Dominique Casterman
La passion philosophique et la quête du sens

Comment ne pas voir que la nature entière est vivante, que tout est lié, que toutes les cellules, tous les atomes de notre corps sont des entités créatrices au même titre que l’intellect et l’esprit humain? Prendre conscience que le principe de notre conscience ne repose pas seulement sur notre corps, mais aussi sur le corps de l’univers dans son ensemble invite à cesser de vouloir maîtriser et exploiter la nature exclusivement pour nos propres fins…

LA PASSION PHILOSOPHIQUE ET LA QUETE DU SENS par Dominique Casterman

Il est difficile de ne pas voir que notre civilisation, dans le passé comme dans le présent, a souffert et souffre encore d’une espèce de perte ou de faillite du sens.

Chacun le vit comme un sentiment de « vide intérieur », d’absence de sens ou simplement de l’absurdité de la vie. Le problème réside en ce que le sens implique la valeur, et si la vie est dépourvue de sens, elle revêt une valeur nulle et ne vaut donc pas la peine d’être vécue.

Cependant, je crois que rien ne peut être complètement vide de sens. L’idée qu’à travers notre conscience l’univers manifesté se perçoit lui-même, s’expérimente, est en quête de son propre être, dans un effort commun contre l’absurdité apparente de la vie, constitue pour moi une hypothèse de travail stimulant la passion philosophique propre à l’homme qui parle avec la nature.

Il est vrai que la quête du sens de la vie est un lieu commun des sciences, des religions, des philosophies, des spiritualités; mais c’est surtout une interrogation qui hante l’esprit de l’homme dès qu’il a pris conscience de son existence particulière, prise de conscience qu’il ne cesse de réactualiser dans chacune de ses pensées impliquant le « je », le « moi » et le « toi ».

Existe-t-il des alternatives entre le scepticisme total et la crédulité rassurante de certaines croyances ? Je pense que la réponse est affirmative et qu’il est possible d’en parler sans obligatoirement être enfermé dans un acte de foi que les non-convertis ne peuvent ni comprendre ni partager.

Ce qu’il nous faut, c’est un langage s’adressant à l’observateur humain de façon à ce qu’il puisse l’intégrer dans sa réalité propre, c’est-à-dire accepter ou réfuter — mais jamais de façon inflexible — simplement parce qu’il comprend, parce que sa vision du monde est porteuse des valeurs qui le constituent.

L’intuition, la foi, la raison, les instincts, les affects, sont précisément ces valeurs qui nous constituent et nous ne pouvons parler du sens de notre présence en ce monde sans tenir compte du sens de ces valeurs en nous. En d’autres termes, j’essaie de dire qu’une vision du monde ne peut être porteuse de sens, ne peut vraiment être intelligible, que si elle intègre nos valeurs biologiques instinctives, nos valeurs affectives, nos valeurs rationnelles et nos valeurs spirituelles.

Une vision du monde qui satisfasse par exemple certaines valeurs rationnelles, mais qui bafoue nos valeurs spirituelles ou éthiques n’aura qu’un sens fragmentaire et illusoire, sans parler des inévitables sources de conflits intérieurs et extérieurs qui en sont la conséquence logique. Ceci correspond parfaitement au concept de complémentarité que le physicien Heisenberg a défini dans les termes suivants: « Le concept de complémentarité a pour but de décrire une situation dans laquelle on peut regarder un seul et même événement dans deux systèmes de référence différents. Ces deux systèmes s’excluent mutuellement, mais en même temps ils se complètent, et seule la juxtaposition de ces systèmes contradictoires procure une vision exhaustive des apparences des phénomènes« .

Chacun peut par exemple voir l’énorme fossé séparant, d’une part, le prodigieux essor technologique de ces 100 dernières années et, d’autre part, notre évolution morale qui ne s’est jamais élevée assez haut pour sortir l’humanité de sa barbarie endémique et cyclique. Soyons précis, j’entends par le mot morale non pas une fausse morale conventionnelle, communément admise et fondée sur la culpabilité, mais plutôt la manifestation d’un désir profond et authentique d’harmonie et de complétude. Cependant, il faut bien admettre que même si les responsables politiques s’accordent, en général, pour reconnaître les grands problèmes de société quand il s’agit de trouver des solutions et de donner un sens aux événements qui agitent notre monde, rien ne va plus. Plus personne n’est d’accord, on discute, on s’accuse, on s’enfonce mutuellement, on se rejette les responsabilités en s’isolant dans une sorte d’incapacité à écouter attentivement d’autres suggestions porteuses de solutions nouvelles.

Il est bon de signaler que la passion philosophique au quotidien n’implique pas une négation de tout savoir intellectuel. Elle n’est pas non plus son contraire, c’est-à-dire une connaissance approfondie de l’histoire de la philosophie. La passion philosophique implique une attention soutenue à l’égard de notre vie présente, ainsi qu’une recherche axée sur le fonctionnement de notre esprit, de notre psychologie, de nos pensées, de nos émotions, de nos instincts. Il s’agit de comprendre comment cette diversité fonctionnelle guide nos comportements dans des situations sociales quotidiennes.

La passion philosophique, c’est encore essayer de comprendre comment fonctionne la nature tout en gardant à l’esprit que notre image du monde reste une représentation subjective et relative. Penser c’est évidemment créer des pensées, créer une vision personnelle du monde que nous projetons sur le monde réel. Cela dure jusqu’au jour où l’esprit rationnel, poussé à ses limites et pleinement attentif, finit par céder devant l’évidence que toute vision du monde ne procède pas exclusivement du monde réel mais aussi de notre propre cerveau. Cette constatation est un acte philosophique qui n’a rien d’académique. C’est simplement voir ce qui est et l’accepter.

La passion philosophique est encore mise en évidence par Pierre-Yve Bourdil (auteur du livre « La philo pour quoi faire ?« ): « L’enjeu est de me placer dans la conscience du lecteur et d’éveiller en lui cette pulsion philosophique qui est faite d’incertitude. J’aime cette idée que la philosophie agit comme un parasite qui brouille ce qui auparavant paraissait évident. A cet égard, tout le monde peut être philosophe et l’appartenance au corps enseignant chargé d’inculquer l’histoire de la philosophie ne donne aucun droit !« 

L’organisme que nous sommes n’est pas une entité douée d’une existence absolument distincte et indépendante. Dès lors il n’y a aucune raison d’entretenir l’illusion d’être une réalité séparée.   Au lieu de séparation et d’indépendance, coopération et interdépendance prévalent partout. Dans la nature tout se tient, tout interpénètre tout. Il est impossible d’imaginer aucun élément dont l’existence soit absolument indépendante. Cependant, nous avons été conditionnés à voir la structure du monde comme faite de choses, de formes, d’événements, distincts les uns des autres et seulement en relations externes. Nous sommes donc habités par une vision fragmentée du monde qui façonne un monde réellement fragmenté qui amplifie la pensée fragmentaire…

Les problèmes parmi les plus importants de l’existence (individuelle et collective) sont au fond insolubles tel que nous l’entendons habituellement. Ils font partie de cette « polarité énergétique » sur laquelle, semble-t-il, repose l’existence de toute chose en général et des systèmes vivants en particulier. Cependant, ils peuvent être dépassés, vus à partir d’une perspective plus vaste et de la sorte offrir un intérêt nouveau dans un horizon de vie qui n’est plus celui du passé. Le problème perd alors de sa gravité, de son importance face à une perspective de vie nouvelle et plus englobante. Rien n’a été refoulé, il n’y a pas de déni, mais nous sommes simplement obligés de constater que, voir autrement, c’est aussi vivre autrement et ainsi le problème, même s’il n’est pas résolu logiquement, devient également autre.

A force de réduire le tout à la somme des parties, on en arrive à avoir une vision du monde fragmentée. Notre conscience est elle-même fragmentée et de la sorte nous nous retrouvons dans l’impossibilité d’être vraiment attentifs au courant de la pensée. C’est une importante lacune de ne pas voir que le monde, autrui et sa propre personne est une histoire imagée (à ne pas confondre, bien entendu, avec imaginée) se déroulant dans la conscience. Nous croyons qu’il y a une réalité séparée de nous et, comble du comble, nous croyons en la réalité objective de l’histoire comme si elle était séparée de la conscience.

Cette façon de voir le monde semble créer sa propre fragmentation en entités séparées, hostiles les unes par rapport aux autres, sur base de leur différence singulière ou de leur autonomie relative. Cette vision séparatrice engendre dans les faits concrets des situations incohérentes, des conflits et l’incompréhension réciproque. C’est le signe effectif d’une absence de signification où chacun pourrait trouver son ordre propre dans l’ordre du monde.

Relevons aussi que la vision globale ou holistique n’implique nullement la négation de la personnalité authentique. Le mot personnalité est ici compris dans le sens que Jung lui accorde: « Dans l’accès à la personnalité, il n’y a rien moins que le déploiement le meilleur possible de la totalité d’un être unique et particulier (…) C’est la suprême réalisation des caractéristiques innées de l’être vivant particulier. » (« Problèmes de l’âme moderne« , p.250). Il ne s’agit pas de fondre l’individu dans la masse collective et ainsi lui enlever ses potentialités créatrices, ses qualités propres, son unicité. La vision globale n’est pas un nouveau totalitarisme; elle affirme, au contraire, l’unité dans la diversité des formes, des couleurs, des idées, des initiatives… Il est important de bien saisir cet aspect afin d’éviter toute dérive.

Je suggère donc que l’humanité est fondamentalement interdépendante et inter-reliée dans toutes ses parties, mais que notre vision du monde crée la fragmentation et l’esprit du « chacun pour soi » en renforçant la signification mécaniste de la société et de l’univers aujourd’hui prédominante. Dès lors, pour qu’un état nouveau se développe, dans le sens de l’harmonie et de la complétude, il est nécessaire de changer notre regard accordant une primauté excessive à la distinction sans tenir compte que tout interpénètre tout.

Une partie, quelle que soit sa nature, est reliée à un ensemble plus vaste qu’elle-même et y exprime ses qualités propres, ce qui n’est pas le cas pour un fragment, puisque fragmenter signifie détruire de façon à obtenir des débris qui n’ont plus de relations significatives avec l’ensemble. Pour nous replacer dans le contexte, je désire simplement montrer que notre façon de penser produit des ruptures au détriment d’une vision mettant en évidence que les parties sont en relation avec le tout. Les parties ne sont donc pas absolument séparées les unes des autres, on peut même dire qu’elles s’intègrent dans un ensemble commun et qu’elles viennent d’une source commune qui les sous-tend. Mais dès que les parties (par ex. les nations) se définissent comme des entités séparées et accordent à cette vision séparatiste une signification fondamentale, la peur de l’autre s’installe, les hostilités commencent… et se terminent souvent par la guerre.

Il est utile d’être attentif au fait que chaque fois que nous nous identifions excessivement à quelque chose ou à quelqu’un, qu’il s’agisse d’identification à la nation, à une croyance, à un gourou, à un détail de notre personnalité, à une théorie, à des compétences…, nous perdons nos capacités de perception intelligente nous permettant de voir si un mode de pensée particulière et de comportement est approprié ou non au contexte de la réalité présente. Cependant, il est possible et même nécessaire d’entretenir certaines suppositions, certaines théories politiques, scientifiques, éthiques… avec confiance sans qu’aucune ne soit adorée et défendue au point de n’être jamais remise en question. Si tel était le cas — chose d’ailleurs courante — l’individu ou la société s’enfermerait dans l’inflexibilité de ses propres limites, se mettrait à l’abri de tout dialogue, deviendrait agressif à l’égard de l’autre et donnerait plus de force encore à l’esprit de fragmentation qui est à la base de tous les conflits.

Un esprit moins conditionné par la pensée mécanique, routinière tend vers une attitude positive vis-à-vis de l’existence donnant le sentiment que la vie vaut d’être vécue. Quand on est activement engagé dans le processus de la vie comme un tout, on se soucie moins du sens de l’existence car on est dans un état d’esprit où la valeur de la vie est, au-delà de toute explication logique, évidente. Esprit et matière, subjectivité et objectivité, conscient et inconscient, intuition et raison, sont réunis en un tout unique dans lequel chaque événement, de l’atome à l’homme, participe au même processus créateur. On voit clairement que les opposés s’entrelacent dialectiquement, se suscitent mutuellement et s’originent à partir d’un fond commun pour inventer l’univers dans sa totalité.

Comment ne pas voir que la nature entière est vivante, que tout est lié, que toutes les cellules, tous les atomes de notre corps sont des entités créatrices au même titre que l’intellect et l’esprit humain? Prendre conscience que le principe de notre conscience ne repose pas seulement sur notre corps, mais aussi sur le corps de l’univers dans son ensemble invite à cesser de vouloir maîtriser et exploiter la nature exclusivement pour nos propres fins. Dès lors, on comprend la nécessité d’une nouvelle signification et d’une réorientation radicale de la société. Prendre conscience que la nature entière vit, le ressentir, c’est surmonter le clivage entre soi et le monde extérieur, c’est toucher à quelque chose d’universel. On comprend alors que l’univers entier est chargé de sens et que tout ce qui existe est autre chose que de la matière inanimée basiquement inerte et obéissant à des lois aveugles.

Mais que pouvons-nous faire et quelle force vive nous reste-t-il si nous persistons à croire que l’univers n’a aucune signification, qu’il n’est au fond que de la matière obéissant à des lois aveugles et que la vie se limite à une consommation sans cesse croissante de biens matériels ? Plutôt que de persister unilatéralement à faire des projets pour maîtriser et exploiter la nature, ne serait-il pas temps d’utiliser notre conscience pour dialoguer avec la nature? Notre conscience c’est aussi la conscience de la nature. Le voir pleinement conduit progressivement à la compréhension que toutes les consciences individuelles ont un fond commun. Ce fond commun est l’Être véritable de toutes choses, comme l’océan déploie et reploie les mouvements ondulatoires qui animent sa surface. Notre existence phénoménale est un mouvement ondulatoire, une expression discrète et singulière se déployant à partir du fond commun de toutes choses et s’y reployant d’une façon relativement stable pendant une durée indéterminée. La grande illusion, mais aussi la source de nos difficultés dans la vie, consiste à coller sur ce processus anonyme l’idée qu’il y a une personne, un « je » réclamant la paternité des qualités émergentes. Cette personne n’existe pas en tant que telle, c’est une illusion vertigineuse fondée sur l’idée qu’un « je » vit sa vie, décide d’être créatif, choisit une façon de vivre… Nous sommes portés par la vie, pas l’inverse, et nous sommes libres de le comprendre. Cette seule et unique liberté transforme notre existence en ce sens que nous n’avons plus l’illusion d’être une personne séparée de la Vie fondamentale qui est l’Être véritable. Cette liberté favorise l’harmonie intérieure, la créativité, la santé, l’ouverture à l’inconscient profond et le sentiment d’une Vie éternelle.

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Dominique Casterman est chercheur et auteur indépendant. Parmi ses livres:

L’envers de la raison / Dominique Casterman – Ed.: 1989
L’intelligence de l’univers / Dominique Casterman – Ed.: 1991
Au-délà du monde visible, ou, Le sens voilé de l’homme et de l’univers / Dominique Casterman; préface de Robert Linssen – Ed.: 1996
La passion philosophique : pour mieux comprendre la place de l’homme dans l’univers / Dominique Casterman – Ed.: 1998