un serpent.

[4] Il existe plusieurs versions du mythe dont la « Leyenda de los Soles ». Je me réfère ici à Sahagun, op. cit., pp. 81-85.