Robert Linssen
La loi de karma

(Revue Être Libre. No 319. Mai 1990) Le « Karma » est actuellement connu et évoqué par une majorité de personnes dans de nombreuses régions du monde. Le terme « Karma est utilisé pour expliquer la loi de cause et effets s’appliquant et réagissant à tous les événements et les aspects de tous les niveaux […]

(Revue Être Libre. No 319. Mai 1990)

Le « Karma » est actuellement connu et évoqué par une majorité de personnes dans de nombreuses régions du monde.

Le terme « Karma est utilisé pour expliquer la loi de cause et effets s’appliquant et réagissant à tous les événements et les aspects de tous les niveaux d’énergie de l’univers manifesté. Celui-ci, suivant les traditions anciennes, comprend déjà, à lui seul, plusieurs dimensions ou niveau d’énergies. Le Karma impli­que évidemment la dualité, le temps, l’espace. La loi de cause à effet du Karma nécessite pour sa manifestation une distance dans le temps et l’espace, distance existant entre la cause et l’effet. Nous sommes ici au niveau de ce que Stéphane Lupasco appelait « les antagonismes principiels de l’énergie », se situant dans le monde manifesté.

Mais l’univers manifesté, visible, où règnent la dualité, le temps, l’espace revêt pour la plupart d’entre nous un aspect prioritaire et souvent exclusif. De ce fait, nous ignorons ou nous ne voulons pas admettre l’existence d’autres univers, d’autres aspects plus subtils de l’énergie. Nous sommes trop fascinés par le « visible » et déclarons volontiers l’équivalence entre l’in­visibilité et l’inexistence. Il est à noter que la nouvelle physique quantique nous enseigne que « seuls les champs sont substan­tiels », or les champs sont invisibles physiquement.

Il est important d’insister sur le fait qu’au-delà et à l’intérieur des multiples domaines de l’univers matériel manifesté existe un univers non manifesté, non dualiste, intemporel, a-causal, situé bien au-delà du processus familier de « cause à effets ».

Au-delà des aspects de l’univers manifesté, décrits dans les modèles du célèbre physicien David Bohm (les ordres impliqués et explicités) existe la Réalité-Une fondamentale dont ils éma­nent. C’est à cette Réalité fondamentale, intemporelle, en perpé­tuelle recréation, que David Bohm et Krishnamurti donnent les noms de « le fondement, the ground » ou la source.

Ce niveau ultime se situe en dehors de tous les condition­nements de temps, d’espace, d’enchaînement linéaire de cause à effets. La loi de Karma ne l’affecte nullement. Par la méditation correcte, le silence intérieur et l’affranchissement de la pesanteur des mémoires du passé, l’être humain peut accéder aux richesses inépuisables de cette Réalité. C’est à ce niveau que se situe ce que Krishnamurti désigne par des termes souvent nouveaux, tels que « the otherness », ou « l’inconnu », ou « le suprême », « l’Or­dre sans cause », « l’Intelligence-Amour ».

Le mécanisme complet du Karma est beaucoup plus complexe qu’on le croit généralement. Pourquoi ?

1. Parce qu’en plus du Karma individuel résultant de nos actes (ici il faut voir l’énorme complexité d’un simple acte), il existe un Karma collectif dont l’influence est très importante et même peut-être prédominante.

2. Ensuite, il faut préciser que les énergies impliquées dans la loi de cause à effets se situent à divers niveaux ou dimen­sions. Les processus en sont différents mais ces niveaux sont interdépendants et inséparables.

3. Au niveau psychique rien n’est séparé. En dépit du fait que nous sommes encore dans le domaine de la dualité, très proche de la frontière du non-manifesté, le domaine psychique forme une unité dans laquelle les éléments apparem­ment isolés ou les événements estimés provisoires réagis­sent sur la totalité de l’univers, et affectent instantanément le cosmos entier.

Les champs psychiques sont formés par des milliards de mémoires enregistrés depuis la naissance de la vie sur la pla­nète, et même, peut-être antérieurement. Ils sont indestructibles, cumulatifs et résiduels.

Ces réseaux énormes correspondraient partiellement à ce que C.G. Jung appelait « l’inconscient collectif ». Du moins un certain rapprochement est utile dans ce sens. Krishnamurti le désigne par « l’ego de l’humanité »; terme paradoxal parce qu’il montre à quel point l’influence des champs de mémoires psychi­ques généraux possède une action prioritaire sur le psychisme et le comportement des êtres humains pris individuellement. Ceci montre la complexité du processus karmique.

Il est très facile d’affirmer que le « Karma » n’est rien d’au­tre que la loi de cause à effet en répétant que « ce que l’on sème, on le récolte ». Ceci est partiellement vrai mais faute d’explica­tions précises de nombreux malentendus sont possibles.

Prenons d’abord l’exemple d’une action. Qu’est-ce qu’un acte ? Un acte n’est pas seulement un geste, une parole, une pensée. A l’origine d’un acte et avant que les énergies soient mises en action pour un geste aussi simple que celui de lever la main, un processus très rapide a été mis en mouvement. Tout geste est précédé d’un « affichage mental ». Il se matérialise ensuite. C’est à ce niveau que se trouvent les premiers moments d’un processus qui va se matérialiser et créer un Karma.

Mais les affichages mentaux ne résultent pas seulement de champs de mémoires résultant de notre conscient avec les nom­breuses informations reçues par notre éducation, notre hérédité, notre structure cérébrale, notre milieu, etc.

Les affichages mentaux individuels interfèrent avec la tota­lité des affichages mentaux et de l’inconscient collectif de l’huma­nité. C’est ici que joue l’interaction complexe entre les énergies du Karma individuel et celles du Karma collectif.

Faute de place nous n’examinerons ici que le processus des énergies impliquées dans le Karma individuel.

En fait il n’y a pas un point de départ précis fixé à la secon­de près, dans le processus du Karma individuel Chaque acte, chaque affichage mental est intimement lié aux actes précédents et se trouve englobé dans ce que les bouddhistes appellent « la chaîne des origines interdépendantes » (Pratytyatsamutprada). Mais pour la clarté de l’exposé, isolons un instant un acte ou une « cause » produisant des effets.

C’est au niveau de l’affichage mental que se situe le grand départ d’un acte. Par exemple mon voisin a acheté un objet qui attire mon attention et je souhaite en acquérir un identique. L’affichage mental de l’image de l’objet se répète dans mon mental jusqu’au jour où je réunis les fonds nécessaires pour l’acquérir. Ou encore, je m’intéresse aux questions spirituelles, j’ai beaucoup lu et l’ensemble des informations acquises se cristallise sous la forme d’une pensée, d’un affichage mental. Celui-ci me projette dans le futur. J’ai dans mon esprit la vision cons­tante de la réalisation spirituelle souhaitée et je conforme, autant que possible, mes actes et mes pensées à la réalisation de ce but spirituel futur.

De ce fait, je crée un Karma. Je ne vis pas dans le présent. Quel que soit le but que je me propose d’atteindre dans le futur, qu’il soit d’ordre matériel ou spirituel, avancement finan­cier ou illumination, recherche amoureuse, passionnelle, en vue de la possession de l’être désiré, il n’y a jamais « présence au présent ».

Chaque instant nous émettons des pensées qui nous atta­chent, nous lient au futur et nous enchaînent. C’est ce que nous faisons depuis toujours, depuis des vies. C’est de cette façon que la presque-totalité de l’espèce humaine s’enchaîne et nourrit le vaste résidu des mémoires que Krishnamurti appelle « l’ego de l’humanité ».

Nous créons du Karma aussi longtemps que nos pensées, nos aspirations sont prises au piège du temps. Il est presque inévitable qu’il en soit autrement. La conscience actuelle de l’être humain est l’aboutissement d’un processus très ancien dans lequel sont impliqués divers éléments, tels le désir de devenir, le désir d’avoir, d’avoir toujours plus, de grandir, d’aller vers demain.

Nous avons expliqué ailleurs les raisons pour lesquelles notre conscience parait continue, alors qu’elle ne l’est pas. Il existe des vides interstitiels entre les pensées; Krishnamurti les appelle les « états d’intervalles ». Les anciens les appelaient « vide de Turya ».

Le Karma individuel nous enchaîne aussi longtemps que notre conscience restera prisonnière de cette apparente conti­nuité. Telle est la raison pour laquelle Krishnamurti déclare sou­vent « ce qui est continu emprisonne ».

Les bouddhistes enseignent que la principale cause d’empri­sonnement et de douleur de l’être humain est «Tanha », la soif de devenir, le fait de n’être jamais dans le présent, l’incapacité de réaliser une attention complète dans la momentanéité de cha­que instant. Ces diverses erreurs donnent de la consistance à l’ego et c’est précisément ce que souhaite le « vieil homme » en chacun de nous. Il est évident que ce milliardaire de la mémoire et du temps ne veut pas abdiquer.

Quand cesserons-nous de nous enchaîner et de créer du karma ?

Lorsque nous serons présents au présent. Lorsque la con­science ne sera plus stagnante, répétitive, mécanique, mais que les pensées se borneront simplement à répondre adéquatement aux exigences de chaque circonstance présente. L’infini est dans le fini de chaque instant, disaient les maîtres. Nous serons alors comme le parfait miroir qui voit tout mais ne prend rien, ne com­pare rien.

Dès lors, chaque seconde est vécue pleinement, présente au Présent. Elle ne laisse pas de résidus. Les pensées achèvent leur course sans laisser de déchets.

C’est en cela que réside la cessation du karma. C’est en cela seulement. Nulle autre attitude ne peut mettre fin au karma individuel.

Telle est la signification du paragraphe écrit dans le Tao Te King : « Celui qui marche bien ne laisse pas de traces ». Il ne laisse plus de résidus. Il est neuf dans l’instant neuf.

Pour résoudre le problème du karma de façon fondamentale, il faut donc, par une attention constante, observer le déroule­ment des pensées, surprendre les affichages mentaux et saisir les pulsions psychiques qui précèdent les pensées avant que celles-ci s’objectivent sous la forme de mots et d’images.

R. LINSSEN