Roland De Miller
La mythologie des plantes

On a trop tendance aujourd’hui, sous l’influence d’une formidable désacralisation de la nature et de l’univers, à se gausser de ces mythes et légendes et à les rejeter comme des superstitions infantiles. Pourtant il est certain qu’ils recouvrent toujours plus ou moins des réalités existantes, soit dans les phénomènes naturels soit dans les lois cosmiques. C’est en fait notre perception qui s’est bien souvent altérée, en liaison avec tout le contexte socio-culturel. Mais alors que nous comprenons aujourd’hui dans une vue plus étendue l’anthropologie, l’histoire des religions et la genèse des mythes, il n’y a plus aucune raison de mépriser la vénération dont les plantes ont été l’objet dès l’aube de l’humanité.

(Revue Question De. No 36. Mai-Juin 1980)

C’est en 1878 et 1882 qu’Angelo de Gubernatis, professeur de sanskrit et de mythologie comparée à l’Institut des Etudes Supérieures à Florence, auteur également de la Mythologie zoologique, publia aux Editions Reinwald à Paris ses deux extraordinaires volumes de la Mythologie des plantes (Angelo de Gubematis : la Mythologie des plantes ou les légendes du règne végétal. Editions Arché, Milan, 1976. 2 Volumes). La présente réédition de ce classique jusqu’alors introuvable est un fac similé ou reprint de la première. Le tome premier, consacré à la botanique générale, comprend environ cent trente articles majeurs, classés par ordre alphabétique, tels que : arbre d’Adam (une passionnante monographie de 26 pages !) ; arbres vus comme des armées ; arbre de Bouddha ; Caducée le bâton d’Hermès ; mât et pays de Cocagne ; couronnes, ceintures et guirlandes ; arbre de mai ; arbres et herbes cosmogoniques, érotiques, funéraires, prophétiques, magiques, sacrés ; langage des plantes ; herbes de la Saint Antoine, de la Saint Jean et de la Saint Joseph…

Le tome second, plus analytique, et comprenant moins de digressions, passe en revue des centaines d’espèces botaniques, dans leurs noms ordinaires ou leurs symboles mythologiques, et confirme notice par notice les théories avancées dans le premier tome, qui pourraient paraître exagérées.

Cet ouvrage est une mine de renseignements unique ou presque [1] mais, à cause de certaines interprétations personnelles de l’auteur il faut reconnaître qu’un siècle après sa rédaction, il est battu en brèche par les nouvelles conceptions de la mythologie antique et orientale. Bien qu’il fasse référence à de nombreuses citations en latin et en italien et à des termes sanskrit, il est quand même permis de faire participer cet ouvrage d’une grande érudition à la profonde resurgence moderne du sentiment de la nature et à la recherche anthropologique. En effet cette œuvre d’un humaniste qui a fait une extraordinaire compilation digne d’un « bénédictin », nous permet de comprendre aujourd’hui les mythes et légendes des Anciens et de restaurer, dans des transpositions nouvelles qui tiennent compte des acquis modernes, la religion de la nature et de l’amour dont parle Alain Daniélou (Dans Shiva et Dionysos, Fayard, 1979). En effet c’est Angelo de Gubernatis lui-même qui témoigne dans sa préface d’intuitions prémonitoires sur le besoin de nature dans la civilisation urbaine. En voici quelques extraits :

« Nous n’avons maintenant plus le droit d’étudier les anciens mythes, où se mêlent des phénomènes de la nature, autrement qu’en suivant la marche que les naturalistes eux-mêmes nous ont tracée. (…)

« La conscience populaire prépare quelquefois la science ; la science nous ramène, en effet, par le raisonnement, à ce culte de la nature qui, dans les premiers siècles de la vie humaine, était le produit spontané du sentiment de tout le monde. La poésie elle-même, devenue depuis le Faust de Goethe de plus en plus savante, demande ses plus hautes inspirations et allume son enthousiasme le plus pur au spectacle si varié et mystérieux de la nature ; nous nous rapprochons donc de nouveau de cette grande mère, et, à son contact notre âme éprouve encore des vibrations puissantes, malgré tous les artifices de la vie sociale, qui nous ont condamnés à vivre accroupis ou à nous égarer dans ces boîtes fermées, à mille ressorts, dans ces sombres fourmilières humaines qu’on appelle des villes.

« (…) Pour bien comprendre les anciens mythes, il faut que nous cherchions l’homme primitif au milieu de la nature, un peu plus sauvage que celle que nous connaissons ; et pour bien interpréter les mythes de date plus récente, il nous faut retrouver l’homme dans un état d’ignorance, de crédulité et de naïveté semblable à celui qui devait nécessairement affecter les premiers et inconscients créateurs de mythes.

« L’Eglise chrétienne avait d’abord essayé de faire disparaître comme une invention diabolique le culte ancien des arbres ; mais, en voyant qu’il avait des racines très profondes dans la croyance populaire, elle a fini, comme en tant d’autres cas, par l’utiliser à son profit exclusif, en bénissant les arbres les plus anciens et les plus vénérés, en élevant des autels chrétiens ou en plaçant des images de la Vierge et des crucifix près de ces mêmes troncs où l’on avait dans le passé sacrifié à des divinités païennes.

L’arbre générateur

« L’Eglise chrétienne aurait, d’ailleurs, pu contribuer aisément elle-même à propager les croyances populaires sur l’arbre anthropogonique, si elle s’était donné un peu de peine pour sonder son propre mystère de la croix, dans laquelle la légende chrétienne a reconnu un arbre descendant directement de l’arbre d’Adam. Ce qui est devenu un dogme religieux, c’est-à-dire la doctrine du péché originel, au commencement avait été une simple fiction et puis une croyance populaire sur l’arbre considéré comme un instrument de génération humaine. L’arbre générateur est devenu ensuite, de par la croix chrétienne, l’arbre régénérateur. La dignité morale de l’arbre n’est pas moins grande chez les bouddhistes, qui en ont fait le symbole suprême de la sagesse divine.

Après tant d’honneurs prodigués à l’arbre, on ne s’étonnera pas de lire dans le livre ascétique de ce Lothaire, comte de Segni, qui devait ensuite faire si grand bruit dans l’histoire sous le nom d’Innocent III, un passage fort intéressant pour le sujet qui nous occupe, où l’on place décidément la dignité de l’arbre au-dessus de celle de l’homme, traité d’arbre manqué et renversé. Dans un hymne védique [cité au mot herbes] on avait préparé cette apothéose de la plante, en témoignant la crainte que la création de l’homme, considéré comme un destructeur, pût être nuisible aux herbes, lesquelles portent en elles-mêmes et en elles seules le principe de la vie. C’est grâce à une telle opinion qu’on s’est formée du pouvoir vivificateur de la plante, que celle-ci a pu fournir au langage tant d’images différentes qui se rapportent à la vie de l’homme et à la propagation des familles et des races humaines. Les plus grands instincts et besoins que l’homme primitif a dû éprouver ont été essentiellement des besoins et des instincts de végétation et de multiplication. La vie de l’arbre étant donc son premier idéal, le premier culte a été naturellement celui de l’arbre. Tracer l’histoire comparée de ce culte est l’objet de mon livre. (…) »

On a trop tendance aujourd’hui, sous l’influence d’une formidable désacralisation de la nature et de l’univers, à se gausser de ces mythes et légendes et à les rejeter comme des superstitions infantiles. Pourtant il est certain qu’ils recouvrent toujours plus ou moins des réalités existantes, soit dans les phénomènes naturels soit dans les lois cosmiques. C’est en fait notre perception qui s’est bien souvent altérée, en liaison avec tout le contexte socio-culturel. Mais alors que nous comprenons aujourd’hui dans une vue plus étendue l’anthropologie, l’histoire des religions et la genèse des mythes, il n’y a plus aucune raison de mépriser la vénération dont les plantes ont été l’objet dès l’aube de l’humanité.

Le sang des arbres

La psychologie jungienne nous apprend que la structure profonde de l’inconscient humain révèle des correspondances avec les formes et les rythmes de la nature. Faut-il s’en étonner ? Eternel enchantement de couleurs et de formes en perpétuelle métamorphose, le royaume végétal ne pouvait être qu’une intarissable source d’inspiration pour l’âme et l’imagination.

Il faut partir de l’axiome selon lequel l’imaginaire est réel et inclure celui-ci dans la contemplation du paysage. On a toujours atrophié la sensibilité en prétendant que l’imaginaire n’existait pas.

Il est pourtant indéniable que, par leurs troncs hauts et rectilignes comme des piliers, les arbres entretiennent le mystère et le charme au cœur des futaies élancées, qui ont été comparées par plus d’un écrivain à des cathédrales.

Mais peu importe en définitive l’histoire exacte des légendes, ce qui compte c’est de ne pas tarir en nous les sources ancestrales : car la contemplation sexuelle ou mystique de la nature et des paysages fait appel à toute une réserve sensorielle et affective qui est partie intégrante et universelle de la qualité de l’être humain.

A propos du culte des bois et forêts, de Gubernatis rappelle qu’une strophe du Mahabhrata « compare la vie du village à un cimetière et la vie des forêts au paradis. Nous sommes loin ici, remarque-t-il, de cette terreur que la forêt a inspirée de bonne heure aux hommes ; et cela tient surtout à deux causes indiennes, l’une à l’institution de la vie de pénitence au milieu des forêts, l’autre à la sagesse suprême que la religion bouddhique attribue à l’arbre et à la forêt. »

Voici encore l’article Sang des arbres :

« Nous avons déjà mentionné, à propos des arbres funéraires et anthropogoniques, le sang de la victime enfermée dans l’arbre, qui en coule lorsqu’on arrache une branche. Le sang des arbres intervient fréquemment dans les contes populaires indo-européens. Le ciel enflammé du soir et du matin a souvent été représenté en forme d’arbre lumineux, d’où il peut couler soit de l’ambroisie, soit du sang, selon que l’arbre est considéré comme arbre de vie ou arbre de mort. La métamorphose du héros céleste en arbre, si fréquente dans les mythes (le cycle mythique de Héraclès, entre autres), se reproduit sur la terre : tout arbre est devenu le refuge de quelque héros malheureux. Les lecteurs de Guillaume Tell, de Schiller (voir aussi la Jérusalem délivrée), se rappellent sans doute cette montagne où tous les arbres saignent sous la hache. Ces arbres qui versent du sang, fournissent souvent les éléments de la flûte magique qui doit exécuter le chant funéraire du héros assassiné et enfermé dans l’arbre ; le cornouiller (cornus sanguinea, en Toscane sanguine) est spécial pour ce genre de transformations : un arbre maudit que l’on ne permet point d’introduire dans les églises. C’est en un sanguine que se change le héros d’un conte populaire de Calcinaia qui présente des caractères très archaïques ; et on n’a point oublié que l’arbre de Polidore était un cornouiller. Le sang du jeune Adon tué par le sanglier produisit cette fleur que le peuple appelle gouttes de sang et que Linné nomme Adonis gestivalis. »

Le frêne Yggdrasill

On retrouve l’arbre cosmique ou cosmogonique sous des formes et des noms différents dans nombre de religions primitives, telle celle des chamans sibériens ; son culte transparaît dans des avatars de l’hindouisme, dans les mythologies grecque, romaine et scandinave. Ainsi la notice Yggdrasill dit :

« Le célèbre arbre cosmogonique scandinave était un frêne ; mais lorsqu’on parle de ses fruits, il est aisé de comprendre qu’il s’agit d’un frêne sui generis. Les fruits de l’Yggdrasill sont des hommes. L’arbre a trois racines : l’une pour le passé, l’autre pour le présent, la troisième pour l’avenir, puisqu’il doit symboliser l’éternité de la vie cosmique. Dans la Voluspa, l’arbre Yggdrasill est chanté ainsi : « Je sais qu’il existe un frêne appelé Yggdrasill, arbre élevé, humecté par la rosée blanche ; de cet arbre coulent les rosées dans les vallées ; l’arbre toujours vert pousse sur la source Urd. Trois jeunes filles près de l’arbre arrêtent la destinée des fils du temps. Les abeilles font leur nourriture de la rosée qui tombe du frêne, appelé chute du miel. » L’Yggdrasill est le plus grand des arbres ; ses branches atteignent le ciel. On explique le mot Yggdrasill par porteur ou cheval d’Odin. On a cru ensuite reconnaître sur la terre des formes de l’Yggdrasill mythique ; tel était cet arbre près du temple d’Upsal, dont parlait au Moyen Age Adam de Brême (…). »

Enfin, je ne puis résister au désir de vous citer la notice mousse : « La bonne fée que les Allemands appellent Moosweibchen (petite femme à la mousse), est représentée toute couverte de mousse. Elle vit dans le creux des arbres de la forêt, ou sur la mousse elle-même. Ces fées font quelquefois des présents superbes, surtout en habits, à leurs protégés. Elles filent avec la mousse, et en font des tissus splendides. »

Des mythes orientaux, et surtout indiens, aux légendes celtiques, germaniques ou scandinaves, le lecteur constatera que les mêmes données mythologiques reviennent à propos d’un grand nombre de plantes différentes. C’est l’insistance même avec laquelle on voit revenir ici l’imagination populaire aux mêmes idées élémentaires, qui a permis à l’auteur cette très belle histoire du merveilleux lié aux plantes.

Par sa conclusion, Angelo de Gubernatis brosse une conception encore très actuelle de la mythologie comparée : « Le passage de la tradition scandinave et germanique à la tradition chrétienne est d’autant plus évident qu’il ne semble pas encore achevé, puisque sur le sol germanique et scandinave on trouve encore une foule de traditions remontant à la mythologie la plus reculée et que le christianisme n’a point encore utilisées ; ce qui a été converti en tradition chrétienne suffirait cependant pour nous éclairer sur la manière dont l’œuvre du développement mythologique pourra encore se continuer à l’avenir. L’artiste peut changer et, par l’artiste, la forme ; mais l’essence même de la tradition, l’esprit du mythe est contant. Les mythes essentiels sont en très petit nombre ; on peut les renouveler, sans cesse, par des applications nouvelles ; on ne peut pas en inventer. Ce qu’on serait tenté d’appeler un nouveau mythe n’est que le déplacement d’une ancienne idée mythologique appliquée à un nouvel objet qui a frappé l’imagination populaire. »

Extase végétale

Lorsque le primitif individualise et personnalise les puissances, bénéfiques ou maléfiques, qui l’entourent dans la nature omniprésente, il peuple bois et champs d’une foule de fées, trolls, djinns, démons, elfes, farfadets, gnomes, satyres, nymphes — naïades ou dryades — et faunes… Tout ce monde féérique et suprasensible se laisse parfois entrevoir à nos cinq sens humains comme l’attestent les rencontres de Roc avec le dieu Pan au jardin botanique d’Edimbourg, les communications des fondateurs de Findhorn avec les élémentaux et les devas des plantes et certaines recherches parapsychologiques sur la vie secrète des plantes.

Les mille cultes particuliers voués jadis aux divinités champêtres et sylvestres n’étaient que l’expression d’un sentiment mystique inspiré par un mystère autrement essentiel : celui de la Vie. A l’époque moderne, le rationalisme, c’est-à-dire la manie de découper le monde en pièces détachées, le scientisme, c’est-à-dire l’idolâtrie de la science, et le mode de vie urbain nous ont fait croire que ce qui était vivant et sauvage était à dédaigner comme « mystique ».  Le grand retour s’amorce maintenant avec une agriculture, des technologies et une pensée écologiques.

Chaque espèce d’arbre ou de plante a des particularités qui relèvent d’un mode de forces vitales qui échappent à nos instruments de mesure et qui font penser à des analogies ou même des correspondances avec nos forces mentales : par là, elles entrebâillent, chacune à leur manière, les portes de l’invisible. Chaque essence a une signification et souvent plusieurs. Derrière les réalités botaniques et technologiques et au-delà de ces réalités, chacun peut dans la contemplation ou dans le rêve éveillé et, au besoin en puisant dans le fond commun des traditions et des légendes, trouver de nouveaux motifs d’admiration en face des arbres qui passent dans notre champ de vision.

Une certaine poésie naturaliste qui rejoint les mythes de toujours est une respiration de plus en plus nécessaire dans une société irrespirable. Ecoutons donc le poète panique Robert Gaud quand il célèbre l’osmose de l’homme avec le paysage :

« En chaque arbre, je conçois un symbole de liberté. Pas de mutilation, pas de sacrilège. N’élaguer que les branches mortes. Respect de l’absolu. Absolu respect d’un système artériel qui pousse vers le bleu sa flambée, noire ou blanche. Le naturel s’exhausse ! Un fleuve de sève, coulée droite, vierge, après l’énorme delta du pied, s’affine et s’amenuise, de confluence en confluence de ramée, jusqu’à s’évanouir. Extase… » [2].


[1] Voir sur le même thème :

— Georges Plaisance : la Forêt française. Son visage, ses richesses, son avenir, Denoël, 1979, p. 373. Voir le chapitre « Comment ils ont vu la forêt » (écrivains, poètes, mystiques…).

— Paul Sebillot : le Folklore de France, tome 3 : la faune et la flore. Ed. G.-P. Maisonneuve et Larose. Paris, réimpression, 1978. Voir le chapitre sur les arbres, le culte des arbres et les contes et légendes s’y rapportant, pp. 422-441.

[2] Voir les recueils de prose et de poésie écologiques de Robert Gaud : la Pierre arborisée, 1971 ; les Tendresses devenues folles, 1975 ; De l’Arc-en-ciel à l’arc-en-terre, 1980.