Jacques Brosse
La mort cette inconnue

La mort redevient tout simplement l’exacte résultante de toute notre vie, nous mourons comme nous avons vécu. Et l’on sait que le bouddhisme fait l’économie d’un juge extérieur qui absout ou condamne, qui récompense ou qui punit ; il n’y a pas d’autre juge que nous-mêmes qui décidons de notre destin, pendant cette vie, mais aussi après la mort…

(Revue Question De. No 36. Mai-Juin 1980)

Aussi présomptueuse que naïve, notre civilisation prétend escamoter la mort. Elle était presque parvenue à nous faire croire qu’un jour enfin la science en viendrait à bout, qu’elle réussirait, sinon à l’éliminer tout à fait, du moins à en reculer indéfiniment les bornes. Un tel illusionnisme, avec les faux espoirs qu’il engendre, ne peut évidemment conduire qu’à des résultats aberrants, ceux dont nous sommes aujourd’hui les témoins, chacun, ou presque, étant prêt à échanger sa mort naturelle qui aurait pu être paisible, au sein d’un entourage familier contre un supplice interminable dans l’anonymat d’un hôpital, où il ne sera plus qu’un cobaye, un survivant provisoire, désarmé et déchu.

Niée, rejetée, oubliée, la mort est pourtant là, inéluctable, d’autant plus présente que les enseignements traditionnels, sapés par la science, se sont finalement effondrés. La mort n’est plus aujourd’hui que la fin absurde d’une vie dénuée de sens.

Ayant participé en décembre 1979 au colloque tenu à Paris sur ce thème par l’Alliance mondiale des religions, je fus surpris par la gêne, par les constantes dérobades des représentants des églises chrétiennes. Il était clair qu’ils n’avaient plus rien à dire, aucun d’entre eux ne pouvant proposer une réponse claire et rationnellement acceptable à l’angoisse contemporaine. Le seul participant au colloque qui aborda réellement le problème fut, significativement, un médecin spécialisé dans les recherches thanatologiques ; lui au moins pouvait exposer ce que la science venait de découvrir au sujet des états intermédiaires entre vie et mort, qui font l’objet de recherches actuelles. Mais comment expliquer cette carence des officiels chrétiens ? Sinon par le progressif durcissement d’un dualisme, qui, avec le cartésianisme triomphant est devenu radical et figé, dualisme selon lequel il y a d’un côté la matière, de l’autre l’esprit, le corps et l’âme, la vie et la mort ; la rigidité de ce mode mental interdisant par elle-même toute possibilité de solution.

Le rêve d’immortalité

La situation ainsi créée est devenue à ce point insupportable, si bien qu’il fallait de toute urgence lui porter remède, sans pour autant retomber dans les affirmations invérifiables, les dogmes surannés. Autrement dit, c’est à la science elle-même qu’il appartenait de réexaminer une question qu’elle avait peut-être trop rapidement tranchée. En 1975, fut publié aux Etats-Unis un livre qui fit dans ce domaine l’effet d’une bombe, Life after Life du médecin américain Raymond A. Moody. L’auteur y rassemblait plus de 150 témoignages de patients ayant été considérés comme cliniquement morts, le cœur étant arrêté depuis plusieurs minutes, les courants cérébraux ayant cessé d’être mesurables. Au retour de cette plongée, la plupart d’entre eux rapportèrent avoir entendu le médecin déclarer qu’ils étaient morts ; il leur avait semblé être environnés d’un bourdonnement bruyant, tandis qu’ils traversaient un tunnel étroit et sombre, au bout duquel ils avaient eu la sensation de se trouver hors de leur corps, s’éprouvant alors comme délivrés de leur poids, dématérialisés et néanmoins capables d’observer tout ce qui se passait autour de ce cadavre qu’ils venaient d’abandonner. Dans une éclatante lumière, les témoins avaient rencontré des êtres immatériels amicaux, protecteurs, venus les accueillir. Enfin, les actes de leur vie leur étaient apparus spontanément sous un nouvel éclairage. Cette expérience de la mort se terminait presque toujours par une prise de conscience, celle de n’être pas mûr pour ce qui allait suivre, celle de n’avoir pas été préparé à de telles rencontres. Un peu à la manière des photographes scientifiques soviétiques qui, il y a quelques années, avaient photographié sur des corps vivants d’incompréhensibles circuits, dont on ne découvrit que beaucoup plus tard qu’il ne pouvait s’agir que du réseau qu’utilisait depuis longtemps l’acupuncture, mais qui n’était pas jusqu’alors reconnu comme « scientifique ». Les sensations des patients du Dr Moddy concordaient de manière surprenante avec les phénomènes exposés dans le Bardo Thödol, le Livre des morts tibétains, qu’ils ignoraient totalement.

Depuis lors, a fleuri sur ce sujet toute une littérature, pas toujours de bon aloi, car la crédulité née de l’angoisse, le manque de sens critique, le goût du sensationnel peuvent entraîner dans ce domaine à tous les excès. De cette masse émergent cependant quelques ouvrages sûrs, dans la mesure où ils rattachent, ainsi que cela s’était spontanément réalisé avec les témoins de Moody, de telles expériences aux connaissances traditionnelles. Nous nous contenterons ici de mentionner deux d’entre eux qui nous semblent les plus significatifs sous ce rapport : Renaître après la mort (Editions Robert Laffont) de J.F. Crolard, bref exposé, solidement appuyé sur les textes fondamentaux, des croyances relatives à la réincarnation et surtout La Mort est une autre naissance (Editions Seghers), ouvrage collectif présentant les enseignements des principales religions, formulés par leurs représentants les plus autorisés. A côté de ces deux titres, il ne faut pas oublier l’un des ouvrages les plus importants, sinon des mieux connus de la grande Alexandra David-Neel, Immortalité et réincarnation (éditions du Rocher), où, parvenue elle-même au seuil de la mort — elle avait alors 93 ans —, la Dame Lama, qui, comme chacun sait, ne s’en laissait pas conter, rassembla les enseignements qu’elle avait recueillis de vive voix en Inde, en Chine et surtout au Tibet, non seulement sur les doctrines, mais aussi sur les pratiques, ainsi qu’elle l’indique dans le sous-titre de son livre.

Livre des morts ou Guide des vivants ?

Toutes ces enquêtes, toutes ces recherches convergent vers un point, le Tibet, car nulle part sans doute celles-ci n’ont été aussi poussées, menées avec tant de constance, et ce de temps immémorial. Rien de morbide d’ailleurs dans cette curiosité, inspirée simplement par la nécessité de vivre au mieux cet instant ultime, où se rassemble toute l’existence, où se prépare l’avenir. De ce fait, et grâce à un facteur que nous ignorons, la pratique assidue de la méditation, le Tibet se trouve avoir sur nous dans le domaine de la psychologie des profondeurs une avance comparable à celle que nous avons acquise dans le secteur de la technique, avance qui avait déjà été reconnue par C.G. Jung, du fait que les développements anciens de la psychologie tibétaine venaient d’être rejoints et confirmés par l’analyse, toute récente en Occident, des couches si longtemps ignorées de la psyché humaine.

Les structures universelles de la conscience profonde, leur conditionnement par les archétypes sont en effet exposés dans bien des œuvres tibétaines, dont un très petit nombre seulement nous sont aujourd’hui accessibles. Ils sont en particulier mis en œuvre et à des fins pratiques dans le Bardo Thödol, appelé par son premier traducteur européen le Livre des morts tibétains, mais dont le titre exact est : « la Grande Libération par l’audition au cours du Bardo », le Bardo étant précisément cet état intermédiaire que certains médecins tentent aujourd’hui d’explorer.

Le Bardo Thödol fut découvert au Tibet par un chercheur anglais, le docteur W.Y. Evans-Wentz, qui en saisit immédiatement et la singularité et l’importance. Il en entreprit aussitôt la traduction avec l’aide d’un Lama tibétain, Kazi Dawa Sandup, qui connaissait l’anglais. Cette traduction fut publiée en 1927 en Angleterre et traduite en français en 1933 (chez Adrien Maisonneuve). A cette époque, on connaissait encore très mal le bouddhisme tibétain, aussi la publication d’Evans-Wentz suscita-t-elle un intérêt limité et beaucoup de scepticisme, chez les orientalistes qui mirent en doute l’authenticité de ce texte, et chez les lecteurs qui n’y virent pour la plupart qu’une curiosité exotique.

Les temps ont changé. Comme nous venons de le signaler, le développement de la psychologie permit de faire des rapprochements de plus en plus probants, de trouver dans le langage moderne des équivalents à certains concepts auparavant incompréhensibles. Une autre étape, moins connue, fut franchie lorsque, dans le vent de mysticisme soulevé par les premières expérimentations des produits modifiant profondément le fonctionnement du cerveau, certains pensèrent reconnaître dans les conditions de conscience artificiellement provoqués le fameux état intermédiaire. Ils purent même croire qu’ils avaient alors, tout en demeurant lucides, passé cette frontière. Or, pour se guider dans un tel « voyage », Aldous Huxley (Les Portes de la perception), puis Timothy Leary, Ralph Metzner et Richard Alpert (The Psyhedelic Experience. A Manual based on the Tibetan Book of the Dead, 1964) utilisèrent systématiquement le Bardo Thödol. Ce que l’on peut retenir de cette initiative sans lendemain, c’est le sentiment intensément ressenti par tous les expérimentateurs de s’être alors trouvés dans cet état intermédiaire et d’y avoir reconnu des processus psychiques que seul mentionnait le Livre des morts tibétain.

La grande libération

La version présentée en 1927 par Evans-Wentz, accompagnée d’une très longue introduction et d’innombrables notes, soit érudites, soit explicatives, pâtissait de son caractère prématuré. D’une part, Evans-Wentz se doutait que ce texte serait contesté par les uns et demeurerait fermé aux autres, aussi est-il obligé de multiplier des précautions qui nous semblent aujourd’hui inutiles et, d’autre part, bien qu’ayant reçu au Tibet les enseignements oraux correspondants, le traducteur se trouvait constamment gêné par des mots ou des concepts dont il n’existait alors aucun équivalent en Europe. C’est pourquoi revêt une telle importance la publication, presque simultanée en français, de deux nouvelles traductions de ce texte : le Livre des morts tibétain. La grande Libération par l’audition pendant le Bardo, avec un commentaire par Francesca Fremantle et Chogyam Trungpa (Courrier du Livre) et Bardo-Thodol. Le Livre tibétain des morts (Dervy-Livres), avec une préface et des commentaires du Lama Anagarika Govinda.

Rappelons que, bien que d’origine allemande et de culture européenne, Anagarika Govinda est un authentique lama tibétain, auteur des Fondements de la mystique tibétaine et du Chemin des nuages blancs (Albin Michel), qui comptent au nombre des ouvrages indispensables à qui veut non seulement connaître la pensée du Tibet, mais pénétrer jusqu’au cœur du bouddhisme tantrique. Le Lama Anagarika Govinda fut choisi autrefois par le Dr Evans-Wentz en tant que conseiller tibétain, après la mort de son premier collaborateur, le Lama Dawa Sandup, et chargé par lui de la révision de l’édition du Bardo Thödol. Quant à Chogyam Trungpa, c’est un maître éminent de l’ordre des Karyu-pa, qui dût quitter le Tibet lors de l’invasion chinoise. Après avoir étudié à Oxford, il enseigne aujourd’hui aux Etats-Unis. C’est donc un des très rares maîtres qui soit parfaitement informé de la culture et des besoins de l’Occident, ce qui rend particulièrement précieux ses ouvrages, en particulier Méditation et Action (Fayard) et Pratique de la voie tibétaine (Le Seuil). Chogyam Trungpa Rinpoché fut éduqué au Tibet dans la tradition du Bardo Thödol, alors, qu’âgé seulement de huit ans il était déjà abbé de plusieurs monastères. Dès cette époque, il se rendait quatre fois par semaine, guidé par ses tuteurs, au chevet des mourants et des morts afin de leur porter secours.

Avec deux des nouvelles traductions, nous bénéficions non seulement d’une parfaite connaissance de la théorie et des possibilités nouvelles de la présenter de façon accessible à des Occidentaux, mais aussi d’une longue pratique, ce qui fait d’ailleurs qu’il est difficile de choisir entre elles, chacun de ses ouvrages apportant dans son introduction et ses commentaires des données nouvelles, assurément convergentes, mais complémentaires. Je pense personnellement qu’il convient de les lire toutes les deux, si l’on veut pénétrer le sens profond de ce livre assurément essentiel [Voir aussi le chapitre consacré au bouddhisme tibétain par Sogyal Rinpoché dans la Mort est une autre naissance, qui est fondé essentiellement sur le Bardo Thödol].

Une première question se pose : d’où vient ce texte ? La tradition l’attribue à celui-même qui réussit à implanter définitivement au VIIIe siècle le bouddhisme tantrique au Tibet, à en faire la religion nationale, le grand Padmasambhava, appelé aussi Gourou Rinpoché, lequel fut considéré comme le Bouddha lui-même revenu sur terre afin de communiquer aux hommes les enseignements ésotériques devenus désormais nécessaires. C’est en somme assigner au Bardo Thödol la plus haute et la plus ancienne origine possible. Selon la tradition, ce texte fut caché, avec d’autres, lors des persécutions religieuses et ne fut redécouvert qu’au XIVe siècle. Les érudits européens en avaient donc un peu hâtivement conclu que le Bardo Thödol n’avait été composé qu’au XIVe siècle.

Guider le défunt

C’était là un point de vue tout extérieur et qui ne tenait aucun compte du mode de transmission de ces enseignements d’abord oraux. Par contre, les mêmes savants furent bien obligés d’admettre que l’ouvrage gardait la trace de très anciennes traditions, antérieures même à l’introduction du bouddhisme, au Tibet et qui se rattachaient à un courant archaïque de nature chamanique ; et, de ce fait, ils en arrivaient même à nier, paradoxalement, que le Livre des morts tibétain fut vraiment un ouvrage bouddhique. Toutes ces erreurs d’interprétation se sont aujourd’hui dissipées, elles ne provenaient que de l’habituelle présomption occidentale en face d’ouvrages appartenant à d’autres cultures, ainsi que d’une méconnaissance du bouddhisme tibétain heureusement révolue.

Une erreur plus grave, car il s’agit de l’essence même de ce livre, consistait à ne voir dans le Bardo Thödol qu’une sorte de formulaire devant être récité au chevet des mourants, puis des morts de manière à guider le défunt dans l’au-delà. C’était là ne tenir compte que de l’apparence, en oubliant ce sur quoi il est à plusieurs reprises insisté au début du texte. Le Bardo Thödol n’est que le rappel des enseignements préalablement reçus par le vivant.

Normalement, celui-ci s’est préparé tout au long de son existence à cet instant, et par les instructions communiquées par son maître spirituel et par sa méditation personnelle ; d’avance, il sait ce qui va se passer, il sait comment réagir. Dans cette perspective, il s’est entraîné progressivement au « transfert de conscience » qui lui permettra, le moment venu, avec l’aide des instances suprahumaines auxquelles il a demandé protection, d’expulser celle-ci par le sommet de la tête, son issue naturelle, et de la diriger dans le champ de la Pure Clarté qui lui apparaîtra au moment de la mort. Car ce que vise l’initié, ce n’est nullement une réincarnation, ce qui serait au mieux recommencer une existence nécessairement insatisfaisante, avec, au terme, une nouvelle mort, voir même, selon son karma, selon les erreurs commises au cours de cette vie qui est en train de le quitter, s’exposer à connaître une réincarnation bien pire ; ce qu’il vise, ce n’est rien de moins que la libération définitive du cycle des vies et des morts, autrement dit l’Eveil même du Bouddha.

C’est en effet cet Eveil qui est proposé et qui s’offre à tous au moment même du passage, telle une vision grandiose, mais déconcertante et même terrifiante pour celui qui n’y est point préparé. Car, pour l’accepter, pour ne faire plus qu’un avec elle, encore faut-il non seulement en reconnaître la véritable nature, mais avoir préalablement renoncé à son moi, à son ego provisoire et superficiel, qui est même pour les bouddhistes pure illusion dénuée de toute existence véritable, de cet ego qui est en définitive le seul obstacle.

Pour celui dont les yeux se sont ouverts de son vivant, l’éclatante Lumière apparaîtra comme la béatitude suprême, dont il n’a pu avoir dans cette vie qu’un avant-goût, comme la parfaite réalisation de ce qui n’était auparavant qu’un espoir et une promesse. Plein de joie et de confiance, il se détachera aussitôt de son imperfection provisoire, comme on se dépouille d’une défroque, il pratiquera l’éjection de la conscience qui deviendra aussitôt ce qu’elle était depuis toujours, mais voilée, conscience illuminée, universelle, cosmique, c’est-à-dire le Bouddha lui-même. Et le texte du Livre des morts précise : « Si le transfert de conscience, qui libère dès qu’on y pense, est réalisé, il n’est même plus nécessaire de lire le Bardo Thödol au chevet du mourant. »

La matrice

Par contre, si, empêtré encore dans ses illusions, si aveuglé par ses passions, le défunt ne reconnaît pas la Lumière pour ce qu’elle est, épouvanté, cherche à la fuir et laisse passer le moment propice, alors seulement commence pour lui le long processus de dégradation, au cours duquel la possibilité d’échapper au cycle des naissances et des morts ira en s’amenuisant progressivement jusqu’au moment où, en proie à ses propres cauchemars, il n’aura plus d’autre issue que de se réfugier dans « la matrice » pour recommencer une autre existence. C’est alors que la lecture du Bardo Thödol à l’oreille du mourant, puis du mort deviendra indispensable, et pour lui permettre de reconnaître à temps les occasions qui lui seront encore offertes de se libérer et aussi afin de l’empêcher de céder à la terreur, à la panique que provoqueront des apparitions d’abord bénéfiques, secourables, bien qu’effrayantes déjà par leur grandeur, leur éclat surhumains, puis de plus en plus terribles, jusqu’à atteindre enfin le fond même de l’horreur. Lire ce guide à l’oreille d’un homme présentant l’apparence de la mort peut sembler pure folie, mais ce mort pour les lamas tibétains n’en est pas moins conscient, et à ce sujet les observations du Dr. Moddy semblent corroborer leurs dires.

La vérité en Soi

Pour un lecteur occidental, les visions post mortem exposées dans le Bardo Thödol avec un grand luxe de détail ressemblent à une sorte de cauchemar exotique, à la fois déconcertant et fort peu crédible. Pour en comprendre la signification véritable, il faut tenir compte de plusieurs facteurs. Tout d’abord, à cette iconographie compliquée, les Tibétains sont depuis la petite enfance habitués, c’est celle qui figure sur les parois de leurs temples, sur les thankas qui ornent les murs de leurs maisons. De plus, il est affirmé avec énergie dans le Bardo Thödol que ces apparitions n’ont aucun caractère de réalité objective, qu’elles ne sont que les produits de notre propre esprit, la projection de nos peurs, de nos résistances, de nos angoisses, autrement dit, les figurations imagées de notre karma. Inlassablement, le récitant — et c’est là justement une des raisons majeures de la lecture de ce texte au chevet d’un mourant — rappelle qu’il ne s’agit que d’une fantasmagorie dont celui qu’il assiste doit comprendre le sens, sans cesse il le met en garde contre ces illusions auxquelles, les croyant vraies, il risque de succomber. Et cela dès le commencement du processus de dissociation dès l’apparition de cette Lumière qui est, elle, la Vérité absolue : « Noble fils, maintenant que ton corps et ton esprit se séparent, la véritable apparence de la Vérité en Soi se montre pour toi, subtile, claire, lumineuse, éclatante, impressionnante même, semblable au scintillement d’un mirage au-dessus d’une plaine en été. Ne crains rien, ne t’effraie pas, n’aie pas peur. C’est le rayonnement de ta réalité même, reconnais-le. Un puissant bruit retentit au centre de cette lumière. C’est le son de la Vérité en Soi, terrifiant et vibrant comme mille tonnerres. C’est le son propre à ta vérité même. Tu n’as pas à le craindre. Ne t’effraie  pas, n’aie pas peur ! Comme tu n’as plus de corps de chair, tu n’as rien à craindre des sons, de la lumière, et des rayonnements qui te parviennent, puisque tu ne peux mourir. Il te faut seulement les reconnaître comme les manifestations de tes propres projections. » Plus le mort s’enfonce dans l’état intermédiaire, affrontant alors sous des apparences terribles son propre attachement, sa propre angoisse, plus le lecteur insiste, se fait pressant : « Ne crains pas, n’aies pas peur, ces apparitions sortent de ton cerveau, elles sont les manifestations de ta propre nature. »

Alexandra David-Neel ayant demandé à un lama qui connaissait la religion chrétienne, si les chrétiens iront aussi dans le Bardo, puisqu’ils ne croient à rien de ce qui est décrit dans le Bardo Thödol, s’entendit répondre : « Ils iront dans le Bardo, mais ce qu’ils y verront, ce sera Jésus, des anges, des démons, le paradis, l’enfer. Ils retourneront dans leur esprit toutes les choses qu’on leur aura enseignées, auxquelles ils auront cru. Elles feront surgir devant eux des visions qui les terrifieront : le jugement, les tourments de l’enfer. »

Quoi qu’il en soit, pour la psychologie des profondeurs, par exemple, de telles figurations ne sont nullement gratuites, ce sont ce qu’elle appelle des archétypes qu’elles illustrent. Ajoutons que pour les modernes commentateurs tibétains, elles correspondent à ce qui se manifeste au cours de l’expérience psychédélique.

Comment utiliser le Bardo Thödol ?

En dehors de son utilité propre, le Livre des morts tibétain se présente comme un des plus extraordinaires récits d’explorations de l’inconscient humain qui ait jamais été réalisé. Sans qu’il soit nécessaire d’adhérer aux vues du bouddhisme tantrique, il peut, il doit même être considéré comme un Livre de Sagesse, sans équivalent dans le monde, comme un Livre de Sagesse non seulement universel, mais pratique, utilisable par tous.

Que nous apprend-il en effet, ou plutôt que nous rappelle-t-il, à nous qui si souvent l’avons oublié ? Non tant le caractère provisoire, précaire de notre vie que sa dignité fondamentale, son importance essentielle, les prodigieuses possibilités qu’elle renferme, à condition que la mort n’en soit plus exclue, mais en fasse partie, à condition que nous réalisions enfin que nous mourons à chaque instant que nous changeons sans cesse, et qu’à chaque instant, nous renaissons. Alors, la mort apparaît ce qu’elle est véritablement, elle cesse d’être pour nous le complètement étranger, l’indéchiffrable énigme. Alors, à chaque instant, nous mourons certes notre vie, mais aussi nous vivons notre mort. Si pour nous, la mort cesse d’être dépourvue de sens, la vie nécessairement en a un.

La mort redevient tout simplement l’exacte résultante de toute notre vie, nous mourons comme nous avons vécu. Et l’on sait que le bouddhisme fait l’économie d’un juge extérieur qui absout ou condamne, qui récompense ou qui punit ; il n’y a pas d’autre juge que nous-mêmes qui décidons de notre destin, pendant cette vie, mais aussi après la mort.

Comment donc se préparer à cet instant où nous nous jugeons nous-mêmes, dans la suprême clairvoyance de la Grande Lumière qui nous est alors offerte ? Sinon, en vivant au mieux notre vie, non par des frustrations qui nous amoindriraient, mais bien dans l’épanouissement de toutes nos potentialités, car si le karma négatif nous entraîne vers le bas, même le karma positif est dangereux dans la mesure où il nous attire vers d’autres réincarnations, vers d’autres états provisoires, ce qui ne fait que retarder encore le moment de notre Libération.

En dernière analyse, la Bardo Thödol nous recommande de nous préparer de notre vivant à ce qui suit, d’acquérir dès maintenant cette lucidité, cette clairvoyance dont nous avons besoin pour vivre, dont nous aurons encore plus besoin pour mourir. Pour cela, il n’existe qu’un seul moyen, la pratique de la méditation ; elle seule permet de s’affranchir des limites de l’ego, de vivre pleinement la condition humaine qui est à la fois vie-et-mort, et non vie d’un côté et mort de l’autre, de pénétrer vivant dans cet état intermédiaire, qui est d’ores et déjà, même si nous n’en sommes pas conscients, notre situation présente. «Méditer, disent les maîtres du Zen, c’est entrer vivant dans son cercueil. » Paraphrasant une citation célèbre, on pourrait dire que : méditer, c’est apprendre à mourir.