Charles Burniaux
La pensée d'Héraclite

Il était surnommé l’OBSCUR et, bien que la concision et la densité de sa pensée fussent inimitables, comme le souligne DIOGENE LAERCE, il en avait volontairement atténué la transparence et l’éclat afin que seuls puissent y avoir accès, ceux qui étaient capables de le comprendre. C’est ainsi qu’il disait : « Ceux qui recherchent de l’or remuent beaucoup de terre et trouvent peu de métal » (22); ou encore : « Les ânes préfèrent la paille à l’or » (9).

(Revue Être Libre. No 304-305. Juillet-Décembre 1985)

Héraclite d’Ephèse, l’un des plus grands penseurs de la Grèce Antique, a laissé dans l’histoire de la philosophie des traces si profondes, qu’elles se sont prolongées jusqu’à nous; Hegel, Nietzsche et bien d’autres, se sont inspirés des idées maîtresses du grand sage d’Ephèse et lui ont redonné, non sans quelques artifices, un nouveau lustre.

On ne sait presque rien sur la vie d’Héraclite, même les dates ne peuvent être fixées avec certitude; toutefois, il semble généralement admis qu’il ait vécu aux environs de 500 av. J.C. alors que Darius 1er était roi de Perse.

Aux dires de Diogène Laërte, Héraclite ne fut le disciple de personne, il chercha et apprit tout par lui-même. Ce sage modelait sa vie sur sa pensée, il la nourrissait de méditation. C’était un solitaire qui vivait en permanence dans la contemplation de la nature : « La pensée est la plus haute vertu et la sagesse consiste à dire des choses vraies et à agir selon la nature en écoutant sa voix » (112).

Héraclite écrivit un grand ouvrage sur la nature essentielle des choses, divisé en 3 parties : physique, théologique et politique dont seuls, hélas, quelques rares fragments sont parvenus jusqu’à nous [1].

Les interprétations qu’on a données sur la doctrine d’Héraclite sont à la fois multiples et contradictoires. Il est évident que son obscurité proverbiale, son arrogance et son pessimisme hautain n’auront guère facilité la tâche de ses nombreux doxographes. Mais si l’œuvre d’Héraclite était déjà pour les anciens, d’une compréhension difficile, alors qu’ils disposaient de la version intégrale, combien pour nous, elle s’avère ardue, ne disposant que de traductions diverses de l’œuvre originale et ne percevant ainsi qu’un écho affaibli de la profondeur de sa pensée.

Néanmoins, les fragments dont nous disposons suffisent à montrer en quel style incisif, imagé et concis il a exprimé sa philosophie. En fait le langage d’Héraclite a une telle richesse de sens qu’il s’avère difficile, voire impossible, de transcrire à partir des sources diverses, le génie intuitif qui caractérise le vieux sage d’Ephèse.

Il était surnommé l’OBSCUR et, bien que la concision et la densité de sa pensée fussent inimitables, comme le souligne DIOGENE LAERCE, il en avait volontairement atténué la transparence et l’éclat afin que seuls puissent y avoir accès, ceux qui étaient capables de le comprendre. C’est ainsi qu’il disait : « Ceux qui recherchent de l’or remuent beaucoup de terre et trouvent peu de métal » (22); ou encore : « Les ânes préfèrent la paille à l’or » (9).

En fait Héraclite avait choisi de s’exprimer comme l’Oracle de Delphes, se contentant de signifier sa pensée sans la divulguer : « Le Dieu dont l’oracle est à Delphes, ne parle pas, ne dissimule pas : il indique » (93).

Héraclite déclare : « Je me suis cherché moi-même » (101); cela laisse supposer qu’il s’est pris lui-même comme objet de pensée et qu’il s’est efforcé de se réaliser.

Pour y parvenir, il suggère de « suivre le LOGOS » (2), terme dont le sens a fait l’objet d’interprétations les plus diverses au fil de l’évolution de la pensée grecque et dont Héraclite semble le premier a l’avoir mentionné. Dans son sens général, le LOGOS signifie l’ESSENCE DE L’ETRE [2]. Se chercher soi-même ne représente donc rien d’autre que de se confronter avec l’ETRE. Il y a donc une possibilité pour l’individu de s’élever au-dessus de lui-même et de se comprendre : « L’esprit de l’homme n’a pas de pensées, le Divin en a » (18).

Malheureusement, « ce n’est pas ce que pensent la plupart de ceux qu’on rencontre, on a beau les instruire, ils ne savent pas encore qu’ils se figurent savoir » (17) et la « plupart des choses divines échappent à la connaissance à cause de l’incrédulité » (86).

Et pourtant « la pensée est commune à tous » (113) car, « à tous les hommes, il est accordé de se connaître eux-mêmes et de faire preuve de sagesse (116).

Enfin, « il est sage d’écouter non pas moi-même, mais mes paroles et de confesser que toutes choses sont un. » (50).

Le LOGOS d’Héraclite est donc une approche du sens véritable de l’UN; l’homme doit écouter le logos et, par lui, transcender le monde sensible pour aboutir à une compréhension globale du grand TOUT.

« La sagesse consiste en une seule chose » — nous dit Héraclite : « connaître la pensée qui gouverne tout et partout ». (41)

La clef de la pensée d’Héraclite se situe dans ce célèbre extrait : « On ne peut descendre deux fois dans le même fleuve » (91). Cette formulation a été développée par PLATON dans le CRATYLE ou il souligne le fait qu’Héraclite exprime ainsi la notion nouvelle de CHANGEMENT : « Tout change toujours, rien ne demeure jamais ».

Une telle vision du monde s’appuie sur la transformation incessante des êtres et des choses. Le devenir étant la perpétuelle transformation de la substance fondamentale.

Mais ce devenir n’est pas linéaire, le temps ne s’écoule pas du passé vers le futur; pour Héraclite, comme dans la pensée orientale, le temps est conçu à la façon d’un cercle : « Dans la circonférence d’un cercle, le commencement et la fin se confondent (103). Il conçoit donc la notion de temps comme un processus cyclique : la grande année désignait une période de temps au bout de laquelle les mêmes évènements devaient se reproduire, elle représente le laps de temps qui s’écoule entre la naissance du monde et sa dissolution [3].

Or, comment s’opère ce changement incessant des choses ? Ce flux et ce reflux de la totalité du cosmos est produit par un principe immanent : le FEU dont dépend l’ordre du monde éternel et immuable.

L’Univers est un; il naît du feu et s’embrase de nouveau selon des cycles réguliers, en alternant éternellement selon la loi du destin [4].

Ce sont les transformations du feu qui produisent tout ce qui existe. Il y a selon Héraclite, deux chemins : un « chemin vers en bas » par lequel le feu se transforme en eau, puis en terre et le « chemin vers le haut », par lequel la terre et l’eau se transforment en feu [5].

« Le feu vit la mort de la terre et l’air vit la mort du feu; l’eau vit la mort de la terre et la terre celle de l’eau » (76).

Par son incessante agitation le feu manifeste le devenir auquel nulle chose n’échappe; rien n’est stable, tout se meut sans cesse, ainsi en est-il de la vie : elle n’est jamais la même, mais cependant similaire du fait de la continuité.

De plus, l’apparente unité des choses recouvre une multiplicité de qualités contraires. C’est la variété, la différence, l’opposition qui constituent la réalité des choses, car le devenir a lieu entre des termes qui sont contraires : la vraie unité est l’harmonie d’éléments opposés.

Ainsi « bien et mal sont tout un… » (58). Les contraires existant l’un par l’autre, sont incompréhensibles l’un sans l’autre et manifestent une seule et suprême réalité : rien n’est bon, rien n’est agréable sans le contraire qui lui est opposé.

« L’eau de la mer est à la fois pure et impure; pour les poissons, elle est potable; pour les hommes, elle est imbuvable et nuisible » (61).

Ainsi se dégagent peu à peu les idées maîtresses de la pensée d’Héraclite, d’abord le MOUVEMENT : « ce monde-ci, le même pour tous les êtres, aucun des Dieux ni des hommes ne l’a créé; mais il a toujours été, et il est, et il sera un feu toujours vivant, s’allumant avec mesure et s’éteignant avec mesure » (30).

Ensuite la théorie des CONTRAIRES, constituant la condition du devenir des choses : « c’est la maladie qui rend la santé agréable, le mal qui engendre le bien; c’est la faim qui fait désirer la satiété, et la fatigue le repos » (111).

Bien que la pensée d’Héraclite n’ait pas la limpidité, dans le raisonnement, de ses illustres successeurs PLATON et PLOTIN, il faut néanmoins lui reconnaître cette prodigieuse intuition sur le DEVENIR universel; car, il a su discerner, avec beaucoup d’à-propos, que le monde sensible qui nous est familier, est en perpétuel CHANGEMENT.

En fait, Héraclite couronne de façon magistrale, l’œuvre de l’école de MILET par une véritable métaphysique; après THALES qui avait fait de l’EAU la substance de toutes choses, ANAXIMANDRE l’APERION, c’est-à-dire l’infini, l’indéterminé et ANAXIMENE, l’AIR, Héraclite voit dans le FEU ce par quoi peut être expliquée phénoménologie de l’Univers.

Mais Héraclite est moins — à notre sens — le philosophe du FEU que celui du devenir universel, car selon lui c’est le MOUVEMENT qui assure l’unité du TOUT dans sa multiplicité. L’ETRE est MOUVEMENT PUR, Héraclite voit dans le mouvement ce qui demeure identique à travers la diversité des êtres [6].

De plus, la pensée d’Héraclite ne se limite pas seulement aux concepts philosophiques, car certains aspects de la science moderne s’apparentent étrangement aux concepts dus à la prodigieuse intuition d’Héraclite qui s’est développée dans le cadre et avec les connaissances de son époque.

Ainsi, comme le fait remarquer, avec beaucoup d’à-propos Werner HEISENBERG : la pensée d’Héraclite est très proche de la physique moderne car si l’on remplace le mot FEU par ENERGIE, sa doctrine devient très plausible. En effet, l’énergie est la substance dont sont faites toutes les particules élémentaires et l’énergie est ce qui fait mouvoir. Elle peut donc être considérée comme la cause fondamentale de tous les changements du monde.

Héraclite est sans doute un philosophe ambigu et cette ambiguïté réside dans la notion d’ETRE — MOUVEMENT. Mais si, comme l’a fait W. HEISENBERG déjà cité, on substitue à l’ETRE — MOUVEMENT la notion d’ETRE — ENERGIE, on obtient alors un concept nouveau qui n’est pas sans analogie avec la vision gnostique des physiciens modernes.

Comme ceux-ci, Héraclite situe le MOUVEMENT ou mieux, l’ENERGIE au-delà du monde sensible, pour parvenir ainsi au sens véritable de l’UN.

Quelle que soit la signification exacte du texte d’Héraclite qui, comme le souligne K. JASPERS, se révèle en se cachant, la pensée du vieil Ephésien n’en reste pas moins l’un des plus beaux fleurons de la pensée grecque.

Charles BURNIAUX

sept. 85


[1] La numérotation de 126 fragments de l’œuvre d’Héraclite se base sur la traduction de Jean Voilquin.

[2] Histoire de la pensée, p. 86.

[3] Les présocratiques, p. 56.

[4] Trois présocratiques, p. 58.

[5] La pensée grecque, p. 97.

[6] Héraclite, p. 19.