Joël André
La marche sur le feu

La marche sur le feu, ou pyrobatie, est d’origine si ancienne que l’on discute encore sur ses liens profonds avec les cultes les plus archaïques de l’humanité. Et la pratique en est si largement répandue sur les cinq continents que l’on se demande s’il est vraiment possible de déterminer l’aire géographique où ce rite aurait pris naissance.

Grand reportage sur la marche sur le feu qui a été publié dans la revue Psi International et qui fait le tour des connaissances sur le sujet en 1977. Nous n’avons pas reproduit les nombreuses illustrations qui accompagnaient le texte. Voilà ce que disait Jacques Lacroix fondateur de la revue :

L’Académie des Sciences et l’Académie de Médecine décernent, chaque année, des centaines de récompenses. Cela va d’une modeste médaille de bronze (souvent) à une bourse d’études (très rarement). Les apports en espèces sont beaucoup plus près de 500 francs que de 5000. On a, il est vrai, une certaine satisfaction à glisser sur sa carte de visite — ou ailleurs — « Lauréat de l’Académie… » Mais ce parfum de gloire mis à part, tout le monde est d’accord pour reconnaître que ces prix peuvent honorer une carrière mais qu’en aucun cas ils ne sauraient couvrir des recherches à entreprendre. Surtout des recherches dans le domaine encore un tantinet « maudit » de la parapsychologie, pour laquelle ces deux Académies n’ont prévu aucun encouragement.J’ai donc décidé d’agir seul et vite.

Je commence avec le phénomène de la marche sur le feu, qui existe depuis des siècles et des siècles. On le constate : on ne l’explique pas. « Si on ne peut l’expliquer, c’est qu’il n’existe pas ! » tranchent les éternels négateurs — ils sont légion — qui refusent même d’en discuter. Sans vouloir — Dieu m’en garde ! — donner l’ombre d’une leçon aux Académies, je mets sur table le lingot d’or que l’on voit ci-contre et qui porte le numéro 695167. Un lingot d’or coté en bourse, à ce jour, près de deux millions et demi d’anciens francs.

Il sera remis à celui ou à celle qui apportera la clef du mystère des marches sur le feu qui se pratiquent sur tous les continents.

Nous n’écartons pas la supercherie mais il faudra la prouver. Si le marcheur a des « pouvoirs », quels sont-ils ? Comment peut-on les mettre en œuvre et comment peut-on piétiner impunément des braises ardentes ?

Aucune date limite n’est fixée pour la communication des dossiers, quelle que soit la nationalité des auteurs. Un jury, présidé par le professeur Robert Tocquet, examinera périodiquement les études au fur et à mesure de leur réception. Un huissier assistera à la séance terminale. Naturellement, les abonnés et les lecteurs de PSI seront les premiers informés. On peut dès maintenant m’écrire : Jacques Lacroix, […]. Je répondrai personnellement à toutes les questions que l’on jugera utile de me poser.

Maurice Maeterlinck serait sans doute heureux qui écrivait : « On marche enfin hors des légendes, des contes à dormir debout, des commérages, des illusions et des exagérations, sur un terrain étroit mais assez sûr.

Eh bien, nous allons faire quelques pas sur ce terrain étroit que j’ai l’ambition d’élargir et de raffermir sans cesse.

Jacques LA CROIX

A notre connaissance le prix n’a jamais été décerné surtout que la revue n’a pas survécu à sa neuvième livraison en raison de l’état de santé de son fondateur. On trouve ici et là des chercheurs qui disent avoir trouvé la réponse et qui n’ont pas été récompensé injustement…

***

La marche sur le feu par Joël André

(Revue Psi International. No 2. Novembre-Décembre 1977)

Ces hommes, ces femmes, ces enfants qui, pieds nus —comme sur une vaste pelouse verte — marchent sur un tapis de braises rougeoyantes… Vrai ou pas vrai ?

PSI a mené une enquête dans tous les continents. La somme des documents reçus emplit plusieurs classeurs. Nous en avons fait un compte rendu fidèle, largement illustré.

Une certitude : Il n’y a pas de fraude. Une autre certitude : Aucune explication valable n’a encore été apportée.

La première étude qui écarte quelques voiles du mystère est l’œuvre d’un français qui en a fait sa thèse de médecine. Une thèse que six grands professeurs de Faculté ont approuvée.

Pour la première fois dans le monde, une revue consacre des dizaines de pages à un sujet jadis « maudit » et qui — nous l’espérons un peu grâce à nous — va connaître réhabilitation et applications bénéfiques.

Alors même que, dans les laboratoires de parapsychologie, on vérifie les extraordinaires possibilités de la psyché humaine, nous voudrions, dans les pages qui vont suivre, nous tourner vers le fonds vivant, populaire, « folklorique » de la paranormalité.

Il est de bon ton, aujourd’hui, de se démarquer de la « superstition », pour mieux objectiver le fait expérimental. En ouvrant cette série d’articles sur l’étrange immunité par laquelle le corps humain paraît triompher du feu, nous tournerons plutôt nos regards vers le protagoniste un peu oublié de l’aventure surnaturelle, à savoir l’Homme même.

La marche sur le feu, ou pyrobatie, est d’origine si ancienne que l’on discute encore sur ses liens profonds avec les cultes les plus archaïques de l’humanité. Et la pratique en est si largement répandue sur les cinq continents que l’on se demande s’il est vraiment possible de déterminer l’aire géographique où ce rite aurait pris naissance.

L’immunité au feu (incombustibilité) est déjà attestée dans la Bible : « Si tu marches dans le feu, tu ne te brûleras pas et la flamme ne t’embrasera pas. » (Isaïe 43,2). Le roi Nabuchodonosor fit jeter au feu trois de ses fonctionnaires, d’origine juive, qui refusaient de se prosterner devant une statue d’or. Le roi et tous les témoins constatèrent que le feu n’avait aucun pouvoir sur ces trois hommes : leurs cheveux et leurs vêtements étaient intacts ; la fumée ne les incommodait même pas. Devant ce miracle, Nabuchodonosor gracia les trois juifs et leur laissa pratiquer librement leur religion.

En Asie Centrale, le culte pyrobate est si ancien qu’on a voulu faire de cette région le lieu d’origine de la marche sur le feu. Né en Mongolie (où il était associé à d’autres pratiques de type shamanistique), le phénomène se serait transmis par la Chine jusqu’au Thibet et en Inde, pour gagner ensuite l’Europe orientale d’une part, l’Indonésie et la Nouvelle-Zélande d’autre part. Certaines assertions recueillies auprès des peuples qui pratiquaient naguère ou pratiquent encore la marche sur le feu semblent confirmer cette hypothèse. Mais l’on sait la fragilité des modèles « diffusionnistes » en anthropologie. Mieux vaut considérer que le rite en question est apparu indépendamment dans divers foyers humains du monde pour se répandre ensuite dans des zones limitrophes par contacts et échanges entre cultures.

Pour le monde antique, on dispose de textes où l’immunité au feu est mentionnée allusivement ou donne lieu à des témoignages directs. On trouve chez Sophocle (Antigone) l’idée que l’extase religieuse protège des effets du feu. Le culte pyrobate de Thrace orientale est un vestige d’anciens rites orgiaques célébrés en l’honneur de Bacchus ou de Pan. De nombreux cultes païens du solstice d’été comportaient des affrontements ludiques avec la flamme. Mais c’est avec des auteurs comme Pline l’Ancien et Strabon que nous parviennent les premiers faits précis. Voici ce que rapporte Pline.

« Non loin de Rome, en territoire falisque, vivent quelques familles qu’on appelle les Hirpi (les Loups). Lors du sacrifice annuel à Apollon, sur le Mont Soracte, ils marchent sur des bûches réduites à l’état de braises, sans se brûler. De ce fait, ils sont exemptés, par décret du Sénat, des obligations militaires et autres charges ».

Quant à Strabon, qui signale les mêmes faits en Cappadoce et en Italie, il nous en donne ce bref aperçu : « C’est là une saisissante cérémonie. Ceux qui sont possédés par la divinité (de la cité de Féronia) traversent un vaste tapis de charbons ardents pieds nus, sains et saufs. Ces festivités sont célébrées chaque année et rassemblent de nombreux spectateurs ».

Pour Virgile comme pour Pline, la divinité qui préside à ces rites n’est autre qu’Apollon. Il semble bien qu’effectivement, dans l’ensemble des cultes pyrobates préchretiens, la signification solaire ait été prédominante.

Les commentateurs chrétiens nous permettent de suivre le phénomène à diverses époques, notamment au Ve, XIIe et XIIIe siècles, puis au XVIIIe, en Espagne, en Grèce, et dans les régions de Thrace et de Macédoine qui forment aujourd’hui la Bulgarie. Nombre de ces commentateurs sont des prêtres, voire des évêques, et leur témoignage n’est guère bienveillant, la plupart d’entre eux attribuant l’incombustibilité au Diable. Mais, peu à peu, le culte se christianise et les anathèmes s’apaisent. Au reste, l’illustre exemple de Catherine de Sienne aurait dû rassurer l’Inquisition elle-même. On dit, en effet, qu’un jour où elle se trouvait en état d’extase, la sainte perdit l’équilibre et tomba dans le feu. Les religieuses, avec grand effroi, l’y découvrirent s’empressèrent de lui porter secours. Au sortir du brasier, la sainte ne portait aucune trace de brûlure et sa chevelure comme ses vêtements étaient intacts. Sainte Dominique du Paradis (16e siècle) pouvait elle, tenir dans ses mains sans aucun risque de charbons ardents. Un chroniqueur espagnol signa à Tudela (Navarre) l’existence d’un nain qui marche sur la braise. Et, toujours en Espagne, une « famille » ou « caste » aurait eu le pouvoir de marcher dans les flammes grâce à des procédés magiques… autorisés par l’Inquisition.

On voit donc que le phénomène a au moins pour lui une certaine continuité dans le temps, de l’Antiquité à nos jours.

Quant à la dispersion géographique du phénomène qui nous occupe, elle est telle qu’il est quasiment impossible de tracer une carte exhaustive des lieux où la marche sur le feu a été pratiquée ou l’est encore. A titre de repère, nous citerons les régions où l’existence passée ou présente de la pyrobatie ne fait aucun doute.

L’Asie, nous l’avons dit, est un des hauts lieux de ce culte, et s’il est difficile, pour des raisons politiques, d’évaluer la persistance dudit culte en Mongolie, en Chine et au Thibet, nous savons qu’il existe encore en Inde et au Japon. Il se maintient également en Indonésie (Bali) et plus au Sud, dans les îles Fidji.

Pour l’Afrique, le rite s’observe à l’état pur en Ethiopie, au Soudan et au Togo, ainsi qu’en Afrique du Sud ; mais nul doute qu’il ne fasse partie, même sous une forme mixte et accessoire, de nombreux autres rituels sur ce continent. C’est un peu le cas aussi en Amérique du Nord où certaines tribus indiennes accomplissaient la danse sur le feu dans le cadre de cérémonies à signification plus générale, ou tout simplement sur les braises du foyer ordinaire allumé pour les veillées en commun. Malheureusement, on trouve peu de documents permettant de préciser de quelles tribus il s’agissait. En Amérique du Sud, le culte pyrobate est signalé au Mexique (Yucatan) et au Brésil, associé au Vaudou local. Là encore, des contributions plus précises restent à rassembler.

En revanche, nous disposons d’amples informations sur les variantes polynésiennes de la marche sur le feu (passage sur des pierres chauffées à blanc) et un très bel exemple de pyrobatie religieuse à l’île Maurice. Ce sont là les deux sources principales de témoignages pour le Pacifique et l’Océan Indien.

Enfin, last but not least, notre Europe industrielle et scientiste abritait, il y a peu encore, de belles performances de marche sur le feu en Grèce et en Bulgarie (Thrace, Macédoine). Et pour la plus grande gloire de notre musée culturel, un petit village espagnol maintient le flambeau (!) en traversant la braise ardente chaque année à la Saint-Jean. Nous lui consacrerons la place qu’il mérite dans la suite de cet article.

Il n’est que temps maintenant de permettre une première approche concrète du phénomène lui-même.

Nous décrirons pour ce faire, une des cérémonies les plus représentatives, celle qui a lieu chaque année dans l’état de Maddhya Pradesh (Inde). Le rituel est célébré aux alentours du mois de mars, et dans l’esprit des participants hindous, c’est avant tout une cérémonie d’actions de grâce et de purification.

L’on commence par creuser une sorte de tranchée d’une dizaine de mètres de long sur un mètre de large et un mètre de profondeur. Cette fosse est ensuite comblée à l’aide de branches et de troncs d’arbres. Après quelques prières à la divinité, on enflamme le bois, qu’on laissera brûler jusqu’à ce que la fosse soit devenue un véritable chemin de braises ardentes d’où s’élèvent de courtes flammèches.

Les cloches du temple se mettent alors à sonner et la cérémonie proprement dite commence. Sur une seule file, dans un silence total, les marcheurs descendent dans la fosse. Ils s’avancent lentement sur les charbons incandescents. Règle importante, il convient de ne jamais se retourner ni de jeter un seul coup d’œil vers la droite ou vers la gauche. Pendant tout le temps que dure le passage sur les braises, des assistants attisent le feu en l’éventant avec des faisceaux de branchages. Arrivés à l’autre extrémité de la fosse, les marcheurs s’avancent vers l’autel où chacun dépose aux pieds de la divinité de l’eau et des fleurs.

Chez les Kadar de Muringayali, le rituel prend une tournure plus religieuse encore. La marche sur le feu a lieu en l’honneur de Kundathi-Kâli pendant le Kumbalan (en février) ; les fidèles jeûnent, prennent trois bains par jour et suspendent la plupart de leurs activités quotidiennes. Ils évitent également de parler à une femme. Si toutes ces précautions sont rigoureusement observées, le fidèle pourra traverser sain et sauf une fosse de 25 mètres de long, remplie de bûches incandescentes. La chaleur est censée être miraculeusement absorbée par deux bâtons en or placés dans le temple devant l’effigie de Kâli. Le fait de triompher de cette épreuve confère à l’adepte, dit-on, des pouvoirs occultes (domination des esprits du mal). Cette croyance est partagée par de nombreuses communautés qui pratiquent la marche sur le feu dans d’autres régions du monde.

Intéressant exemple de diffusion culturelle : aux îles Fidji, les pyrobates sont d’obédience hindoue et affirment que la coutume elle-même leur vient de Madras. La puissance du feu est, comme en Inde, personnifiée sous la forme d’une déesse dont les noms peuvent varier mais que l’on désigne parfois comme la « Force ».

Ici encore, la cérémonie est précédée d’une période de purification. Pendant dix jours, les futurs protagonistes de la marche sur le feu s’abstiennent de tabac et d’alcool, ainsi que de rapports sexuels. Puis, dans le temple et sous l’autorité d’un prêtre, s’accomplissent diverses danses et sacrifices d’animaux.

En guise d’épreuve préliminaire, le prêtre cingle d’un fouet les corps nus et prosternés des adeptes. Si le fouet ne laisse ni sang ni marque, on estime que le postulant est suffisamment investi par la « Force » pour affronter le feu. Ce n’est pas tout. Le matin même du grand jour, après un bain de purification dans la rivière voisine, les adeptes se réunissent en cercle. On leur enfonce divers objets métalliques (pointes, fils, crochets, etc.) à travers les joues, la peau du dos, des bras et de la poitrine. L’absence de sang indique qu’un sujet est définitivement prêt.

Les marcheurs se dirigent alors en procession vers le tapis de braises, que l’on a soigneusement égalisé au préalable (cette précaution est d’ailleurs commune à la plupart des rites de passage sur le feu dans le monde). Le prêtre s’engage le premier, lentement, solennellement. Parmi les autres marcheurs, certains restent derrière le prêtre et observent le même pas que lui. D’autres s’arrêtent et dansent sur les braises. Quelques-uns traversent … aussi vite qu’ils peuvent !

Les cas de brûlure sont rares. Ils ne se produisent que si le marcheur a enfreint quelque interdit pendant la purification, ou s’il a été « souillé » par le contact, même minime, d’un des non-participants.

L’austérité des préparatifs et la gravité du rituel n’empêche d’ailleurs pas que les spectateurs et hôtes de passage y soient les bienvenus. On encourage même les spectateurs curieux, surtout les médecins, à examiner les pieds et les vêtements des marcheurs sur le feu avant et après le passage sur les braises.

Or, aucune trace de brûlure ni même de roussi, n’est jamais constatée. Cette immunité insolite a, bien entendu, suscité la perplexité, sinon la méfiance, de la plupart des commentateurs. Mais, pour nombreuses et diverses que puissent être les tentatives d’explication, elles relèvent toutes, comme on va le voir, de suppositions plus ou moins fondées. Non que nous voulions ici engager une plaidoirie en faveur de la pyrobatie. Il s’agit seulement de présenter les hypothèses qui reviennent le plus souvent à son sujet et de montrer qu’aucune d’elles ne suffit à éclairer l’ensemble des faits, même si certaines déductions peuvent rendre compte de tel ou tel aspect partiel.

On a suggéré, par exemple, que l’épaisse couche cornée de la plante des pieds, chez des sujets qui marchent nu-pieds à longueur d’année, les protège des effets du feu. Et de fait, on comprendrait bien que cette protection naturelle évite toute douleur au pyrobate (du moins s’il ne s’attarde pas sur le feu) mais la corne elle-même n’est pas incombustible et devrait présenter des traces de brûlures, au moins superficielles. Tel n’est pas le cas, et des observations médicales ont montré que la température de la plante du pied est absolument normale (37°) même lorsqu’on examine le marcheur immédiatement, à la sortie du brasier. Nous verrons également que des citadins européens ou américains (qui n’ont, surtout les femmes, aucune raison d’avoir la peau des pieds spécialement dure) ont pu, eux aussi et sans aucun dommage, fouler le tapis ardent. Les exceptions existent, bien entendu, mais les accidents graves sont presque toujours dus à quelque manquement aux règles et prescriptions qu’observent les indigènes eux-mêmes.

Plus « ouverte » et extensive, nous paraît l’hypothèse qui attribue l’immunité des pyrobates à l’état de transe. Certaines données confirment cette conception.

A Bali, notamment, les femmes qui dansent sur des charbons ardents se disent elles-mêmes « possédées par un dieu ». De même, dans quelques rites Vaudou (assez peu courants d’ailleurs), seul peut affronter la braise celui qui est « chevauché », possédé par un « loa ». Si un spectateur, n’étant pas lui-même en transe, s’avise de toucher celui qui est en train de marcher sur le feu, cela peut être dangereux pour tous les deux. De nombreux pyrobates d’Europe décrivent leur état pendant le « passage », comme une « communion avec le saint », une fusion de l’âme avec celle du saint », etc. L’on a donc bien affaire, dans de nombreux cas, à une transe extatique, de nature mystique.

Mais nous voudrions nuancer la thèse en question, car si elle se rapproche, selon nous, de l’essence du phénomène, elle est fort loin de la décrypter dans toute son ampleur.

D’une part, le terme de « transe » ne saurait prétendre à une valeur explicative, au sens où l’entend la science. En parlant de transe ou de suggestion, on ne fait que renvoyer le problème à un autre, plus ardu encore, qui est celui des facultés supraphysiques de l’homme dans des états inhabituels de conscience.

Ensuite, les marcheurs ne sont pas tous dans un état « second », notamment les hôtes de passage que l’on invite au dernier moment à se joindre aux initiés. D’ailleurs, dans bien des pays, la marche sur le feu ne s’accompagne d’aucune mise en condition physique ou psychique, à moins que l’on ne veuille appeler ainsi l’euphorie et l’impatience que l’on retrouve dans n’importe lequel de nos villages à l’approche d’une festivité appréciée.

Voici toutefois un exemple qui confirme bien la possibilité d’une pyrobatie « prosaïque » mais, d’une manière inattendue, donne sa revanche à la thèse « psycho-initiatique » que défendent certains.

En 1930, dans l’état de Baroda (Inde), la femme d’un officier britannique assista et participa à une séance fort intéressante. L’officiant principal était un Parsi et était donc… dans l’impossibilité de marcher sur le feu ! L’on sait que, pour les membres de sa secte, le feu est considéré comme tout à fait sacré. Mais notre Parsi affirmait être capable de rendre le feu inoffensif … pour les autres ! Il aurait acquis cet étonnant pouvoir en jeûnant et priant pendant trois ans avant d’être instruit par « ceux qui savent vraiment marcher sur le feu » (et qu’il ne voulut pas nommer).

Or, cette séance faisait partie d’un divertissement offert à ses hôtes par le Gaekwar (ou Gaeshwar). Ni rituel, ni purification, aucune mise en condition physique ou psychique ne précédèrent la performance que nous allons décrire.

Tous les volontaires marchèrent sur la braise, pieds nus, vêtus de longues robes flottantes, qui ne furent même pas roussies par le feu. Pendant le passage, la chaleur émanant du foyer était telle que le Gaekwar et les autres spectateurs furent obligés de rester à distance. Et pourtant la narratrice et la princesse indienne sortirent de la fournaise indemnes. La peau de leurs pieds était intacte. Détail paradoxal (mais le « dossier Marche sur le Feu » abonde en bizarreries de ce genre), ce n’est que quelques temps après la séance qu’elles éprouvèrent… d’intenses brûlures. Peur rétroactive ? Le Parsi, lui, commenta la chose avec une pointe d’ironie en expliquant que les deux femmes n’auraient pas dû tenter l’épreuve sans avoir accompli le jeûne et les prières nécessaires.

Malgré ce petit incident, l’on voit que la transe n’est pas nécessaire pour marcher sur le feu sans que l’épiderme soit brûlé. Et en supposant qu’un quelconque « état second » même incomplet, ait pu être imposé aux participants (hypnose, drogue, etc.) on ne voit pas que le même traitement ait pu être infligé … à ces longues robes flottantes (donc d’un tissu très fin) qui, s’enflammant, auraient réduit les protagonistes à l’état de torches vivantes.

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Pour en revenir aux hypothèses les plus fréquemment émises sur la pyrobatie, il en est une qui ne peut guère être absolument rejetée, et qui a même le bon sens de son côté, mais qui s’avère extrêmement partielle. Les pyrobates, explique-t-on, enduisent préalablement la plante de leurs pieds de diverses substances protectrices (alun, décoctions végétales, pâtes minérales, etc.). Sans doute, une technique de ce type assure-t-elle une protection suffisante pour la brève traversée d’un lit de braises. Mais à lui seul, l’exemple que nous donnions plus haut relativise cette hypothèse au moins sur deux points. D’abord, celle-ci n’explique pas l’incombustibilité des vêtements (ou des chaussures) telle qu’elle fut constatée à diverses occasions. Ensuite, on ne saisit pas bien pourquoi, une éventuelle substance protectrice ayant joué son rôle (puisque la peau était intacte au sortir du brasier), les deux pyrobates improvisées dont nous venons de parler, auraient éprouvé de violentes douleurs… un bon moment après leur passage sur la braise. En dernier lieu, on ne peut croire que, parmi les dizaines de personnes de bonne foi qui ont elles-mêmes accompli la traversée du feu, il ne s’en soit pas trouvé une seule pour dénoncer le subterfuge dont les pyrobates indigènes leur auraient fait partager le secret.

Nous ne croyons donc pas que l’explication en question puisse rendre compte de tous les cas de marche sur le feu. Non seulement parce que, bien souvent, les passages successifs des mêmes protagonistes sont suffisamment nombreux et rapprochés pour réduire à néant l’effet protecteur d’une substance quelconque ; mais aussi parce qu’on connaît d’autres formes d’incombustibilité (cheveux, vêtements, peau du crâne, bouche, etc.) qui rendent singulièrement improbable l’universalité de l’argument que nous venons d’examiner.

Et sans vouloir décider des conclusions futures que susciteraient de nouvelles recherches dans ce domaine, je soumets au lecteur, à titre d’énigme, le témoignage suivant qui nous introduit au culte polynésien de l’UMU-TI, sur lequel nous reviendrons plus longuement par la suite.

« Au troisième passage, Terii lève son faisceau de feuillages et crie « ATIRA, Assez » ! Soudain, il se détourne vivement et se met à ramper à plat ventre sur la fournaise de pierres brûlantes pendant une quinzaine de mètres. Parvenu à l’autre extrémité du brasier, il se redresse, ricane et fait signe aux touristes de venir vérifier la réalité de son pouvoir. L’un d’eux place ses mains sur les plantes de pieds de Terii. Déconcerté, il se tourne vers les autres curieux et s’écrie : « C’est incroyable ! Elles ne sont même pas chaudes ! »

Mais revenons en Asie et voyons si les impavides bouddhistes japonais ne nous réservent pas des surprises du même genre.

A Yamahura (District de Saitama) à l’époque du solstice d’hiver, les yamabushi (ou exorcistes bouddhistes) accomplissent une cérémonie de marche sur le feu. Après plusieurs semaines de purification, ils traversent un tapis de charbons ardents, assistés par les habitants des villes et des villages voisins. Là encore, le rite a pour but de délivrer l’homme des influences maléfiques. Même coutume dans le district de Miye, vers la mi-avril. Les Yamabushi empilent du bois dans le jardin du temple et entourent ce bûcher d’un cordon sacré avant de l’enflammer. Une fois que le bois est réduit à l’état de braises, on l’égalise soigneusement et, petite note bouddhiste, on jette du sel dans le feu pour le purifier.

Dans d’autres régions du Japon, les pyrobates, avant d’affronter la braise appuient fortement leurs pieds sur un tumulus de sel disposé à l’entrée du tapis ardent. Ce détail a servi de base à une explication chimique de l’insensibilité au feu. Le lecteur en trouvera l’exposé dans le témoignage que nous reproduisons plus loin. Mais, là encore, l’arbre risque de cacher la forêt, car l’usage du sel avant le passage sur le feu est totalement inconnu de la plupart des pyrobates du monde.

Les Yamabushi opèrent également à Fukuro-Machi (district de Shizuoka), toujours de la manière que nous venons d’évoquer. Le rite est ici précédé d’une procession où les fidèles portent une châsse sacrée. On traverse ensuite les charbons ardents sur environ six mètres.

Il existe aussi une fête japonaise qui, sans comporter de marche sur le feu proprement dite, n’en est pas moins saisissante du point de vue de l’incombustibilité. Elle se déroule à Oshizu-Machi (district d’Osaka), dans le temple d’Ebisu, considéré comme le saint patron des pêcheurs. A la mi-décembre, la nuit, autour d’un feu de 108 fagots, les jeunes pêcheurs dansent nus et se bousculent ludiquement. L’un d’eux choisi par tirage au sort, est porté sur les épaules de ses camarades et… jeté dans le feu, dont il s’échappe comme il peut !

Voici maintenant l’intéressante contribution d’un témoin français qui, vers 1900, eut l’occasion de participer à une marche sur le feu au Japon. Ses propos furent publiés dans la presse française en 1939. Nous les reprenons dans leur entier, car l’observation y est précise et honnête. Mais, nous l’avons dit, à supposer que l’explication qui nous est donnée à la fin soit recevable pour les spécialistes, elle ne suffit aucunement à rendre compte de la plupart des autres cas d’insensibilité au feu déjà exposés ou restant à décrire.

« En 1901, j’étais au Japon, à Tokyo ; à l’ambassade où j’avais été très aimablement reçu par notre ambassadeur, M. Dubail, on me conseilla de voir une fête au cours de laquelle se pratiquait la marche sur le feu.

« La cérémonie se déroulait dans la cour d’un temple autour de laquelle avaient été dressés des gradins bondés de spectateurs. Au centre de la cour, des coolies s’affairaient autour d’un bûcher rectangulaire d’environ 5 mètres de long sur 2 de large et d’une hauteur d’à peu près 1 mètre. Au son de nombreux coups de gong, à la porte du temple parurent les bonzes vêtus de leurs ornements rituels, de couleurs voyantes ; entourant le bûcher, ils y mirent le feu en l’allumant tout autour.

« Il y eut aussitôt un énorme brasier d’une chaleur suffocante et les coolies armés de longues et fortes perches se mirent à battre les fagots pour tasser la braise. En peu de temps, le brasier était réduit à un pied de hauteur à peine, puis les coolies avec de larges éventails activèrent la combustion jusqu’à ce que les charbons fussent à blanc.

« Ce brasier, martelé et égalisé, devint un vrai tapis de feu constamment tenu à blanc par les éventails. Aucune flamme ne subsistait, toute la surface étant semblable à une plaque de fer rougi. Cependant, les bonzes firent verser à chaque extrémité du rectangle, et le touchant, le contenu de plusieurs sacs de gros sel marin. Tout était prêt pour la cérémonie.

« Alors les bonzes s’avancèrent et récitèrent des prières et invocations, puis, enlevant chaussures et chaussettes et relevant leurs robes, pieds nus, ils entrèrent dans le brasier. Mais, avant de mettre le pied sur des charbons, ils marchaient forcément sur le sel, puis faisaient quelques pas et ressortaient, non sans bénir le bûcher et l’assistance.

« Le public fut alors invité à traverser le brasier. Il fut recommandé de se présenter pieds nus, en ayant soin de ne pas laisser traîner son vêtement sur le feu, et chaque fidèle dut obligatoirement tenir en main une amulette qui était une sentence écrite sur un papier plié en quatre.

« J’ai vu passer ainsi sur le feu, pieds nus, plusieurs centaines de personnes, hommes, femmes et enfants. Il y avait cinq pas à faire, mais les enfants de trois, quatre ou cinq ans en faisaient bien huit ou dix ; or, personne n’éprouva la moindre brûlure ; j’ai examiné des pieds d’enfants : ils étaient seulement chauds. Mais une femme ayant laissé un peu de sa robe, celle-ci prit feu instantanément.

« Je n’ai alors pas hésité et, quittant souliers et chaussettes, mon pantalon bien relevé, j’ai suivi la foule ; un bonze m’a remis un papier, puis après avoir bien frotté mes pieds dans le sel, j’ai bravement posé un pied nu sur le feu. J’avais la figure rôtie par la chaleur du brasier, les mains aussi, mais à la plante des pieds je n’éprouvais rien de plus que la sensation de marcher dans le sable d’une plage chauffée par le soleil.

« J’ai ainsi fait, rapidement je l’avoue, cinq pas. Puis j’ai recommencé pour bien analyser mes sensations et, cette fois-là, j’ai marché posément, et toujours sans plus de dommage que la première fois. Aucune brûlure, mais les pieds noirs comme si j’avais piétiné du charbon.

« Il ne me serait resté aucune trace de cette étonnante promenade si je n’avais eu à un pied une petite coupure dans laquelle s’était incrusté un peu de sel qui m’a cuit toute la soirée.

« Je dînais ce soir-là avec quelques compatriotes, dont le médecin de l’ambassade. Il m’a expliqué que tout le mystère, comme je m’en étais douté, résidait dans le sel ; à la condition qu’il n’y ait pas la moindre flamme, la plante du pied posé sur ce sel en retenait assez pour dégager sur les charbons une couche de vapeur d’eau, qui, pendant un temps très court, isolait la peau du brasier ».

Vers la même époque, le représentant des Etats-Unis au Japon, sa femme et deux officiers de marine, firent une expérience semblable avec des prêtres shintoïstes. Nous n’avons pu savoir si le sel avait, là aussi, été utilisé.

Pour des raisons évidentes, il est difficile de se renseigner aujourd’hui sur le feu dans un pays qui en est pourtant, selon beaucoup d’auteurs, le lieu d’origine, c’est-à-dire la Chine. Le témoignage qui suit fut recueilli par l’une des nombreuses missions qui exerçaient leur ministère en Chine avant l’avènement du régime communiste. Il s’agit, nous dit l’auteur, d’un prêtre de la secte de Taou.

L’homme récite, sur un rythme précipité, diverses incantations et formules magiques. La chaleur du brasier proche et celle du soleil aidant, il se trouve bientôt plongé dans un état d’exaltation qu’il emphatise encore par une série de gestes symboliques. Agitant une clochette, sonnant du cor, il fait plusieurs fois le tour du foyer en brandissant une épée. Puis il jette du sel et du riz cru dans le feu (pour obtenir la protection des dieux) ; alors, frappant la braise de son épée, les yeux levés vers le ciel, il s’élance sur le tapis ardent qu’il franchira à trois reprises avant de disparaître dans la foule.

Et sur cette brève incursion en Chine, que nous tenterons de compléter si d’autres contributions nous parviennent, quittons l’Asie pour les îles polynésiennes, où la marche sur les pierres brûlantes est le moment culminant d’une cérémonie appelée « Umu-Ti ». En voici, d’entrée de jeu, la relation abrégée, d’après un témoin français qui eut l’avantage d’organiser lui-même une séance de pyrobatie (contre une vingtaine de dollars versés au sorcier de la vallée de Vaiaau, dans l’île de Raiateia).

Les dimensions de la fosse sont plus que respectables. Quinze à vingt mètres de long sur dix mètres de large et un mètre au moins de profondeur. Le fond de la fosse est tapissé de troncs d’arbres secs que l’on recouvre de petites branches vertes, puis de plus grosses, pour terminer par d’énormes troncs entiers. Le tout constitue un bûcher de trois mètres de haut, sur lequel on hisse d’énormes pierres (que huit hommes portent avec difficulté) ; on comble les interstices à l’aide de cailloux plus petits. La veille de la cérémonie, le bûcher est allumé : il brûlera quinze ou vingt heures (jusqu’à cinquante heures dans certains cas). Le jour de l’Umu-Ti, les indigènes, armés de longues perches, égalisent la fournaise et en enlèvent tous les morceaux de bois mal consumés. Les pierres brûlantes sont maintenant au niveau du sol.

Après de longues et fort belles incantations, le sorcier distribue aux aides des faisceaux de feuillage (le fameux Ti qui donne son nom à la cérémonie). Les marcheurs frappent les pierres avec leurs feuilles de Ti et s’avancent sur les pierres incandescentes.

Tous les spectateurs qui veulent, même à l’improviste, participer à la marche, sont admis à suivre le sorcier. Ce dernier ne se retourne que lorsque tous ont traversé la fournaise. Voici l’impression subjective qu’en retire notre témoin, qui a lui-même accompli le rite de l’Umu-Ti.

« Nous avons traversé le four à plusieurs reprises sans être autrement incommodés que par une très forte chaleur qui monte à la tête. Les indigènes sont pieds nus. Comme plusieurs spectateurs, j’ai vérifié la semelle de mes chaussures de cuir, aucune trace de brûlure. J’ai palpé et examiné les pieds des indigènes sans trouver la moindre brûlure. Nous interrogeons ; aucune explication plausible n’a pu être donnée jusqu’à présent… »

Notre perplexité ne fera que croître si nous tenons compte d’un curieux incident qui vient subvertir toutes les données thermiques du problème. Au bout d’un moment, en effet, le sorcier annonce que la traversée du four est terminée : elle devient dangereuse, explique-t-il car la chaleur des pierres n’est plus assez forte ! Un marin américain, qui ne croit pas aux avertissements du sorcier, pose son pied sur une pierre du foyer. Toujours, selon notre témoin, « … on entend la chair qui grésille, il hurle, on l’emmène à l’infirmerie … »

Bien que l’Umu-Ti se fasse rare en Polynésie, nous pouvons en préciser bien des aspects grâce aux comptes rendus de la Société Polynésienne et à divers témoignages privés. Un reportage publié en France vers 1914 nous apprend ainsi que le nombre de traversées peut aller jusqu’à douze ; il y est confirmé d’autre part qu’au moment où les pierres perdent de leur chaleur, le passage du feu devient très dangereux.

Teuira Henry, qui, en tant que Polynésienne, a étudié le phénomène « de l’intérieur », insiste sur les propriétés magiques et protectrices que les indigènes attribuent aux faisceaux de feuilles de Ti (Dracaena Terminalis). Et si beaucoup d’auteurs ont noté que les poils des jambes et les vêtements des participants n’étaient même pas roussis, Miss Henry, elle, s’est avisée de l’absence d’odeur pyrique chez ceux qui viennent pourtant de traverser une fournaise portée à plusieurs centaines de degrés. Elle mentionne également qu’un lieutenant de vaisseau français (qui n’est pas celui dont nous parlons plus loin) et plusieurs officiers ont pris part à la marche sur le feu, toujours à Raiateia.

La presse américaine donna une certaine publicité à l’Umu-Ti lorsque l’on apprit l’expérience faite au Japon par le Représentant américain, Alfred Buck, déjà mentionné. Le Consul de Turquie aux États-Unis, Ely Hall, fit alors parvenir aux journaux les détails de sa propre aventure dans l’île de Taha, proche de Raiateia.

Le consul était accompagné du Commandant Germinot, officier à bord du bâtiment « Le Protet ». Son récit, étayé de photographies, corrobore ceux que nous avons déjà présentés. Quant à ses impressions personnelles, elles valent d’être citées, car elles confirment le curieux contraste entre l’insensibilité des pieds au contact du matériau incandescent et l’agression thermique éprouvée par le reste du corps.

« Nous avons enlevé nos chaussures, retroussé nos bas de pantalon et pris place parmi les initiés qui chantaient et entraient dans la fournaise en frappant les pierres avec des feuilles de Ti. Mais, peu après, je regrettai de m’être montré aussi hardi. Par le passé, jamais je n’avais affronté une chaleur comparable à celle-là. Ma moustache et mes cheveux se mirent à friser tellement que je ne pus les lisser à nouveau pendant plusieurs jours. Mes mains cuisaient littéralement. Dans mes oreilles, on aurait dit que le feu s’insinuait jusque dans les tympans. Sur ma peau, les gouttes de transpiration semblaient portées à ébullition… Pendant tout ce temps, mes pieds restaient frais et je sortis de l’épreuve sain et sauf. Je suis, encore aujourd’hui, incapable d’expliquer tout cela. Et les scientifiques de haut rang qui étaient là pendant la cérémonie ne purent que se perdre en conjectures, tout comme les officiers du navire français ».

Le Consul ajoute que l’impératif de ne pas se retourner ou regarder de côté pendant la traversée lui a paru essentiel.

Il existe au moins deux autres témoignages importants sur l’Umu-Ti polynésien. Nous n’examinerons pour l’instant que l’un d’eux, réservant le second pour une partie plus critique de notre propos. Dans le récit que nous retiendrons ici, le colonel Gudgeon, outre ce qu’il décrit des préparatifs et performances que nous connaissons déjà, apporte quelques détails qui semblent opacifier encore l’énigme de l’Umu-Ti.

C’est tout à fait à l’improviste que le colonel et ses amis furent invités à suivre, dans la fournaise, la file des initiés. « Le « tohunga » (prêtre) dit à M. Goodwin : « J’étends mon mana (pouvoir) sur vous ; faites traverser vos amis ». Il y avait quatre Européens le Dr W. Craig, le Dr G. Craig, M. Goodwin et moi — et ma foi, nous nous sommes engagés hardiment. J’ai traversé sain et sauf, et un seul des participants fut brûlé gravement ; et cela parce qu’en dépit des instructions, il avait regardé derrière lui — ce qui est strictement contraire aux règles ».

La seule explication à laquelle nous avions pensé, pour cette règle si répandue chez les pyrobates, impliquait dans le fait de se retourner, un déséquilibre postural du marcheur, dont le pied alors enfoncerait dans la braise au lieu d’y adhérer selon une répartition uniforme. Mais, dès lors qu’il s’agit de pierres plates, et non d’un tapis malléable, cette hypothèse s’effondre d’elle-même.

Subjectivement, les sensations éprouvées par le colonel rejoignent celles que décrivait le Consul turc. Chaleur intense au niveau du corps et surtout de la tête, mais rien aux pieds, si ce n’est une suite de légers chocs « électriques » qui persistèrent pendant environ sept heures.

Certains commentateurs ont, pour des motifs que nous énoncerons par la suite, contesté que les pierres de surface de la fournaise atteignent des températures vraiment élevées. Le colonel Gudgeon nous livre un incident qui semble leur donner tort. Une demi-heure après la traversée, un indigène fait remarquer au prêtre que les pierres risquent de n’être plus assez chaudes pour faire cuire le Ti (dont Miss Henry nous indique par ailleurs qu’il ne cuit pas facilement). Pour toute réponse, le prêtre jette sur les pierres brûlantes le faisceau de Ti vert qu’il tient à la main : en quelques secondes, le branchage s’enflamme. Le colonel Gudgeon se demande comment des températures assez fortes pour embraser instantanément un feuillage vert, n’ont pas eu, une demi-heure auparavant, le moindre effet nocif sur la « tendre peau » (sic) de sa voûte plantaire. Ni sur celle, pourrions-nous ajouter, des quelques deux cents marcheurs ayant traversé le chemin ardent ce jour-là.

A noter que le guide n’était pas, cette fois-là, un vieux prêtre expérimenté mais un jeune homme issu d’une famille chez laquelle le don pyrobate serait héréditaire.

Nous sommes maintenant familiarisés avec l’idée que des Occidentaux sans préjugés religieux ni conceptions magiques peuvent, tout comme les initiés indigènes, marcher sur des braises ou des pierres chauffées à blanc sans subir la moindre brûlure, à condition qu’ils respectent certaines règles élémentaires. Nous serons donc moins surpris de découvrir maintenant la marche sur le feu jusque dans des contrées proches des grandes capitales européennes.

Ainsi de la Bulgarie, où la marche sur le feu était largement répandue jusqu’au début de ce siècle. Après la guerre balkanique de 1912, elle n’a subsisté que dans quelques villages et on peut la considérer comme aujourd’hui disparue.

Traditionnellement, la fête avait lieu le jour de la Saint Constantin et de la Sainte Hélène (22 et 23 mai dans le calendrier julien, 2 et 3 juin selon notre calendrier), ainsi que le jour de Sainte Marina (17 juillet), de la Sainte Trinité (50 jours après Pâques), le jour d’Enudven (24 juin), etc.

Un journaliste français a pu observer la marche sur le feu au village de Beulgari, vers les années trente. Grâce à cette contribution, on peut se faire une assez bonne idée du culte bulgare dans sa spécificité.

Les « nestinari » (ainsi se nomment les pyrobates bulgares) se rassemblent autour d’un grand feu allumé sur la place du village. Quelques-uns des fidèles portent les saintes icones d’Hélène et Constantin. Lorsque le bûcher est consumé, on étale la braise et une petite procession s’avance parmi le cercle des villageois, au son du tambour et de la cornemuse.

Une vieille femme, vêtue de noir, la tête couverte d’un voile noir, les pieds nus, se signe devant les icônes et les embrasse. Elle en saisit une, avec laquelle elle fait le tour du feu au son de la musique. Au troisième tour, elle pénètre à l’intérieur du foyer, piétine la braise et la martèle de ses pieds nus, en serrant extatiquement l’icône contre sa poitrine. Quittant le tas de braises, elle y retourne, en ressort à nouveau et y revient encore.

A son tour, un homme se précipite vers le foyer et, par deux fois, longuement, remue la braise de ses pieds nus (si ce détail n’est pas dû à une erreur d’observation, il est clair qu’ici, ce n’est pas la façon de poser les pieds sur les tisons qui protège le pyrobate des brulures). Autrefois, tous les villageois ou presque dansaient ainsi sur le feu, mais d’après la vieille « baba » Nouna, la coutume se perd et les « nestinari » ne sont plus que quelques-uns à accomplir le rite.

Après la cérémonie, les « nestinari » se retirent dans une église. Pendant qu’il s’entretient avec eux, le journaliste regarde à la dérobée les pieds de la vieille femme, « des pieds petits, fins, à la peau douce, des pieds qui ne semblent pas habitués à marcher nus … Nulle brûlure n’y apparaît ». Il interroge Baba Nouna sur la curieuse immunité des « nestinari ».

Est-il vrai qu’ils ne ressentent rien en dansant sur la braise ?

— « Naturellement, nous ne sentons rien. Saint Constantin et Sainte Hélène ne vont pas nous laisser brûler ! Ils marchent devant nous et jettent de l’eau sur la braise, et nous ne sentons rien ».

Pour subjective qu’elle soit, résumons l’opinion du journaliste auquel nous devons ces éléments : ce qui est certain, pour lui, c’est que les « nestinari » sont sincères et que nul truquage n’entre dans leur jeu.

On assistait à un culte semblable au village de Kosti, à ceci près que les danseuses, ici, accompagnent leurs passages sur le feu de cris répétés, « vakh, vakh, vakh ! » — ce qui semble prouver que le silence total observé chez presque tous les pyrobates, n’est pas non plus une condition essentielle de l’immunité au feu. Toujours à Kosti, la pratique pyrobate se transmet de mère en fille et le passage sur la braise est souvent lié au vœu d’expier d’anciens péchés.

Après bien des recherches sur l’origine de la pyrobatie bulgare, le folkloriste et académicien bulgare Milahail Arnaoudov émet l’hypothèse que les Protobulgares en ont emprunté le culte aux peuples de Chine Occidentale. L’État primitif des Protobulgares était en effet limitrophe de la Chine.

Tout comme son voisin slave, la Grèce nous offre un riche florilège pyrobate et de très érudits documents ont été rédigés à ce sujet par les universitaires de ce pays. Les divers cultes, ou « Anastenaria », abondaient surtout au Nord-Est de la Thrace. De même qu’en Bulgarie, ils étaient placés sous la protection des Saints Hélène et Constantin, bien que poussant des racines plus anciennes dans la tradition baccho-dionysiaque.

Très proches des « nestinari » sont donc ces pyrobates nommés « anastenarides », c’est-à-dire « soupirants ». Ils doivent cette appellation au fait que, dans la journée précédant la marche sur le feu, ils exécutent des danses collectives pendant lesquelles ils ne cessent de souffler et de siffler. Ces modes respiratoires ont sans doute une grande importance physiologique pour favoriser l’immunité thermique. Les yogis indiens, on le sait, obtiennent des états avancés d’insensibilité à la douleur par des procédés respiratoires soigneusement codifiés (prânayama). Il est douteux que les « anastenarides » disposent de techniques aussi précises, mais les modifications sensorielles liées aux variations du souffle n’en sont pas moins décisives ici. Parmi les nombreux chercheurs ayant étudié les Anastenaria, il convient de mentionner le Professeur Tanagras, médecin et Président de la Société de Recherches Psychiques. Le Professeur Tanagras avait la formation requise pour aborder les nombreux aspects psychophysiques du phénomène et rapprocher les Anastenaria des innombrables pratiques semblables chez d’autres peuples du monde. Sa plus grande réussite fut d’obtenir qu’à Mavrolephki, près de Drama, trois danseuses « Anastenaria » exécutent leur danse sous son contrôle le jour de la Saint-Jean. Elles passèrent trois fois de suite — deux d’entre elles pieds nus, la troisième ayant gardé ses bas — sur les charbons ardents, qu’elles remuèrent également à pleines mains. Le tout sans subir la moindre brûlure.

Les Anastenaria se produisaient encore dans cinq autres villages grecs et trois villages bulgarophones des monts Strandza, et au moins dans sept villages de la province de Vizyi. Signalons encore l’existence de pratiques similaires dans les villages de Langadhas (Macédoine) et Sainte-Hélène. En mai 1957, un film documentaire fut tourné dans ces deux endroits par une équipe de chercheurs comprenant le docteur Pierre Cassoli, l’anthropologue Lidio Cipriani et le professeur Beonio-Brochieri.

De l’avis d’un ethnologue grec, c’est au village de Costi qu’avaient lieu les plus brillantes cérémonies. Et pour les villages voisins ou rattachés au même culte, le chef des « Anastenarides » devait toujours être originaire de Costi. Ce privilège lié à l’appartenance géographique, nous l’avons déjà rencontré à Raiateia. Nous verrons, par un exemple à venir, qu’il souffre quelques exceptions.

Dans l’ensemble, les Anastenaria sont tout à fait semblables à ce que nous avons vu en Bulgarie. Un cortège se forme au son de la musique, pour se rendre à l’Église et y prendre les icones sacrées. Sur la place du village brûle un grand feu dont les braises formeront un épais tumulus. Les « Anastenarides » y dansent en criant, en sautant, passant et repassant dans le brasier pendant une demi-heure chacun.

Les Anastenarides sont d’ailleurs les plus exaltés des pyrobates. Il arrive fréquemment, qu’après la célébration du rite propre à leur village, les danseurs se précipitent par monts et par vaux vers des villages proches où l’on répète la danse sur le feu. Les festivités peuvent ainsi durer jusqu’à huit jours.

Si nous avons vu, précédemment, des sujets marcher sur le feu avec leurs chaussures (des Occidentaux notamment), il semble qu’ici la nudité des pieds soit obligatoire. En témoigne le récit suivant : « Le vieux était un Anastenaris. Et tandis qu’on était en train de causer, il bondit vers le feu ; et comme il portait des tsarouques, il nous dit : « Mes enfants, enlevez-moi mes tsarouques pour qu’ils ne soient pas brûlés ». Nous les lui enlevâmes et il entra pieds nus dans l’âtre. Et quel âtre ! C’était une véritable fournaise ! Et il dansa pendant tout un quart d’heure sur le feu ardent, et quand il sortit de là, ses pieds étaient comme avant ».

Même paradoxe thermique constaté à Meliki, du temps de la domination turque. Quelqu’un, s’étant enivré, voulut danser sur le feu en gardant ses chaussures aux pieds. Les assistants lui crient d’enlever ses chaussures. Trop tard, elles sont déjà à moitié brûlées. L’homme se retire vivement du foyer et, ayant quitté ses chaussures, retourne au brasier pour y danser pieds nus : il en sort indemne de toute brûlure.

En dehors des explications théoriques qu’ils requièrent, les deux récits qui précèdent ont le mérite de nous apprendre que les « Anastenarides » avaient coutume de danser sur le feu même en dehors des grandes fêtes religieuses (souvent à l’occasion de réjouissances familiales). Et ni la dévotion aux icones ni la conjonction entre Anastenaria et fêtes des Saints ne doit nous laisser croire que le rite pyrobate grec se confond avec l’observance du calendrier liturgique chrétien.

Non seulement, nous venons de le voir, les « Anastenarides » dansent sur le feu à l’occasion de réunions privées, mais le culte lui-même en tant que rite orgiaque (au sens non péjoratif du terme) est bien antérieur au christianisme. L’Église eut d’ailleurs une attitude tout-à-fait hostile à l’égard de ces pratiques, certains evêques n’hésitant pas à faire châtier physiquement les Anastenarides. Mais la population s’affirma solidaire de ces hommes courageux, souvent remarquables thaumaturges et conseillers avisés dans les affaires villageoises ou familiales. Et devant l’authenticité des faits (telle qu’elle pouvait être établie à l’époque) et l’intensité religieuse des Anastenarides, l’Orthodoxie elle-même finit par s’incliner.

On raconte ainsi qu’un évêque qui avait interdit les Anastenaria, surprit un jour des villageois accomplissant le rite en grand secret. Quand il les réunit pour leur en faire reproche, les accusés se contentèrent de nier les faits. Certain de pouvoir les confondre, l’évêque leur ordonna de se déchausser pour découvrir des traces de brûlures. Voyant au contraire leurs plantes de pieds absolument intactes, il revint sur son interdiction et laissa les villageois fêter les Anastenaria comme ils l’entendaient.

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En dehors de son intérêt anthropologique et historique le phénomène de pyrobatie est-il susceptible d’observations actuelles et permet-il l’approche expérimentale qui lui vaudrait l’attention renouvelée des milieux scientifiques ?

Nous n’exclurons pas, au terme de cette première approche, que des faits ignorés de nous puissent nous contraindre par la suite à modifier certaines affirmations de détail. Et nous invitons tous ceux qui, tenant pour une raison ou une autre à faire avancer le problème, voudraient nous communiquer les informations qu’ils détiennent, à le faire sans hésitation, quelle que puisse être leur position à l’égard des faits d’incombustibilité et de leur authenticité.

Jusqu’à présent, nous avons donné une approche descriptive et comparative de l’étrange pratique qu’est la pyrobatie, ou marche sur le feu. De l’Inde à la Bulgarie, des îles polynésiennes à la Grèce, du monde antique à nos jours, on rencontre ce rite associé à divers cultes et croyances, célébré avec plus ou moins d’audace et d’ampleur, tombé en désuétude ou conservé dans toute sa vigueur. Nous avons largement décrit les aspects fondamentaux et les variantes d’exécution de ces séances au cours desquelles les initiés indigènes (mais aussi les visiteurs occidentaux) marchent pieds nus sur des charbons ardents ou des pierres incandescentes en toute immunité. Et nous avons évoqué les nombreuses hypothèses par lesquelles on a jusqu’ici tenté d’expliquer le phénomène ; l’aspect partiel ou insuffisant des différentes tentatives dans ce sens a été souligné par des exemples précis.

Bien entendu, nous ne pouvons prévoir toutes les objections, tous les contre-exemples, tous les cas de fraude qui peuvent être opposés à l’authenticité de la pyrobatie et en général des phénomènes d’incombustibilité. Mais nous essaierons, dans cette seconde partie de notre exposé, de mettre en relief les données actuelles de la question, celles qui empêchent de reléguer la marche sur le feu au domaine de pratiques superstitieuses et dépassées, voire tout simplement illusoires.

L’éloignement géographique ou temporel des faits invoqués n’est pas une des moindres causes de scepticisme. Et de fait, les exemples les plus saisissants et les plus complets de pyrobatie nous viennent souvent de contrées lointaines ou d’époques révolues.

Mais nous disposons néanmoins de témoignages récents, de documents photographiques et d’observations scientifiques ou quasi-scientifiques qui complètent, précisent et authentifient les faits recueillis par ailleurs auprès de cultures exotiques ou de traditions passées.

C’est ainsi que de nos jours, chaque année, dans un pays que visitent des millions de touristes, on peut assister à une marche sur le feu tout à fait publique, laïque et municipale, et qui, si elle ne s’entoure d’aucun apprêt mystique ou magique, n’en est pas moins fort semblable aux pratiques que l’on rencontre sous d’autres latitudes et en d’autres temps.

C’est en Espagne que nous retrouvons la coutume pyrobate. Le passage sur la braise a lieu chaque année à San Pedro Manrique, à une cinquantaine de kilomètres de Soria, capitale de la province du même nom. Le village compte environ un millier d’habitants.

Le 23 juin, veille de la Saint-Jean, l’huissier municipal, allume le brasier officiel à 20h45. Au préalable, on a minutieusement balayé l’emplacement pour en éliminer toute trace de cailloux, menus objets métalliques, etc. On dispose alors sept charges de chêne au centre d’un cercle de huit mètres de diamètre ceint d’une palissade de 90 centimètres de haut, dans laquelle est ménagé un accès unique. Ce dispositif permettra de contenir la foule à distance convenable du foyer de braises.

Vers 23 heures on remue le brasier à l’aide de longues perches. Une demi-heure plus tard, les employés municipaux commencent à frapper de ces mêmes perches, les plus gros brandons pour les réduire à l’état de braises plus petites. Dix minutes après, entrent par la porte de la palissade les hommes qui vont marcher sur le tapis ardent. En général, ils se signalent par leur jeune âge (entre 16 et 18 ans), mais on trouve aussi parmi eux quelques adultes, voire un ou deux vieillards. Les hommes commencent à se déchausser sous les yeux du public ; une fois nu-pieds, ils font quelques pas de danse au son de la musique. Aucune attitude de recueillement préalable. La plupart des participants fument tranquillement le cigare des jours de fête.

A minuit, les employés municipaux commencent à gauler les braises pour les étaler. On enlève éventuellement les gros tisons qui ne se sont pas consumés jusqu’à l’état de braise. Une fois égalisé, le tapis ardent s’étend sur trois mètres de long et un mètre de large, sur une épaisseur de 15 à 20 cm. Les employés enlèvent alors leurs vestes et les agitent au-dessus du brasier pour l’attiser. Les charbons virent au rouge, des flammèches s’en élèvent.

On ne sait pas à l’avance qui marchera le premier sur le feu. A minuit et quart, un des jeunes gens hisse sur son dos le maire du village et s’élance sur le lit de braises. En cinq ou six enjambées, appliquant fermement à chaque pas ses pieds sur les charbons, il franchit la fournaise et, sous les applaudissements du public, reçoit l’accolade du maire.

Les employés de la Mairie égalisent à nouveau les braises, là où les pieds du premier marcheur ont laissé leur empreinte. Dès que le tapis est redevenu uniforme, un autre garçon le franchit, avec autant de détermination que le premier. Pendant le passage, la foule garde un silence total, mais dès qu’un marcheur a terminé sa traversée, elle l’acclame bruyamment. En général, les pyrobates de San Pedro ne traversent le brasier qu’avec un cavalier sur leurs épaules ou sur leur dos.

Chaque acteur de la marche sur le feu pose ses pieds de quatre à six fois sur la braise, sans hâte et en adhérant bien aux charbons, comme l’ont observé tous les commentateurs. Un vieil homme est particulièrement acclamé : il a posé ses pieds sur le feu neuf fois, avec application et fermeté. Il est vrai qu’il exécute le passage du feu pour la quarantième fois dans sa vie.

Après une trentaine de traversées, toutes réussies et saluées par le public, le maire déclare la séance terminée : elle a duré à peu près une demi-heure.

Les habitants de San Pedro sont persuadés qu’être originaire de ce village est une condition « sine qua non » pour posséder le don de traverser la fournaise indemne. Et de fait, plusieurs visiteurs étrangers au village, se sont grièvement brûlés en tentant l’épreuve, les lésions subies ayant mis jusqu’à trois mois pour guérir. Cependant, certains villageois attribuent plutôt de tels échecs au manque de sang-froid (!) et de confiance en soi. Les gens de San Pedro, eux, « plaquent » leurs pieds sur les braises avec décision et… en retenant leur respiration. Il semble que ce soit là l’aspect décisif, puisque deux étrangers au village ont pu, en employant la technique locale, traverser le feu sans dommage. Selon un ethnologue qui a bien observé l’épreuve elle-même, on a « l’impression que ce n’est pas difficile et qu’il suffirait d’avoir de la décision pour pouvoir en faire autant ».

Comme on le voit, la cérémonie de San Pedro est dépourvue au maximum d’emphase religieuse ou magique. Et les dimensions du tapis de braises sont moins spectaculaires que celles des fosses ardentes de Maddhya Pradesh ou de Raiateia. Néanmoins, un observateur a pu dire que la chaleur du foyer est si intense qu’on la ressent à plus de cinq mètres, et la mésaventure de certains visiteurs nous apprend que l’épreuve n’est pas sans risque.

Quoi qu’il en soit, la proximité géographique du phénomène (par rapport aux grands centres urbains d’Europe occidentale) et sa parfaite actualité sont deux aspects essentiels de la cérémonie de San Pedro, du moins pour notre propos qui est d’offrir un cas observable, vérifiable, à la curiosité du lecteur et à la sagacité des chercheurs.

Ces derniers tireront peut-être parti d’une indication que fournissent les villageois eux-mêmes sur la nécessité de porter un cavalier pour traverser le brasier. Ce qui pourrait sembler un surcroît de témérité est au contraire, pour les marcheurs, un facteur essentiel de sécurité : mieux le pied adhère aux charbons, moins on risque d’être brûlé. On en déduira des conséquences différentes selon qu’on tend à une explication chimique du problème ou que l’on y voit un indice de l’attitude psychique essentielle aux pyrobates. Pour ces derniers, rien n’est plus dangereux que l’indécision ou l’hésitation et on peut penser que le port d’un cavalier les aide tout autant à équilibrer leur posture ambulatoire qu’à affermir leur disposition mentale.

Les scientifiques qui voudraient examiner par eux-mêmes les pieds des jeunes pyrobates de San Pedro ne devraient pas rencontrer davantage de difficultés que les universitaires ou simplement les curieux qui ont pu le faire sans problème jusqu’à présent. Bien entendu, hormis les cas d’accidents, on n’a jamais remarqué de brûlures, mais on ne constate même aucune rougeur ou chaleur de la peau plantaire. Un ethnologue a observé que la plante des pieds des marcheurs n’est pas spécialement cornée ou durcie. Quant au recours à quelque substance protectrice, c’est une idée qui suscite l’hilarité des gens de San Pedro. Je rappelle que les pyrobates se déchaussent devant le public, ce dont devront tenir compte les spécialistes qui voudraient, sur place, démystifier le phénomène en invoquant un subterfuge chimique.

Enfin, l’absence de transe ou d’exaltation mystique chez les acteurs de cette cérémonie en font un cas idéal pour une étude objective.

Venons-en maintenant à l’énoncé d’un ensemble de faits qui ont pour trait commun les précautions et mesures expérimentales dont ils ont été l’objet. Même s’ils soulèvent à leur tour un certain nombre de questions, on peut espérer qu’à partir d’eux s’engageront des expériences plus précises, et qu’à tout le moins la discussion des données qu’il apporte contribuera à une redéfinition méthodologique du problème.

Le fait de l’immunité au feu (ou incombustibilité) fut souvent observé par des scientifiques, et l’on peut rappeler le récit de Sir William Crookes à propos du célèbre médium Daniel Douglas Home : « Un jour, je le vis s’approcher d’un feu de bois bien enflammé et, prenant une grosse braise ardente, la mettre au creux d’une de ses mains, la recouvrir de l’autre et souffler dans ce petit fourneau improvisé jusqu’à ce que la braise devienne incandescente et que les flammes lèchent ses doigts ». Ni à ce moment, ni par la suite, on ne put voir de marques de brûlure sur ses mains.

D’aucuns crieront à l’illusionnisme et nous croyons bon de produire un autre récit (toujours à propos de D. D. Home) qui nous paraît atténuer l’évidence d’un tel argument. « Alors qu’il était en transe au cours d’une séance à Londres, il se dirigea vers la cheminée où somnolait un large brasier, il l’attisa avec ses mains jusqu’à ce que de grandes flammes en jaillissent, puis il s’agenouilla, se pencha en avant et plongea son visage dans le feu ; il l’y remua de droite et de gauche comme il l’aurait fait dans un bassin d’eau. Lorsqu’il se releva, ni ses cheveux ni sa peau ne portaient la moindre trace de brûlure.

« Pour prouver qu’il ne s’agissait pas d’une simulation, il reprit un charbon ardent dans la cheminée et le tenant dans sa main se dirigea vers les spectateurs : la chaleur était si forte qu’aucun des témoins ne put s’en approcher à moins de dix centimètres. »

Et puisque nous sommes dans ce domaine, signalons que l’incombustibilité semble être transmissible à d’autres personnes par le sujet possédant ce don. C’était le cas pour Douglas Home et celui d’une certaine Annie Hunter, de Bournemouth, qui croquait des charbons ardents qu’elle saisissait à mains nues. En 1923, interviewée par un journaliste du « London Daily Express », elle lui posa sur la tête un charbon ardent : le reporter ne ressentit rien, mais il se brûla douloureusement les doigts lorsqu’il essaya de prendre la braise avec ses mains.

Naturellement, les récits qui précèdent prêtent aux critiques d’usage et à moins de réaliser des expériences semblables dans des conditions scientifiques irréprochables, il est difficile de recevoir des faits de ce genre avec une certitude absolue. Mais dans le domaine de la pyrobatie proprement dite, nous tenons une expérience cruciale, qui eut lieu en Angleterre en 1935 à Carshalton.

Sous la surveillance et le contrôle du célèbre investigateur Harry Price et de plusieurs hommes de science, le mystique Hindou Kuda Bux marcha sur une couche de braises ardentes dont la préparation avait exigé la combustion de sept tonnes de bois. Un pyromètre enregistra une température de 800°. Aussitôt après le passage de Kuda Bux sur la braise, la température de ses plantes de pied fut mesurée par le Pr Pannet : elle était normale. Signalons que Kuda Bux, avant sa performance, s’était soigneusement lavé les pieds sous le contrôle de Harry Price lui-même, qui fit preuve par ailleurs de son habileté à démasquer la fraude dans plusieurs cas spectaculaires.

Bux devait passer une deuxième fois sur la couche ardente, mais y renonça en déclarant : « Quelque chose s’est brisé en moi, je ne peux pas… » Deux des assistants tentèrent à leur tour de traverser la fournaise. Ils firent demi-tour immédiatement, tant la chaleur était intense. Mais le bref contact avec la braise avait été encore trop long, car ils portaient déjà des brûlures très douloureuses. En ce qui nous concerne, cette expérience se passe de commentaires.

Une autre observation qui semble mériter l’épithète de scientifique est celle réalisée à Mavrolefki (Grèce) par le Pr Tanagras, déjà cité. Les mains et les pieds des femmes, qui avaient marché sur la braise et l’avaient remuée à mains nues, furent très soigneusement examinés par le Pr Tanagras qui était, rappelons-le, médecin. Aucune marque de brûlure ne fut décelée, pas même une légère rougeur. Les plantes des pieds n’étaient pas calleuses, comme on aurait pu le supposer.

Les bas d’Abrami, la femme qui les avait gardés Ruelle pour marcher sur le feu, furent soumis à l’examen au laboratoire de M. Georgiadès, professeur de médecine légale à l’Université d’Athènes. Ces bas présentaient deux trous dus à l’usage prolongé, mais aucune atteinte par le feu n’y fut décelée.

On s’assura aussi par tous les moyens scientifiques permis qu’il n’y avait pas utilisation de procédés chimiques de prophylaxie (c’est-à-dire d’application de substances isolantes sur la peau). L’on objectera que bien des scientifiques ont été dupés dans l’étude des phénomènes paranormaux par méconnaissance des précautions spéciales requises dans ce domaine. Mais le Pr Tanagras savait la spécificité des problèmes de recherches psychiques pour avoir étudié, outre l’immunité psychophysique, les phénomènes de clairvoyance, de télépathie et de télékinésie.

Il en va de même pour les chercheurs du Comité de Recherches psychiques de l’Université de Londres, qui firent, dans des conditions scientifiques, exécuter la marche sur des charbons ardents à un groupe de pyrobates professionnels musulmans. Les conclusions des expérimentateurs anglais furent qu’aucune transe magique ou spirituelle n’intervenait, plusieurs sujets anglais ayant eux-mêmes acquis la technique en peu de temps sans conditionnement psychique particulier.

On observa également que les personnes de faible poids avaient plus de facilités que les individus corpulents, (ce que contredit d’ailleurs la pratique des habitants de San Pedro qui considèrent le supplément de poids comme un atout essentiel). Pour résumer les conclusions des spécialistes britanniques, ils estimèrent qu’en dernier ressort, tout le monde était capable d’apprendre à marcher sur le feu. Cette affirmation, outre qu’elle constitue une intéressante alternative avec la thèse « mystique », ouvre de larges perspectives à l’expérimentation moderne. S’il suffit, en effet, d’apprendre la technique auprès d’un expert, chacun peut vérifier par lui-même et sur lui-même l’aptitude à la pyrobatie, ce qui exclut tout recours à l’illusionnisme ou à la fraude.

Il existe aussi des hypothèses qui, sans contester l’authenticité du phénomène ni mettre en doute la bonne foi des pyrobates, se fondent sur des données physico-chimiques afin d’expliquer rationnellement l’incombustibilité. Le principe serait un peu celui qui permet d’éteindre la flamme d’une bougie avec les doigts. En posant fermement le pied sur la braise, on l’étouffe momentanément, laissant à la surface une mince couche de charbon, très peu conductrice de chaleur.

Cette explication n’est peut-être pas à négliger pour les cas simples, où l’on accomplit quelques pas sur les charbons ardents. Elle devient caduque lorsque la braise est saisie ou brassée à pleines mains, que l’on s’y traîne à plat ventre, qu’on y plonge la tête, etc. Même chez les pyrobates, certains foulent littéralement la braise en profondeur, tel ce jeune grec dont les pieds, selon un journaliste italien, avançaient dans les charbons ardents « comme le soc d’une charrue entre dans les mottes de terre ».

Rappelons aussi que dans certains cas, la chaleur autour du foyer est telle que les spectateurs doivent s’en tenir éloignés de plusieurs mètres. A de telles températures, celui qui est au cœur de la fournaise devrait se trouver sérieusement incommodé. Or les pyrobates confirmés ne sont absolument pas éprouvés par ce considérable dégagement thermique qui fut mesuré bien des fois.

Il nous faut maintenant revenir sur l’Umu-Ti polynésien (marche sur des blocs de pierres brûlantes) pour examiner la tentative expérimentale menée à ce sujet par un membre de la Smithsonian Institution (Washington).

S.P. Langley a finement observé les différentes phases d’une séance d’Umu-Ti et a tenté de préciser la température réelle des blocs de pierre chauffés pendant des heures par un brasier de troncs d’arbres entiers et de branchages. Ayant fait extraire de la fournaise un de ces lourds blocs basaltiques, il le fit immerger dans un vaste baquet à demi rempli d’eau.

Après immersion de la pierre, l’eau s’éleva à peu près jusqu’au bord et entra dans une ébullition si violente qu’une bonne partie déborda du baquet. L’ébullition se poursuivit pendant 12 minutes. Mesurant la quantité d’eau évaporée et tenant compte approximativement de celle qui avait débordé, tenant compte par ailleurs des caractéristiques (volume, densité, etc.) du bloc lui-même, qu’il fit étudier en laboratoire à Washington, Langley conclut que la température moyenne de la pierre au moment de son immersion dans le baquet était de 1200° Fahrenheit, soit à peu près 650° Celsius, ce qui est considérable.

Mais, ajoute Langley, il se trouve que le type de basalte dont était constitué le bloc est une variété très faiblement conductrice de chaleur. On pouvait, à main nue, en tenir un petit fragment par un bout en chauffant l’autre extrémité au chalumeau aussi longtemps qu’on voulait. Langley en déduit qu’en fait, la partie inférieure des pierres, celle qui est immergée dans le feu pendant le passage des marcheurs, est certainement très chaude, mais que la partie supérieure, qui dépasse de la fosse et sur laquelle les marcheurs posent leurs pieds, est d’une température bien moins élevée. Et même supportable, si l’on veut généraliser à partir de l’expérience du fragment chauffé au chalumeau.

Pour mieux nous faire partager ses soupçons, Langley dit avoir constaté que le grand prêtre, Papa-Ita, ne marchait jamais sur les pierres dont la surface était incandescente (« red-hot »). Un des Occidentaux qui étaient présents en demanda la raison à Papa-Ita, qui répondit que ses ancêtres ne lui avaient pas appris à procéder de la sorte. Langley lui demanda alors s’il accepterait de poser son pied, ne serait-ce que quelques secondes, entre deux des pierres incandescentes qu’on voyait à la surface, ou d’en saisir une à pleines mains. Papa-Ita promit de le faire mais ne tint pas parole.

Et Langley, qui décidément ne ménage pas ses assauts contre l’authenticité de l’Umu-Ti, mentionne la réflexion que lui fit un Consul-délégué des Etats-Unis. Selon ce dernier, Papa-Ita avait échoué lors d’une tentative récente de pyrobatie dans une île voisine, où les roches utilisées sont plus proches du marbre que du basalte. Ainsi, l’immunité des pyrobates de Raiateia serait due à la faible conductivité du basalte local, et non à on ne sait quelle protection « magique ». Pour appuyer ses dires, le diplomate américain monta sur une des pierres (à l’endroit le plus chaud, estime Langley) : avant qu’il ne commence à ressentir une chaleur excessive à travers « les fines semelles de ses chaussures », il s’écoula huit à dix secondes, ce qui tendait à prouver que la température des blocs rocheux est supportable pour un pied nu pendant un bref instant.

Les observations de Langley, pour incisives qu’elles soient, ont été vivement critiquées par d’autres spécialistes. On lui oppose notamment que son expérience thermométrique avec le bloc de basalte est incomplète (nombreux paramètres imprécisés) et donc non pertinente. D’autre part, la séance que décrit Langley était une pure démonstration de prestige, et non la grande cérémonie traditionnelle à laquelle d’autres Occidentaux ont participé. Les pierres n’avaient été chauffées que pendant quatre heures, et non vingt, trente ou cinquante heures comme ce fut le cas lors des véritables rites d’Umu-Ti. Langley n’a d’ailleurs pas lui-même marché sur la fournaise. Enfin, si comme nous l’avons vu, des Occidentaux ont pu sans dommage suivre les indigènes sur les pierres ardentes, d’autres ont subi de graves brûlures pour n’avoir pas respecté les prescriptions du prêtre ou du sorcier, ce qui prouve que la chaleur des pierres est bien réelle et le danger de la traversée aussi. On sait par ailleurs qu’un feuillage vert jeté sur la fournaise s’y enflamme instantanément, même une demi-heure après que la température a commencé à décroître.

En admettant qu’il faille faire de l’Umu-Ti un cas à part dans la famille des cultes pyrobates, il faut se hâter de l’observer sur le terrain s’il existe encore des initiés capables de l’accomplir. S’il s’avère que les suppositions de Langley sont fondées (c’est-à-dire si les pyrobates polynésiens choisissent les pierres sur lesquelles ils posent leurs pieds en fonction de leur apparence et de leur surélévation par rapport aux couches incandescentes de la fosse), cela n’enlèverait de toute façon rien au mystère de l’immunité aux charbons ardents, etc. Mais il faudra avoir expliqué pourquoi, si l’Umu-Ti repose sur l’astuce que propose Langley, la traversée de la fosse est possible au moment où la température est maximale, et devient impossible, à moins de brûlures immédiates, lorsque la température décroît.

Reste à conclure et loin de nous la prétention de mettre ici un terme à l’investigation des phénomènes de pyrobatie, d’incombustibilité, voire d’immunité en général. Il nous semble au contraire que les recherches en ce domaine ne font que commencer.

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Est-il possible de réduire l’énigme physiologique et psychique posée par le fait que des hommes, encore de nos jours, puissent appliquer la plante de leurs pieds sur des braises portées à plusieurs centaines de degrés et s’en sortent indemnes, sans la moindre trace de brûlure ou de rougeur ?

Nous ne reviendrons pas sur les hypothèses classiques, dont nous avons montré que chacune peut s’appliquer à quelques cas restreints, mais que dans leur ensemble, elles s’annulent les unes par les autres. On peut toujours exhiber un cas contradictoire à chacune d’entre elles, quel que soit l’aspect causal invoqué (fraude, illusionnisme, substance prophylactique, transe, protection naturelle par la corne plantaire, réaction chimique momentanée, etc.)

La neurologie peut à la rigueur, avec la théorie des localisations cérébrales, justifier l’insensibilité à la douleur par inhibition de certains centres nerveux, mais cela ne rend pas compte de l’incombustibilité proprement dite, c’est-à-dire de la préservation de l’épiderme de toute lésion après qu’on l’a exposé à des températures pour lesquelles des matériaux bien moins combustibles s’enflamment ou fondent instantanément.

Nous laisserons donc le lecteur à sa conviction propre et les chercheurs aux conclusions de leur choix. Peut-être notre propos aura-t-il stimulé la réflexion de certains ou réveillé en d’autres des souvenirs de faits ou d’informations qu’ils tiendront à nous faire partager. Nous accueillerons donc très volontiers les témoignages directs ou indirects et tout document ou référence susceptibles d’élargir nos connaissances. Quant aux déductions ou hypothèses que pourront formuler ceux qui nous liront, elles seront examinées avec soin, dans l’espoir qu’une discussion ouverte s’engage sur cette question.

La pyrobatie devant l’université

De tous les documents consultés pour l’élaboration de cet article, il en est un qui mérite une place à part. Il s’agit d’une thèse pour le grade de Docteur en médecine, soutenue en 1968 par le Dr Bruno Blaive à la Faculté Mixte de Médecine et de Pharmacie de Marseille.

Donnons une idée des compétences scientifiques réunies à l’occasion de cette soutenance de thèse. Le président du Jury n’était autre que le Pr Gastaut, titulaire de la Chaire d’Anatomie Pathologique et doyen de la Faculté.

Que d’éminents spécialistes aient accueilli favorablement une thèse aussi « marginale », voilà qui rassure quant à l’avenir des recherches psycho-physiques d’avant-garde. La qualité du travail soumis par le Dr Blaive à la Faculté justifie, il est vrai, l’attention et l’approbation qu’il reçut en retour.

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Comme à l’île Maurice et aux Fidji, la communauté pyrobate de la Réunion qu’a étudié pendant un an le Dr Blaive est d’appartenance tamule. C’est à la fin du siècle dernier que se produisit la massive immigration d’Hindous en provenance du Sud-Est de l’Inde et de Ceylan.

La marche sur le feu a lieu chaque année de la fin décembre au début janvier. Elle est surtout consacrée à la déesse Draupadi, de laquelle les marcheurs attendent divers bienfaits « spirituels ou matériels ».

Les indications concrètes que nous empruntons au Dr Blaive résultent d’une vingtaine d’observations effectuées par lui en divers endroits de la Réunion.

Si les autres groupes ethniques de l’île ont longtemps considéré les pratiques religieuses tamules avec une « terreur superstitieuse » (l’Eglise catholique excommuniant, pour sa part, tout acteur ou témoin du culte pyrobate), la communauté tamule a toujours accueilli sans difficulté les fidèles d’obédiences différentes. Ce qui permit à de rares individus de race blanche de marcher avec succès sur le feu après avoir subi la préparation nécessaire.

La période préparatoire (jeûne ou régime végétarien, prières, offrandes) dure 18 jours, pendant lesquels on travaille normalement, la soirée et la nuit étant consacrées aux pratiques religieuses. En plus du régime végétarien, le marcheur devra observer la continence sexuelle et s’abstenir d’alcool.

Le cycle préparatoire se clôt sur une importante veillée assortie de prières, d’offrandes et de musique. Nous regrettons de ne pouvoir nous attarder ici sur les détails de ce rituel, d’une grande délicatesse esthétique et symbolique.

A la veillée succède une cérémonie dite du Grand Mât, lequel est abattu aussitôt après pour laisser place à la fosse dont les dimensions sont « réglementaires » : 5,30 m de long sur 2,45 m de large et 0,45 m de profondeur. A chaque angle de la fosse on plante un piquet de bois : autour de l’aire ainsi formée, on tend des cordes qui sacralisent le lieu jusqu’à l’ouverture de la marche sur le feu.

L’effigie de Draupadi est alors amenée du temple et placée face au foyer. Devant elle on immole un coq, puis l’on brûle les fragments de camphre. C’est alors que le Grand-Prêtre et les assistants se rendent à la rivière proche pour parfaire leur purification.

Un énorme tas de bois consacré est entassé près du foyer. Le Grand-Prêtre et le gardien apportent le feu sur des feuilles de bananier. Sur ces braises, on entasse de grosses bûches et bientôt s’élèvent de hautes flammes qu’alimente constamment le gardien du foyer. Il est environ neuf heures.

De ce début de matinée jusque vers 18 heures, se déroule la procession des divinités placées sur un grand char richement décoré. Bénédictions, offrandes et sacrifices se succèdent.

Lorsque les marcheurs reviennent vers le foyer, celui-ci s’étale en une couche de braises de 9 cm (épaisseur « rituelle ») sur toute la surface de la fosse. A l’extrémité du tapis ardent, on a creusé une seconde fosse, profonde de 10 cm environ : juste avant la marche, elle sera remplie d’eau et de lait de coco et à chaque sortie du foyer, les marcheurs la traversent. Le Dr Blaive fait observer que cette nappe liquide, vu ses faibles dimensions et l’infiltration, « ne peut, à aucun moment, modifier les caractéristiques du foyer ».

Au son du carillon et des tambours, le cortège fait le tour de la chapelle et s’immobilise devant le foyer. Dans un silence total, le Grand-Prêtre se hisse sur le tranchant d’une lame de sabre et exécute quelques pas de danse.

Peu après, il jette au centre de la fournaise un collier de fleurs de frangipane. Ce détail a son importance car ces fleurs « épaisses, aux pétales gorgées d’eau, ne doivent pas se consumer… Si elles roussissent immédiatement, c’est que le moment n’est pas propice à la traversée du foyer ; et l’on attend quelques minutes dans la prière. » Ce qui semble indiquer qu’il existe un intervalle critique favorisant la pyrobatie ; « ni trop chaud ni trop froid », car nous avons vu qu’une température trop basse est également préjudiciable.

Le Grand-Prêtre s’avance, les mains jointes sur le front, ramasse le collier de fleurs puis s’engage sur la braise, lentement, le visage serein. Ses pieds, note le Dr Blaive, s’enfoncent dans le tapis ardent. Les marcheurs le suivent, chacun portant sur la tête un lourd cône fleuri. Si certains avancent rapidement, « le visage contracté et couvert de sueur », la majorité reste calme et passe lentement sur les braises. Quelques uns même s’y attardent pour danser. A la sortie du brasier, les marcheurs traversent rapidement la fosse remplie d’eau avant d’entreprendre une seconde, puis une troisième traversée.

Après le dernier passage, tous les marcheurs font le tour du foyer en dansant pour remercier la déesse. Les tambours reprennent et la foule, subitement exaltée, vient embrasser les pieds des marcheurs. On se jette sur le sol, on boit avec ferveur l’eau devenue boueuse de la fosse placée à la sortie du foyer, les femmes se prosternent.

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Nous en arrivons maintenant à l’aspect le moins spectaculaire, mais aussi le plus stimulant, de la thèse du Dr Blaive. Nous ne pouvons discuter en détail les précieux éléments rassemblés par ce dernier, mais nous conseillons à tout chercheur soucieux d’élucider la question de recourir à l’ouvrage que nous résumons ici. Pour notre part, nous nous contenterons de fournir au lecteur les extraits qui, sans lasser son attention, lui permettront de préciser l’image de la pyrobatie telle que nous l’avons jusqu’ici esquissée.

Le combustible utilisé à la Réunion, nous apprend-on, est le tronc de tamarin ou de manguier, « excellent combustible laissant une cendre blanche, fine, épaisse et homogène ». Voilà qui renforce singulièrement la position de ceux qui réduisent l’immunité pyrobate à de judicieuses interpolations des lois physico-chimiques élémentaires. A ceux-là nous rappelons qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, et que le Dr Blaive lui-même, sur ce point comme sur tous ceux que nous mentionnerons à partir de son ouvrage, ne se permet pas de conclure ou « d’expliquer » la marche sur le feu quant à sa réalité fondamentale. A vrai dire, n’eût-il pas de lui-même adopté cette prudente réserve que nous nous serions de toute façon tenu à l’attitude qui est la nôtre depuis le début de cette étude : le matériel le plus précieux pour l’avancement des recherches sur l’incombustibilité est certes celui qui autorise encore les vérifications ; et plus encore celui que nous transmettent des témoins formés aux disciplines et méthodes objectives. Mais contribuer à l’approche systématique d’un phénomène est tout autre chose que d’en donner la grille théorique exhaustive.

C’est dans cet esprit que nous proposons au lecteur ces fragments d’une thèse par ailleurs passionnante dans sa rigueur même : nous ne chercherons ni à dissimuler les éléments qui semblent réduire le prodige pyrobate à quelques observances simples de lois naturelles, ni à emphatiser les énoncés quasi-énigmatiques par lesquels le Dr Blaive laisse entendre que la marche sur le feu, quels que puissent être les procédés de facilitation dont elle s’entoure, n’en relève pas moins d’une cosmosophie transcendante.

Nous ne ferons que survoler l’exposé plus strictement scientifique qui suit ces considérations. Disons que nous avons repéré dans le texte du Dr Blaive certaines notions qui seraient à reprendre dans l’examen ultérieur du problème. Ainsi en va-t-il de la distinction entre récepteurs thermiques et transmetteurs de la sensation douloureuse, les premiers pouvant être caractérisés par la fréquence liée à leur décharge, (en fonction des températures) les secondes par les vitesses de transmission de l’influx nerveux selon le groupe de fibres auquel on a affaire. Nous n’abuserons pas de la patience du lecteur, nous réservant de discuter plus à fond la question au cas où l’on nous demanderait des précisions dans ce domaine.

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Il convient toutefois de mentionner certains paramètres significatifs que le Dr Blaive emprunte à d’autres auteurs. Telle cette « température critique douloureuse » qui serait constante par rapport à la température stabilisée de la peau et interviendrait à 45°. Telle encore cette intensité de rayonnement à partir d’une intensité liminaire (c’est-à-dire minimale pour que le sujet en ressente les effets). Il s’avère que l’intervalle entre la plus petite intensité amenant la sensation de douleur et la valeur maximale que peut supporter le sujet est du simple au double. Les variations que le sujet, entre ces deux limites, peut apprécier différentiellement, portent sur une vingtaine de degrés. Pour arides que paraissent ces détails, nous avons cru bon de les mentionner ici, parce que nous croyons qu’ils ramènent à leurs justes proportions des questions telles que celle-ci : pourquoi y-a-t-il des températures critiques en-dessous d’un certain seuil, ou plus simplement, pourquoi risque-t-on davantage de se brûler à un feu décroissant qu’à un foyer en pleine activité ?

Le Dr Blaive ne manque pas d’étudier le problème thermique sous ses trois aspects classiques : rayonnement, conduction et convection. Le premier point l’amène à remarquer que si la couche superficielle (60 à 70°) isole le marcheur de la couche à haute température (700°), elle n’en transmet pas moins le rayonnement de cette dernière. Quant à la conduction, le rôle protecteur du revêtement plantaire n’est pas éliminé à priori. La convection, elle, serait responsable des brûlures qui atteignent les régions supérieures du corps, les couches d’air s’échauffant et se déplaçant progressivement vers le haut. Le Dr Blaive retient également le fait que la voûte plantaire du marcheur n’est exposée au contact direct avec le brasier que de manière alternée. La déperdition de chaleur intervenant à chaque changement de pied, « une température superficielle de 60° environ peut être supportée sans lésion pendant 8 à 10 secondes » (temps qui, nous l’avons dit, est celui du passage du feu à la Réunion, hormis peut-être le cas où certains fidèles s’arrêtent au milieu du lit ardent pour y danser de façon plus prolongée).

Après avoir fait remarquer que la température dégagée par le foyer est intense (« on ne peut l’approcher sans protection »), le Dr Blaive fournit les mesures suivantes :

— quelques instants après la marche, à un mètre au-dessus du foyer, 50° au bout d’une minute.

— en surface, 50° au bout de 5 à 6 secondes.

— en profondeur, 250° en 30 secondes.

— température d’équilibre : 700°.

Un ingénieux dispositif permet au Dr Blaive de préciser ces mesures. Marchant sur la braise avec des nu-pieds dont la semelle comporte un thermomètre (le réservoir de mercure étant en contact direct avec la couche cendrée superficielle), il obtient, au-dessus du tapis ardent, 48° en 1 minute, 100° en 50 secondes lorsqu’on se trouve au centre, 110° en 20″ au voisinage d’un bord auquel il attribue la cote 0.

Sachant que le temps de passage est de 8 à 10 secondes, on sera tenté de considérer que la question est résolue, puisque (dans le même ordre que ci-dessus et pour le temps de passage effectif) on aurait au pire à affronter des températures allant de 32 à 60°. Nous verrons que c’est là précisément l’encadrement quantitatif des intervalles thermiques suscitant la douleur associée à l’effet de brûlure.

Avant d’entamer cette discussion, résumons les considérations du Dr Blaive sur les aspects préparatoires (physiques et psychiques) de la marche sur le feu à la Réunion. Bien qu’aucun examen médical ne soit réalisable juste avant la cérémonie, le Dr Blaive a pu suivre le carême préliminaire et déclare qu’à sa connaissance, ni drogue ni substance protectrice ne sont utilisées. La seule précaution notable reste le port de vêtements mouillés au niveau du tronc (ceci parce que les brûlures les plus fréquentes ont lieu au niveau de la zone axillaire et de la face interne des bras).

Notons que la présence d’une couche cornée substantielle sous la plante des pieds est une aide probable à la pratique pyrobate des tamules de la Réunion et que la déambulation de plusieurs heures sur un sol surchauffé par le soleil prépare sans doute heureusement les marcheurs à des performances plus… ardentes.

Le Dr Blaive ouvre la discussion médico-pathologique sur cette constatation que les marcheurs examinés par lui après la traversée du feu ne présentent en général aucune lésion ni « phénomène vaso-moteur » au niveau de la voûte plantaire et de ses points d’appui. Evoquant la possibilité de brûlures « retardées », le Dr Blaive signale que celles-ci sont difficiles à observer, car dans les rares cas où il y a eu brûlure, le pyrobate tamul se cache : il considère en effet sa mésaventure comme due à l’absence de protection divine ce qui serait l’indice de sa propre impureté.

Et quitte à brûler nos propres vaisseaux (!), nous citerons en son entier ce passage redoutablement empirio-physiologique qui, si d’autres phénomènes ne s’en exceptaient à l’évidence, sonnerait le glas de l’hypothèse supra-physique en matière d’immunité au feu. Voici ce qu’écrit le Dr Blaive.

« Pour conclure et après avoir souligné à nouveau le caractère spéculatif de cette discussion en l’absence de toute expérimentation, on voit que la non-brûlure par le feu, lors de la marche, pourrait être en partie expliquée dans la mesure où le seuil de brûlure ne serait pas atteint, soit par suite du rôle protecteur d’une couche cornée plantaire hypertrophiée et peut-être modifiée préalablement par une longue marche sur un sol surchauffé, soit par un temps de contact avec le foyer trop court pour que les premières lésions apparaissent et où un grand nombre de phénomènes secondaires comme l’état hypnoïde interviendraient pour accentuer cet « état-limite » dont les faibles possibilités de variations des paramètres permettraient d’expliquer les cas de brûlures ».

Le lecteur, qui prend connaissance de ceci après avoir, au fil de notre article, vu défiler le panorama fascinant et contradictoire de la pyrobatie, sera sans doute tenté de soupirer de soulagement, comme après un rêve absurde que l’éveil ramène à ses justes proportions.

Loin de nous l’idée de l’en dissuader à toute force. La réaction du public décidera si nous devons livrer l’hypothèse qui nous est personnelle à ce sujet, ou si les données rationnelles rassemblées jusqu’à présent suffisent à ranger la pyrobatie au rang des fantasmagories d’une humanité peu évoluée.

Mais ce n’est pas une mince coïncidence si la thèse du Dr Blaive — la même qui pourrait induire chez le lecteur un scepticisme désabusé — se termine par une troisième partie dont l’intitulé ne laisse aucun doute sur sa propre « Weltanschauung » : L’espace et le temps sacré — Introduction au symbolisme du feu.

Et bien que le Dr Blaive les introduise avec de sérieuses réserves dans le cours de son exposé, nous mentionnerons pour conclure deux termes qui pourraient, une fois développés, s’avérer d’une importance-clé dans l’élucidation du mystère pyrobate : concentration de la pensée et « augmentation de la conscience ».

Joël ANDRÉ