Jacques Castermane
La maturation humaine

Tout le travail que j’ai pu faire auprès de Dürckheim pendant plus de vingt ans, il l’intitulait lui-même « un chemin de maturation humaine ». Je trouvais très intéressant de mettre en relation toute cette dimension de la spiritualité avec celle de l’homme. On peut observer aujourd’hui dans notre monde moderne qu’il y a beaucoup d’adultes, mais très peu de maturité et que la grande névrose qui touche l’Occident, c’est l’expression de ce manque de maturité. Beaucoup de parents, d’adultes ont un souvenir de ce qu’on appelle l’éclat de l’enfance, cet éclat lumineux. Et si l’on observe l’enfant, on pourrait dire que, à la différence de l’adulte que nous sommes, ce jeune être baigne encore dans le Grand Tout. Il est encore dans une vie un peu indifférenciée. Il baigne encore dans l’être. Et au fond, la grande souffrance de l’homme, c’est celle dont parle le bouddhisme aussi, c’est cette séparation de l’être. Ce que l’on appelle le chemin de maturation, c’est, peut-être, tout au fond, de retrouver cette unité avec l’être à l’autre bout de l’existence.

(Extrait du livre épuisé de Colette Chabot « A moitié Sage », édition Quebecor 1997 et qui avait pour base des interviews de la télévision communautaire de Montréal)

Présentation de Placide Gaboury

C’est un grand bonheur de rencontrer Jacques Castermane et de vous le présenter. J’ai toujours admiré cet homme que je considère comme pleinement éveillé, ce qui revient à dire pour moi qu’il est pleinement humain. De lui, émane une maturité et une grande bonté. J’ai trouvé ça d’abord dans ses textes et à la suite de notre rencontre, je sais que les textes sont pleinement accordés à l’homme. Jacques Castermane est l’héritier spirituel de Karlfried Graf Dürckheim, qui fut un pionnier en Europe sur la voie de la maturation humaine.

Le travail proposé au Centre Dürckheim, que vous dirigez en France, est en quelque sorte un processus de maturation. Quel lien y a-t-il entre « l’enfant spirituel » et la maturation humaine?

Tout le travail que j’ai pu faire auprès de Dürckheim pendant plus de vingt ans, il l’intitulait lui-même « un chemin de maturation humaine ». Je trouvais très intéressant de mettre en relation toute cette dimension de la spiritualité avec celle de l’homme. On peut observer aujourd’hui dans notre monde moderne qu’il y a beaucoup d’adultes, mais très peu de maturité et que la grande névrose qui touche l’Occident, c’est l’expression de ce manque de maturité. Beaucoup de parents, d’adultes ont un souvenir de ce qu’on appelle l’éclat de l’enfance, cet éclat lumineux. Et si l’on observe l’enfant, on pourrait dire que, à la différence de l’adulte que nous sommes, ce jeune être baigne encore dans le Grand Tout. Il est encore dans une vie un peu indifférenciée. Il baigne encore dans l’être. Et au fond, la grande souffrance de l’homme, c’est celle dont parle le bouddhisme aussi, c’est cette séparation de l’être. Ce que l’on appelle le chemin de maturation, c’est, peut-être, tout au fond, de retrouver cette unité avec l’être à l’autre bout de l’existence.

Pensez-vous qu’il soit nécessaire de passer par le retrait, de sortir de cette identification avec la totalité? Est-ce nécessaire, inévitable?

Je crois que c’est inévitable. Ce que, dans notre tradition chrétienne, on appelle le péché originel, on ne peut pas l’éviter. Mais ce péché originel n’a pas existé, une fois, il y a très longtemps. C’est ce que chaque enfant qui naît aujourd’hui vivra à son tour, qu’il soit né en Occident ou en Orient. Éventuellement, il sera coupé de l’être.

Selon vous, c’est quelque chose d’universel et non pas quelque chose de culturel?

C’est au-delà de la culture, c’est tout à fait ontologique. Dürckheim nous demandait de travailler sur le souvenir et rares sont les adultes qui se souviennent vraiment, mais chacun de nous s’est posé pour la première fois une question définitive et décisive: « Qu’est-ce que c’est ça? » Alors, c’est difficile avec notre intelligence de se dire: « Tiens! mais j’ai vécu avant cette question ». Et pourtant, au berceau ou dans nos bras, il y a là un être humain très vivant, mais qui vit cette vie humaine, qui la commence en tout cas sans s’être encore posé cette question: « Qu’est-ce que c’est ça? » Et « ça », c’est la grande déchirure telle quelle est représentée aussi dans le signe du Tao où l’on voit un cercle qui est déchiré, et dès le moment où l’enfant se pose cette question, d’un coté de la déchirure il y a « moi », et de l’autre, il y a « ça ». Donc, c’est la première conscience du moi et de l’objet qui n’est pas moi. Et c’est là que tout être se coupe de la totalité, de l’absolu, du Grand Un. Et en même temps, c’est nécessaire, autrement l’homme ne va pas devenir l’homme.

Sur le plan existentiel, vous aviez parfaitement réussi. Vous étiez un homme dont on pouvait dire, selon les valeurs sociales, familiales et professionnelles: « Il a vraiment tout pour être heureux ». Pourtant, dans vos livres, on sent qu’en dépit du succès, de la réussite personnelle, il y avait encore une profonde insatisfaction. Et vous écrivez que votre rencontre avec Dürckheim a été déterminante, fatale. Que cherchiez-vous donc depuis autant d’années pour qu’une rencontre vous oriente tout autrement?

Vous me ramenez en arrière. J’ai commencé ma vie en étant malade. Je peux dire que, depuis ma naissance jusqu’à l’âge de sept ans, j’ai été malade. De sorte que l’homme le plus proche de moi, c’était le médecin de famille. C’est avec lui que j’avais le plus de contacts. Je me rappelle encore, il me prenait sur ses genoux quand il venait faire les visites très fréquentes, et je crois que c’est à partir de là que j’ai ressenti le besoin de devenir fort. Ayant été si fragile pendant les premières années de la vie, j’avais besoin de devenir fort. Cette force, je l’ai naturellement cherchée sur le plan physique, par la pratique des sports, mais c’était aussi la force dans l’avoir. Et chacun de nous se laisse piéger en se disant: « Je vais trouver confiance en moi à partir de ce que j’ai ». Donc, je voulais beaucoup et je voulais une grande réussite.

L’avez-vous obtenue?

Oui! A la fin de mes études universitaires, j’ai ouvert un cabinet de physiothérapie. Pour bien marquer la différence, je changeais de voiture chaque année. Naturellement, il fallait une couleur différente â chaque voiture afin que les voisins remarquent la différence, le succès. Pendant un moment, j’ai cru que le sens de mon existence était là. En réalité, les jours passaient et je ne trouvais pas ce sens.

« Cet homme est ce qu’il dit! »

Diriez-vous qu’il y avait en vous une question plus profonde que celle de la réussite professionnelle et financière?

Il y avait une question quant au sens, oui, mais je ne pouvais même pas définir ce que le mot voulait dire. Je n’étais, en tout cas, pas satisfait de ce que je vivais quotidiennement. Ni de ce que m’avait apporté l’éducation religieuse catholique à laquelle j’avais été soumis et même insoumis, puisque éventuellement, j’ai laissé cette éducation pour un milieu antidogmatique. A l’Université de Bruxelles, tout reposait sur l’examen, sur l’expérience scientifique. C’était passionnant! J’éprouvais beaucoup de joie et d’intérêt pour la découverte, mais je ne trouvais pas le sens. Il est vrai que j’ai eu l’impression, non pas de comprendre le sens, mais de rencontrer le sens le jour même où j’ai rencontré Karlfried Graf Dürckheim.

Vous dites de lui dans un de vos ouvrages: « J’ai eu le sentiment qu’il était ce qu’il disait ».

Oui, c’est tout à fait juste! C’est une phrase qui me reste en mémoire. La Société Teilhard de Chardin, qui est très vivante en Belgique, avait organisé un colloque sur le thème de L’essentiel où plusieurs personnalités étaient réunies et parmi celles-là Dürckheim, dont j’avais seulement lu un livre, Le Hara. C’est ce qui m’avait incité d’ailleurs à aller l’entendre. Chacun avait eu l’occasion d’exposer un peu comment il voyait l’essentiel dans le quotidien, et très vite, j’ai été attiré par cet homme plus que par les autres invités. Je me demandais d’ailleurs ce qui le différenciait des autres, ce qui en lui m’attirait autant. Tous parlaient avec science, avec rigueur. Et c’est là que m’est venue cette réponse: « Cet homme est ce qu’il dit ». J’avais aussi rencontré à l’université des hommes et des femmes qui savaient ce qu’ils savaient, mais c’était la première fois que je trouvais cette adéquation entre le savoir et l’être.

Ne trouvez-vous pas étonnant que vous ayez probablement été la seule personne dans l’auditoire à avoir été saisie de cette façon par cet homme-là?

Je ne sais pas du tout si j’ai été le seul. Ce serait peut-être un peu prétentieux!

C’est difficile de savoir, en effet, si vous avez été le seul. Cependant, ce qui est certain, c’est que cette rencontre vous a définitivement marqué?

Il s’est passé quelque chose d’étonnant. Ce colloque durait deux jours. J’étais un peu timide et je n’aimais pas m’approcher des conférenciers pour leur parler. J’étais resté debout près de ma chaise, au deuxième rang de l’assistance, et c’est Dürckheim lui-même qui est venu vers moi. Il m’a tendu la main et m’a: dit: « Je suis très heureux de la façon dont vous m’avez écouté et j’aimerais vous revoir » J’étais stupéfait! Généralement, c’est l’auditeur qui félicite le conférencier, et voilà que cela se passait exactement à l’inverse. Il m’a demandé mon adresse. Je la lui ai donnée. Trois mois plus tard, il m’écrivait pour m’inviter à son centre en Allemagne.

Diriez-vous que c’est la qualité de votre écoute qui a fait sortir le maître?

Certains appelleraient cela le hasard, et moi, j’écrirais d-e-s-t-i-n, destin.

Pourriez-vous nous présenter dans vos mots celui qu’on surnomme le Vieux Sage de la Forêt-Noire?

Oui. En quelques mots, je dirais que Dürckheim a eu une vie à trois volets qu’on pourrait identifier comme le volet avant le Japon, puis une période de onze ans au Japon et enfin son retour en Europe après le Japon. Avant le Japon, c’était un homme de l’aristocratie allemande. En effet, les Von Dürckheim sont connus depuis le XIIe siècle. Ses arrière-grands-parents étaient encore attachés à la personne de l’empereur, du roi de Bavière et les femmes, à l’impératrice. Il avait fait des études universitaires en psychologie et en philosophie.

Savez-vous à quel moment il a enlevé la particule de noblesse rattachée à son nom?

Après la guerre, c’est une particule dont il a pu lâcher prise.

« J’aimerais que vous travailliez en mon nom »

Vous êtes l’héritier spirituel de Dürckheim qui a été un précurseur de tout le mouvement de rencontre entre l’Orient et l’Occident. Avant lui, peu d’Européens et même d’Américains connaissaient des mots comme zazen ou hara et leur signification plus profonde. Qu’est-ce que ça vous fait d’entendre dire comme cela: « Vous êtes l’héritier spirituel de Dürckheim »?

C’est un aspect des choses auquel je ne pense pas vraiment, ou en tout cas pas souvent. Je me souviens de cette visite que je lui ai faite en Forêt-Noire, alors que j’habitais en France. Il avait déjà 80 ans et il était malade. Au cours de notre conversation, il m’a dit: « J’aimerais que vous travailliez en mon nom ». Je ne m’y attendais absolument pas. C’était comme une douche froide qu’on ramasse ainsi sur le crâne. J’étais tellement surpris que je lui ai dit: « Mais vous me faites là un cadeau empoisonné ». Il a éclaté de rire — ¬l’humour du maître est toujours présent — et il m’a dit: « Pourquoi? » J’ai répondu: « Parce que j’ai l’impression que je ne le mériterai jamais, et que j’en serai toujours responsable jusqu’à la fin de ma vie ». C’est un héritage, oui, mais en même temps, cela me donne la chance de poursuivre moi-même ce chemin de maturation.

« Deviens qui tu es »

Dans l’enseignement de Dürckheim, dans le vôtre aussi, il est question d’un chemin de maturation. On sent qu’il s’agit d’un processus vivant plutôt que d’un état à atteindre. On a l’impression que votre enseignement fait en sorte que l’être humain accepte sa totalité. Dans les livres de votre maître, il est autant question du corps physique, de la psychologie que de l’être. Aucun aspect de la vie humaine ne semble être privilégié au détriment d’un autre. J’aimerais que vous nous parliez un peu de l’enseignement de Dürckheim qui est le vôtre.

Ici, il faut éviter une confusion qui est fréquente en Occident: c’est la confusion entre construction et maturation. En Occident, la plupart des gens ont un idéal qui concerne l’homme. Cet idéal peut venir de l’extérieur, de l’éducation, d’une tradition, comme il peut venir de soi-même. On a un but et l’on se dit: « Il faudrait bien que je corresponde à cet idéal que je me suis fixé ou que je veux me fixer ». Pour y correspondre, il va falloir que je construise quelqu’un, moi-même. À coups d’exercices, de discipline, on va essayer petit à petit de construire cet idéal un peu comme monsieur Eiffel à Paris a construit la tour Eiffel. Et on n’y arrivera jamais. L’homme ne peut pas construire son idéal. Ce ne sera jamais qu’un échafaudage qui s’écroulera à la première tempête qui surviendra dans sa vie de tous les jours. Un conflit sentimental, familial ou professionnel viendra remettre en question tout l’échafaudage, tout l’idéal bâti. Le chemin proposé par le Centre Dürckheim, et que je propose à ceux que j’ai la chance de rencontrer, n’est pas une construction. Je ne fixe pas de but à ceux qui viennent me rencontrer, pas plus que je ne leur fournis un idéal à atteindre. Tout ce que je peux leur dire, c’est: « Deviens qui tu es ». Alors ils posent la question: « Mais qui suis-je? » Je réponds: « Je n’en sais rien, mais deviens-le. C’est-à-dire, ne t’empêche plus de devenir qui tu es ». Et c’est plutôt sur le plan du lâcher-prise de tous les obstacles qui nous empêchent d’être que le travail se fait. Vous avez raison, dans cette perspective, le corps ne peut être négligé.

Le corps que l’on est

Avez-vous l’impression que les gens qui entreprennent une démarche spirituelle ou qui disent en avoir une ont tendance à nier la matière et même le corps?

Oui! Depuis 1650, nous sommes conditionnés à la division entre corps, âme et esprit. Très souvent, je donne cet exemple à ceux qui travaillent avec moi: si vous regardez la glace, l’eau et la vapeur, vous avez bien sûr trois corps différents. Si vous en faites la photographie, la glace n’est pas de l’eau, l’eau n’est pas de la vapeur, mais au fond, est-ce que l’eau ce n’est pas encore de la glace? Est-ce que l’eau, ce n’est pas déjà de la vapeur? Et quand on parle aujourd’hui de cette division entre corps, âme et esprit, on doit en même temps sentir cette unité sous-jacente; on ne peut plus séparer les trois. Et ce n’est pas plus oriental qu’occidental, cette non-séparation. Je lisais récemment un très beau livre écrit par sainte Thérèse d’Avila, et à la question: « Quelle est la différence entre l’âme et l’esprit? » posée par l’une de ses sœurs, sainte Thérèse répondait: « L’esprit est au bout de l’âme. C’est la même chose, mais c’est tellement différent qu’il faut l’appeler autrement ». Je dépose le livre en me disant: « Mais elle n’a fait que la moitié du chemin. Il faudrait pouvoir dire aussi quelle est la différence entre l’âme et le corps. Le corps est au bout de l’âme. C’est la même chose, mais c’est tellement différent qu’on l’appelle autrement ». Dürckheim nous a éveillés à cette dimension de ce qu’il appelait « le corps que l’on est », qui représente la totalité de la personne et qui n’est pas seulement le corps physique, opposé à l’âme, opposé à l’esprit tel que nous l’entendons habituellement. Les exercices que je propose touchent le corps que l’homme est, et non pas le corps que l’on a, comme on l’approche dans la gymnastique ou les sports.

D’ailleurs, votre épouse Christina, qui travaille au Centre Dürckheim, enseigne le taï chi qui est la forme en mouvement de zazen, ou l’assise silencieuse.

En effet, et le tai chi n’est pas une « chinoiserie » qui s’adresse à l’Occidental. Pas plus que les arts martiaux, la pratique du tir à l’arc, le zazen, l’assise en silence seraient des « japonaiseries ». C’est un exercice qui s’adresse à l’homme, qu’il soit né en Orient ou en Occident. Celui ou celle qui envisage un chemin de maturation doit prendre au sérieux trois facteurs. Un de ces facteurs, c’est l’ombre; c’est-à-dire tout ce qui me sépare de cette réalité profonde de moi-même, aussi de cette lumière que je suis. Un autre facteur, c’est l’exercice. L’homme ne peut pas envisager une transformation de sa réalité s’il ne passe pas par un travail sur le corps qu’il est. On peut faire du body building, on peut faire d’autres gymnastiques sans encore se transformer en tant que personne. Mais la reconnaissance de la personne, la réalité de la personne passe nécessairement par une transformation du corps. Je donnerai un exemple qui risque de toucher beaucoup de personnes puisque plusieurs de nos contemporains se plaignent de maux de dos, de maux aux épaules. Or les médecins et combien d’autres thérapeutes font fortune avec les douleurs du dos et des épaules. On se rend chez le médecin et on dit: « Soulagez-moi. J’ai mal là ». Les analgésiques et les massages vous soulagent toujours un peu. Mais vous sortez du cabinet et juste avant d’entrer dans votre voiture, un chat noir ou un écureuil passe devant votre voiture et vous êtes de nouveau crispé comme avant. C’est la vision scientifique, moderne de soigner tel ou tel groupe musculaire. Qui se rend compte que cette douleur dans le dos ou les épaules est en réalité l’expression d’un état d’être sur le qui-vive? un état de stress? L’homme manque de confiance et l’expression de ce manque de confiance, c’est cette tension dans le dos ou les épaules. Cette tension est pourtant l’expression d’un état d’être de toute la personne. Je ne suis pas en confiance dans la vie. Le taï chi et le tir à l’arc sont des exercices qui touchent l’homme entier pour le reconduire à cet état de confiance. Il n’y a pas si longtemps encore, on ne faisait pas de distinction entre le mot « foi » et le mot « confiance ». Le troisième facteur est l’assise silencieuse. C’est une façon de s’exercer à devenir ce que l’on est.

Dans votre livre Le centre de l’être, vous écrivez: « Le mystère ne s’ouvre qu’à celui qui a le courage d’un réalisme empirique ». Que voulez-vous dire?

Puisqu’il s’agit d’un chemin qu’on qualifie de spirituel, il s’agit de respecter un réalisme spirituel. Une spiritualité réaliste repose sur l’expérience plutôt que sur des croyances. Il y a une religiosité qui est basée sur ce qu’on appelle la foi, et tout notre Occident chrétien repose sur ce pilier de la foi face auquel l’Occident s’est dressé aussi sur un autre pilier, celui de la science. La foi repose sur la révélation surnaturelle, alors que la science repose sur l’expérience matérielle, d’où une contradiction et beaucoup de frottement jusqu’à notre époque. L’Orient ne s’est pas élevé sur ces deux piliers. Un Oriental, encore aujourd’hui, n’imagine pas une seconde que les expériences scientifiques vont éclairer le vrai sens de son existence. L’Oriental n’a pas, non plus, une religiosité qui repose sur la foi comme nous l’entendons. Il y a un troisième pilier en Orient, c’est celui de la révélation expérimentale, ou de l’expérience révélatrice de l’être transcendant. C’est sans doute ce qui attire autant de gens aujourd’hui vers les pratiques orientales. C’est ce réalisme spirituel où il ne s’agit plus « de croire à », mais bien « de sentir que… ». Dürckheim, lui, intervient avec ce qu’il appelle « l’expérience de l’être », qui est vraiment le fondement de son enseignement.

Qu’est-ce qui favorise une expérience de la transcendance?

Votre question me rappelle un moment difficile dans ma rencontre avec Dürckheim. C’était ma deuxième leçon (on appelait cela « leçon », cette rencontre d’une heure avec lui) et il tendit l’index vers moi en demandant: « Quand avez-vous vécu pour la dernière fois une expérience mystique? »
Je me suis dit: « Bon Dieu, c’est terrible, qu’est-ce qu’il veut dire? ». Des mystiques, je ne connaissais rien, si ce n’était que j’avais entendu parler de saint Jean de la Croix et de Maître Eckhart. Je ne voyais pas ce que j’avais en commun avec eux. De plus, j’avais le détour de l’éducation religieuse, qui était presque un dressage religieux, et voilà qu’il me semblait revenir avec ces vieilles histoires. J’étais presque déçu. Ce n’est que plus tard que j’ai compris que Dürckheim envisageait l’expérience mystique dans la réalité de notre vie quotidienne.
Il y a quatre champs privilégiés de notre vie de tous les jours qui favorisent une telle expérience mystique. Et puisque nous sommes ici, au Québec, je donnerai d’abord l’exemple de la nature. La grande nature est le lieu de l’expérience mystique. Qu’est-ce que cela veut dire? Hier; il y avait un coucher de soleil extraordinaire sur le lac. Qui ne s’est pas arrêté, un soir, quand le soleil se couche? Pourquoi? On a envie de hausser les épaules en disant: « Mais parce que c’est beau! » Mais qu’est-ce que ça veut dire « beau »? Regardez les nuages, regardez le lac, regardez la forêt, la montagne. Cela, ce n’est que la moitié des choses. Si je dis: « C’est beau », ce n’est pas seulement parce que cet ensemble objectif mérite cette épithète, mais parce que tout un mouvement intérieur s’est opéré en moi. Ces objets avec lesquels je suis en contact nous transforment en tant que sujets. Alors, cela peut devenir magnifique. Peut aussi arriver ce moment où les superlatifs, où tous les mots se taisent devant ce que je ressens. Et qu’est-ce que je ressens? Une immense plénitude. D’autres diront: « Je crois que je me suis senti en ordre comme jamais encore dans ma vie, à ce moment-là ». Et un troisième vous dira: « Je comprends très bien les deux autres, mais cc qui m’a touché, c’est de me sentir en unité avec le tout. J’étais un avec le soleil, un avec la nature et un en moi-même comme jamais ». Et ce sont les trois qualités que toutes les traditions religieuses ont toujours attribuées à leurs dieux: plénitude, ordre et unité. Dans la tradition chrétienne, cela devient la puissance du divin, la perfection du divin et la bonté du divin. C’est ce que Dürckheim souligne: nous devons prendre au sérieux ces expériences sur le plan naturel qui nous permettent de devenir Conscience du surnaturel. Et c’est cela, son réalisme spirituel.

Être très incarné dans les choses qui arrivent, comme cela, dans un instant?

Oui, ce sont des instants privilégiés de l’existence.

On ne peut ni les prévoir ni les planifier, pas plus qu’il ne faut tenter de les reproduire?

Non, on ne peut pas. Cela nous tombe dessus, cela nous porte, cela nous prend, on les accueille. Pour d’autres, cette expérience d’unité viendra de la musique ou de la rencontre amoureuse, de l’érotisme. Il y a là tant d’occasions de voir la transcendance se révéler sur le plan naturel.

Dans un de vos livres, vous écrivez que « en Dürckheim, vous avez rencontré un témoin du sens et non pas un missionnaire du sens ». Quelle différence faites-vous entre l’un et l’autre?

C’est sans doute ce qui nous manque le plus, aujourd’hui, des témoins du sens. Parce que des missionnaires, on n’en manque pas! Ce que je voulais dire par là, c’est que Dürckheim avait incarné dans sa façon d’être là, ses valeurs spirituelles, et qu’il en témoignait. Et au fond, elles sont très simples. À la fin de sa vie, il me disait: « J’ai l’impression qu’après avoir rencontré tant d’hommes et de femmes quotidiennement pendant plus de 40 ans, ce qui manque le plus à l’homme et à la femme d’aujourd’hui, c’est le calme intérieur, la sérénité et la joie de vivre ». Eh bien! voilà trois qualités qui s’enracinent dans l’être profond, trois qualités qui s’éveillent à partir de cette transcendance intérieure que nous sommes! Vous ne pouvez pas acheter ces qualités en pharmacie et vous ne pouvez pas les construire avec des exercices. Mais ce sont les qualités qui ont été attribuées aux sages de toutes les traditions et à toutes les époques de l’histoire de l’humanité.

En somme, ces qualités font partie intégrante de l’être?

L’homme peut s’y ouvrir, il ne peut pas les mettre en place lui-même.

Parlez-nous de la simplicité…

Je crois que c’est en prenant au sérieux le tout simple que se révèle ce qui, pour l’homme, est le plus important. C’est encore une expérience que j’ai pu vivre avec Dürckheim; c’est une leçon qui m’a semblé très chère. J’étais assis devant lui et il m’a dit: « Voilà une rose — il avait toujours une rose sur son bureau — eh bien! commencez par regarder cette rose ». J’ai regardé la rose, mais après 10 secondes je l’ai regardé, lui, en disant: « Elle est très belle ». Il a dit: « Non, non, non, il ne s’agit pas de cela. Regardez la rose longtemps ». Bien, puisqu’il m’avait dit « longtemps », je suis resté là avec, de temps en temps, l’œil qui partait vers la gauche pour regarder s’il était toujours là, et je suis resté devant cette rose, tout simplement devant cette rose, pendant peut-être dix minutes ou un quart d’heure. Je suis passé par tous les états d’âme que l’homme peut envisager rencontrer dans une existence: la beauté, mais aussi le non-sens où, tout à coup, je m’entendais dire: « Mon Dieu, pour 80 marks, c’est quand même cher aujourd’hui ». Mais ce qui est étonnant, c’est qu’après trente ou quarante minutes, je n’avais plus l’impression de regarder la rose. J’avais plutôt l’impression que c’était la rose qui me regardait. Et tout à coup, à travers ce qui était, là, visible, c’est l’invisible qui est apparu. C’est dans cette simplicité que l’homme rencontre les valeurs les plus profondes qui lui ont permis de toucher, pendant son existence, cet exercice de la simplicité.

Ça veut dire qu’il faut prendre le temps d’écouter, de juste se laisser exister, de ne pas agir, de ne rien faire de spécial.

C’est ça. Je crois que, pour ne pas rester dans la terminologie japonaise, on pourrait remplacer le mot « zazen » par « être à l’écoute », tout simplement être là, à l’écoute, rien de plus.

Comment définissez-vous la méditation?

D’une phrase très simple: c’est être là, tranquillement assis, sans rien faire. C’est cela qui est tellement difficile pour l’Occidental, qui s’imagine que s’il ne fait rien, rien ne va se passer. Je demande souvent: « Est-ce que vous avez un enfant? », et la plupart du temps, ces gens me répondent oui, ou alors ils ont un neveu ou une nièce. Je dis alors: « Est-ce que vous croyez que la maman de cet enfant a fait cet enfant? Elle l’a attendu et cela rejoint cette grande phrase de Lao Tseu: « Si tu ne fais rien, il n’est rien qui ne se fasse » ». Je crois que c’est à travers l’expérience que chacun de nous peut devenir « conscience » de cette réalité. La vraie transformation se fait dans la mesure où je laisse l’être me transformer. Il n’y a rien à faire. Mais il faut pour cela beaucoup de courage. Il faut pour cela beaucoup de patience. Ce n’est pas une méthode rapide.

Quels sont les critères d’une expérience authentique?

Le plus important est sans doute qu’elle conduit l’homme à l’exigence qu’il doit maintenant devenir celui qui s’est révélé dans cette expérience. Je connaissais déjà Dürckheim depuis une quinzaine d’années lorsque j’ai eu la chance de vivre un moment un peu différent, assez fort. Je me réjouissais d’aller le revoir pour lui raconter mon expérience. L’ego est également assez fort après ces moments-là pour vouloir un diplôme! Je me retrouve donc devant Dürckheim avec un peu d’impatience pour les salutations d’usage et puis je fonce dans le récit de mon expérience. Il demeure là, impassible. J’espérais une médaille ou, tout au moins, un certain réconfort alors qu’il restait là à me regarder sans bouger pendant un si long moment que j’en éprouvai de la gêne. Puis, il me dit: « Mon cher Jacques, une expérience ce n’est encore rien! » Et dans ce rien, je sentis mes os trembler. Puis, il ajouta: « C’est magnifique. Tu t’es senti dans une grande tranquillité. Tu t’es senti dans une grande force. Très bien, mais alors demande-toi ce que tu dois faire pour devenir cet homme tranquille. Tu t’es senti serein. Pour toi, la vie a eu un sens pendant dix minutes, un jour, deux jours. Très bien, mais alors demande-toi ce que tu dois faire pour devenir cet homme-là. Tu as ressenti une grande unité. Très bien. Mais qu’est-ce que tu dois faire pour retrouver cette paix intérieure? ». Je crois que c’est cela, le premier critère de l’expérience. C’est qu’elle oblige à un travail sur soi-même pour devenir quelqu’un de différent, celui qui s’est révélé le temps de l’expérience.

Au début de l’émission, Placide Gaboury vous a présenté comme étant un « éveillé » et vous avez plutôt bien survécu. Pourtant, dans votre dernier livre, vous citez Dürckheim quand il dit: « L’éveil ne fait pas un éveillé ». Voulez-vous préciser ce qu’il voulait dire?

Oui, j’ai d’abord compris que Placide voulait dire que je n’étais pas endormi, et j’en suis ravi. Je crois qu’il ne s’agit pas tant de devenir un « éveillé » que de rester sur le chemin qui éveille. Et c’est le chemin de l’exercice.

Considérez-vous Dürckheim comme un maitre zen ou comme un maitre chrétien?

Est-ce que vous me permettez de le laisser répondre à cette question qui lui a été posée souvent? Quand on lui disait: « Mais votre travail est bouddhique puisque vous proposez le zazen, l’assise en silence. Vous parlez aussi de la vraie nature de l’homme ». Dürckheim répondait toujours: « Non, mon travail n’est pas bouddhique ». Mais après un moment, il ajoutait: « Mais il n’est pas non plus non bouddhique ». « Mais alors, disait quelqu’un, votre travail est chrétien, puisque vous parlez de Maître Eckhart ». « Non, disait-il, mon travail n’est pas chrétien, mais il n’est pas non plus non chrétien ». Et je crois qu’il avait raison de répondre ainsi. Il ne voulait pas se sentir enfermé dans une tradition particulière. Ce qui l’intéressait se situait au-delà de toute tradition, parce que la transcendance, c’est le berceau de toutes les religions, mais la transcendance n’appartient à aucune religion. Ce qui importait, pour lui, c’est peut-être ce qui caractérise cette nouvelle ère dans laquelle nous entrons, l’ère du Verseau. C’est l’expérience de la transcendance immanente, que toute religion devrait éveiller, mais dans laquelle elle ne peut pas nous enfermer.

Deshimaru, J. Castermane & R. Linnsen