le pasteur Jean-Marc Charensol
La prière dans la vie du chrétien

Si chacun sait ou croit savoir ce qu’est la prière, il y a, en fait, tant de différences et de nuances parmi les prières qui montent vers la ou les divinités, qu’il est nécessaire de définir sur quoi portera notre étude. Qu’est la prière chrétienne ? Quelles sont ses caractéristiques ? Au lieu d’apporter une définition massive, nous procéderons par touches successives et nous constaterons que les premiers traits qui nous frappent appartiennent au domaine de la vie consciente et volontaire.

(Revue 3e  Millénaire – ancienne série. No9. Juillet-Août 1983)

C’est dans la mesure où le croyant reçoit une réponse divine que la piété s’élève.

Beaucoup d’entre nous ont reçu une instruction religieuse chrétienne. Combien ont, dans leur jeunesse, vraiment appris à prier ? Le pasteur Jean-Marc Charensol, théologien, ancien rédacteur en chef d’Évangile et Liberté, revue mensuelle du protestantisme libéral français, il nous révèle comment un chrétien doit prier et cette prière, par le silence qui la suit, rappellera beaucoup que la méditation n’est pas l’apanage de l’Extrême-Orient.  Jean-Marc Charensol est également l’auteur de Qui est Jésus-Christ pour l’homme d’aujourd’hui ?, de L’Age d’homme, La naissance du nouveau testament…

UN vaste sujet sur lequel nous ne dirons pas tout, bien sûr, en une si brève étude. Notre propos est modeste et consiste à aborder la question de la prière d’une manière assez inhabituelle. Que le lecteur ne s’attende donc pas à un traité de prière chrétienne. Notre titre même indique que c’est l’aspect psychologique de la prière, son apport à notre vie religieuse qui va nous occuper.

Rappelons d’abord une distinction utile entre la vie consciente et la vie inconsciente. Dans le conscient, la volonté agit et ses décisions amènent des changements de position, d’aptitude, de réaction à l’égard du milieu ambiant et des événements ; toutefois des irruptions de l’inconscient peuvent soudain causer des remous et même des tempêtes dans les eaux relativement paisibles de la vie consciente, ou les calmer lorsqu’elles sont agitées. N’oublions pas, d’autre part, que les sentiments, les pensées, bref tous les éléments psychologiques qui, pendant un temps plus ou moins long, pénètrent dans le champ de la conscience, quitteront bientôt ce champ lumineux et rejoindront dans le subconscient et l’inconscient d’autres éléments semblables qui les ont précédés. Quant au monde de l’inconscient et du subconscient, des forces y vivent qui commandent à la volonté — cette volonté que l’homme volontaire s’imagine diriger à son gré ! — et qui la tyrannisent d’autant plus sûrement que le sujet ne se doute de rien. Or, que sont ces forces inconscientes, d’où proviennent-elles ? Les unes — nous venons de le rappeler — sont des

éléments psychiques qui d’abord furent conscients : descendus dans le subconscient ou l’inconscient, ils s’y sont transformés en habitudes de tous genres, grâce auxquelles la conscience se trouve débarrassée de multiples préoccupations et, sans cette transformation qui correspond à l’éducation de notre activité, se trouverait constamment empêchée de remplir des tâches plus élevées ; d’autres, au contraire, parce qu’ayant été jetées dans l’inconscient à la suite d’un refoulement auquel le sujet n’a pas consenti, deviennent des complexes refoulés qui, unis entre eux par un lien mystérieux, y créent un SURMOI malfaisant, ennemi et adversaire du moi véritable. Mais d’autres éléments psychiques semblent appartenir au royaume de l’inconscient depuis toujours : c’est le cas de nos instincts et du jeu délicat de nos tendances instinctives de tous genres ; c’est le cas également de notre caractère et de notre tempérament, dont bien des traits sont inscrits en nous dès la naissance. Et que penser de l’inconscient collectif, de cet « esprit de la race », qui se manifeste par le recours à un symbolisme naturel étrangement semblable chez les individus appartenant à un même groupe ethnique ou par des réactions impulsives qui semblent indiquer une même origine ?

Ceci étant rappelé (un peu sèchement, mais il convenait d’être bref !) un double problème se pose à nous, problème pratique plus que théorique, et qui nous révèle aussitôt le rôle psychologique de la prière. Considérant premièrement notre vie psychique dans son aspect conscient, nous veillerons à ce que les éléments conscients de toutes sortes qui la composent pénètrent dans l’inconscient en y provoquant le minimum de ravages. De même qu’un médecin à la hauteur de sa tâche s’inquiète de prophylaxie et s’efforce de prévenir certaines maladies pour n’avoir pas à les soigner quand il sera trop tard, de même un psychologue qui s’intéresse à l’aspect humain de sa science aura le souci d’écarter à l’avance certains processus psychologiques dont il sait qu’ils mènent au désastre. Or la prière remplit précisément cette première condition : « Il faut donc insister sur l’efficacité de la prière pour empêcher toute pensée de tomber dans l’inconscient avant d’être dépouillée de son aiguillon. Supposons que vous avez été insultés, que vous avez subi quelque tort, vécu quelque expérience terrifiante : avant que l’émotion qui vous bouleverse ait disparu sous le seuil de la conscience, alors qu’elle occupe encore sa place dans la vie consciente et que par conséquent votre volonté a prise sur elle, apportez cette émotion à Dieu par la prière. Demandez-lui comment affronter ce mal, comment en enlever la crainte et la rancune. Dans une atmosphère de vraie prière, la victoire est possible » (Weatherhead : Psychologie, religion et guérison, p. 116).

C’est pour cette raison que certaines prières, dans lesquelles celui qui se sait pardonné s’arrête trop longuement et trop complaisamment sur les souvenirs de ses échecs, portent en elles un germe de défaitisme : s’il est nécessaire de se repentir de ses péchés, il est malsain, psychologiquement et religieusement, de revenir sans cesse sur les mêmes faits ; si Dieu nous a pardonné, le péché est effacé, et l’âme libérée doit accepter son pardon, et non pas le redemander sans cesse comme s’il n’avait pas été accordé. En se remémorant constamment les mauvaises actions que l’on a commises, on remplit comme à plaisir la vie psychique d’idées malsaines ; les fautes pardonnées sont alors ramenées dans la pleine lumière de la conscience et toute leur puissance affective, débilitante pour la vie de l’esprit et qui prédispose à récidiver, pénètre dans l’inconscient, y préparant de nouvelles défaites. Pour que la prière soit efficace, il convient de ne pas saper nous-mêmes le terrain sur lequel Dieu va bâtir mais de nous appliquer à fortifier les éléments de la foi qui sont en nous en leur apportant par les idées que suggérera cette prière des données positives au lieu de « ruminer » le souvenir de nos fautes, pensons aux sommets que nous pourrions atteindre si nous nous abandonnions à la grâce de Dieu, de ce Dieu qui pardonne au cœur contrit !

Mais le rappel que nous avons fait, en commençant cette étude, de l’action de l’inconscient, et plus particulièrement de la pression qu’il exerce sur la volonté consciente, nous rend attentifs — et c’est un second aspect du problème de la prière — à l’impérieuse nécessité d’influencer ces forces inconscientes. Comment y parvenir, puisque d’une part cette action est délibérée, donc consciente, et que d’autre part elle prétend atteindre l’inconscient, un monde qui, par définition, échappe au contrôle de la volonté consciente ? Ne sommes-nous pas engagés dans une impasse, nous proposant un but impossible à saisir ?

Ici encore, la prière constituera l’un des moyens les plus puissants et les plus sûrs pour pénétrer jusqu’aux couches profondes de la personnalité, dans ces régions où se préparent les décisions qui orientent une vie et la redressent lorsqu’elle a dévié. Pour atteindre ce moi profond où Dieu parle, que faudra-t-il faire ? Gaston Frommel répondait : « Oter l’obstacle, renverser la barrière, percer le diaphragme, élargir les mailles du filet. En d’autres termes : porter l’effort libérateur sur cette cloison, ou naturelle ou morale qui, nous séparant d’avec nous-mêmes, nous sépare d’avec Dieu. La prière, telle que je la comprends, réalise par excellence cet effort. » (Etudes morales et religieuses, p. 332).

Ajoutons, pour éviter toute confusion, que ce rôle attribué à la prière ne supprime en rien l’utilisation d’autres méthodes de défoulement, dont l’emploi peut s’avérer indispensable, soit pour compléter l’action de la prière, soit même pour la rendre possible.

Il n’en reste pas moins que la prière, surtout lorsqu’elle devient contemplative, atteint jusqu’aux sources mêmes de la vie. Le Dr Alexis Carrel rapporte ce bref épisode : Un vieux paysan était assis seul dans le dernier banc de l’Église vide. « Qu’attendez-vous ? », lui demanda-t-on. « Je le regarde, répondit-il, et il me regarde. » Et Carrel d’ajouter : « Toute technique de la prière est bonne quand elle met l’homme au contact de Dieu. »

Si chacun sait ou croit savoir ce qu’est la prière, il y a, en fait, tant de différences et de nuances parmi les prières qui montent vers la ou les divinités, qu’il est nécessaire de définir sur quoi portera notre étude. Qu’est la prière chrétienne ? Quelles sont ses caractéristiques ? Au lieu d’apporter une définition massive, nous procéderons par touches successives et nous constaterons que les premiers traits qui nous frappent appartiennent au domaine de la vie consciente et volontaire. Interrogeant les documents bibliques, qu’y voyons-nous ? Des hommes qui non seulement s’adressent à Dieu, mais s’entretiennent avec lui. Or, ce dialogue, si fréquent dans la Bible, et que l’on retrouve dans l’Islam dont la piété est étroitement apparentée au judaïsme et au christianisme, se rencontre beaucoup moins souvent dans d’autres religions et disparaît totalement dans certaines. Que de fois, en dehors des annales bibliques des chants admirables ne sont que l’invocation solitaire devant une divinité éternellement muette ! Un souffle religieux d’une rare intensité traverse ces prières, une véhémence passionnelle les anime, on y entend le cri d’une conscience qui s’accuse et cherche le pardon : mais il y manque une chose, la réponse de Dieu dans le dialogue. Or c’est dans la mesure où le croyant perçoit une réponse divine à sa requête que la piété s’élève et parvient à un niveau supérieur. Certaines formes des mystères antiques, dans le mithraïsme et l’hermétisme par exemple, certains aspects de la mystique indienne, tels les cultes de Bhakti, ou encore le mysticisme des soufis musulmans, connaissent ce dialogue de la prière et, de ce fait, présentent une piété souvent très proche du christianisme.

Des idées de force et de paix

Objectera-t-on que ce dialogue entre le croyant et le Dieu auquel il s’adresse n’est psychologiquement qu’une autosuggestion ? Que le fidèle se persuade lui-même que Dieu lui répond ? Que des pensées qu’il repousse habituellement surgissent du plus profond de son inconscient et s’imposent à lui avec la netteté qu’aurait la voix d’un interlocuteur ? Et quand cela serait ? Le croyant n’est-il pas en droit de considérer ce phénomène de l’autosuggestion, survenant à certains moments précis de la vie, comme une intervention divine ? Ne peut-on dire, avec Weatherhead, que l’autosuggestion est le nom que donne la psychologie à la porte par laquelle Dieu pénètre en nous, au mécanisme mental qu’il emploie pour faire entendre sa voix ? Et n’est-elle pas, en tout cas, le moyen par lequel nous recevons au plus profond de nous-mêmes des idées de force, de paix, de pureté qui ensuite déploieront leurs effets bienfaisants dans l’être entier ?

Mais un second caractère marque la prière biblique. Cet entretien du fidèle avec son Dieu devient souvent une lutte, un combat, et pour reprendre l’image évoquée par l’épisode où Jacob, toute une nuit, se mesure avec un adversaire inconnu qui finalement le bénit, un corps-à-corps avec Dieu. Moïse, sur la montagne, lutte avec Dieu pour les destinées de son peuple ; David, rappelé au sens des réalités par le prophète Nathan qui lui reproche d’avoir séduit Bethsabée et fait périr son mari, lutte avec Dieu pendant des années pour obtenir le pardon de son crime ; Jérémie, qui ne veut pas être prophète, lutte avec Dieu qui l’envoie ; Jésus lui-même, en Gethsémané, a soutenu ce combat de la foi ; et Paul au chemin de Damas, et combien d’autres qui ne l’ont peut-être pas dit expressément mais on devine facilement que leurs goûts personnels, leurs projets, leurs volontés sont entrés en conflit avec une autre volonté, et qu’ils ont fini par céder. Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi faut-il que le croyant passe par ces heures de contradiction intérieure et d’effort ? Ne serait-ce pas d’abord, pour un motif d’ordre pédagogique ? En tous domaines, l’effort est bon, la lutte salutaire. Elle éprouve, elle exerce, elle développe, elle fortifie. Ne convient-il pas dès lors que la prière de notre foi soit ainsi éprouvée, exercée, développée, fortifiée ?

Mais cette éducation de l’homme par la prière va plus profond : elle nous habitue à regarder en face le mystère irréductible de la vie, au lieu de l’éluder.

Toutefois, à ces raisons pédagogiques vient s’ajouter encore une raison morale, qui influence directement la vie religieuse : à savoir l’existence du mal, non pas tant sous forme de souffrance physique que sous son aspect de désordre moral. L’homme, même religieux, reste égoïste ; il commet des actions dont il sait qu’elles sont répréhensibles ; même s’il se sent attiré vers Dieu, d’autres sympathies l’en éloignent. A tout instant la révolte gronde en lui, et que de fois une secrète aversion le détourne du Dieu auquel il voudrait se donner ! Il importe que l’homme prenne conscience de cette hostilité et qu’il approfondisse, à certaines heures qui seront décisives pour lui, tout ce qu’a d’anormal et de grave sa situation spirituelle. Voilà pourquoi la prière, au lieu d’être une ascension progressive de l’âme dans l’harmonie d’une vie intérieure sans heurt et sans difficulté, est traversée par des luttes douloureuses ; grâce à ces combats la foi mûrit, et l’état de foi primitif, enfantin, naïf, se transforme en un état de foi réfléchi. Le chrétien, après avoir lutté dans le secret de la prière, sait pourquoi il se confie en Dieu, sait en qui il croit. « On dirait, note encore le Dr Carrel, que dans la profondeur de la conscience une flamme s’allume. L’homme se voit tel qu’il est. Il se plie à l’accomplissement du devoir moral. Il tente d’acquérir l’humilité spirituelle. Ainsi s’ouvre devant lui le royaume de la Grâce… » (A. Carrel : La Prière, p. 20).

Le cœur sec et l’âme avide

Malheureusement, le dialogue avec Dieu, même entrecoupé de luttes morales, ne s’établit pas à volonté. Et si le croyant a l’impression, dans ses moments de vie intérieure particulièrement intense, que la prière ne cessera de jaillir facile et joyeuse, hélas ! il connaît aussi les périodes de totale incapacité, où le cœur semble sec et l’âme avide de tout sauf de prier.

Qu’est-ce donc qui se trame au fond de nous-mêmes ? Si la volonté n’obéit plus aux décisions prises en pleine conscience, c’est probablement que des forces inconscientes agissent sur elle et l’entravent. Et la première chose à faire, chez celui qui prie, sera d’affaiblir ces empêchements inconscients. Voilà pourquoi l’un des moments essentiels de la prière sera toujours la confession des péchés, soit que le fidèle, avant de prier, se soit ouvert à un tiers, soit qu’il participe à cette confession par la liturgie du culte public, soit que dans le secret de sa conscience il se dépouille devant Dieu et abandonne le personnage qu’il est aux yeux des hommes.

La vie inconsciente, toutefois, n’est pas que tyrannie de la personnalité. De ses profondeurs naissent les émotions artistiques les plus pures, l’admiration qui laisse en suspens toute critique, le sentiment du sublime que l’intelligence attentive ne parvient pas à susciter.

De même la prière peut s’élever jusqu’au ravissement de l’extase, à cette paix ineffable et surnaturelle, dont le Christ disait qu’il la donnait aux siens, « mais pas comme le monde la donne » ; à cette joie triomphante, douloureuse et sereine qui fut la sienne et dont il assure qu’il veut la parfaire en nous ; à ces certitudes inébranlables, à ces espérances surhumaines, à cette liberté victorieuse du monde dont nous enrichit sa communion et qui résultent pour nous du vivant contact avec les réalités éternelles. Ce bouleversement intérieur est lui-même précurseur d’un réarrangement nouveau en vue d’un équilibre supérieur.

Il convient de dire un mot maintenant de la continuité de la prière. Qu’est-ce, en fait, que la prière constante ? Non point un rabâchage de paroles, une répétition de formules, mais une attitude intérieure dans laquelle, à force d’y tendre, le sujet finit par s’établir et qui devient si naturelle qu’il s’y retrouve en toute circonstance : une inclination, une orientation du cœur qui, sans cesse recueilli, se tourne vers Dieu aussi spontanément que les fleurs se tournent vers le soleil. Des habitudes de piété sont alors prises, dont les racines plongent jusque dans l’inconscient, formant en nous comme une seconde nature, et la prière constante, devenue communion divine, crée l’obéissance et la confiance et la foi, et s’épanouit dans la joie, la force, la paix, le courage et l’amour.

Il ne suffit pas, toutefois, de noter que la prière exerce son action à la fois sur la vie consciente, par le dialogue et la lutte avec Dieu, et sur la vie inconsciente par l’examen de conscience, et la continuité de la ferveur, il convient de fixer, dans leurs grandes lignes, les conditions psychologiques les plus favorables qui nous permettront de répondre pratiquement à l’exhortation de l’apôtre : « Priez sans cesse, veillez et priez » (1 Thess 5 : 17) .

Nous l’avons remarqué : la prière n’est pas toujours aisée. Or, tandis que pour maintenir la souplesse du gymnaste, des exercices sont requis, qu’un pianiste admet l’obligation de faire des gammes et que tout spécialiste, qu’il s’agisse d’un métier ou de sport, sait qu’un entraînement méthodique et régulier lui est indispensable pour se maintenir en forme, la vie de prière est trop souvent abandonnée au hasard. Certes, on en fait un devoir, mais on néglige d’en indiquer les conditions. On y exhorte, et très souvent éloquemment, mais en bloc et sans direction pratique. Il en résulte que nos prières, consciemment menacées, se heurtent à deux écueils sur lesquels trop souvent elles se brisent : l’écueil du formalisme et celui du caprice. Le formalisme les menace dans la liturgie du culte public et dans la routine du culte personnel ou familial, tandis que le caprice, l’intermittence, l’irrégularité compromettent nos prières individuelles et privées, celles précisément dont il importerait au plus haut point qu’elles devinssent fonction régulière et partie intégrante de notre vie religieuse.

Peut-on formuler, en s’appuyant à la fois sur l’expérience accumulée par l’Eglise et celle, plus récente, de la psychologie religieuse, quelques règles pratiques qui aideront le croyant dans sa vie de prière ?

1. La régularité : Une première condition favorable à la prière, psychologiquement et même physiologiquement, est la régularité sur laquelle insistent, à toutes les époques, ceux qui ont beaucoup pratiqué l’oraison. Mais cette régularité peut se manifester de plusieurs manières : dans l’attitude corporelle, dans le lieu, dans le temps. Vous ne m’en voudrez pas de citer une phrase de Calvin : « A l’égard de la posture ou des manières extérieures du corps que l’on a accoutumé d’observer dans l’oraison, comme de se mettre à genoux ou de se couvrir la tête, ce sont des exercices dont nous nous servons pour nous préparer à faire nos prières avec une plus profonde révérence envers la majesté de Dieu. » (Inst. Ch., livre III, chap. XX, p. 33).

Chez les uns, les attitudes corporelles jouent un rôle primordial pour obtenir le recueillement indispensable à la prière, chez d’autres la position du corps n’entraîne aucune conséquence. Sachons nous observer nous-mêmes et découvrir l’attitude qui nous convient, mais ne jugeons pas défavorablement ceux qui sur ce point ne partagent pas notre façon de sentir.

Le lieu, par contre, est d’une tout autre importance, et c’est bien pour cela que la chrétienté a bâti des églises. L’ambiance peut exercer une influence plus profonde qu’on ne le croit souvent. Certains ne peuvent prier que là. Et pourtant, écoutez cette confidence (citée par G. Berguer : Psy. Rel., p. 160) : « Certaines de mes prières les plus intenses ont été faites en chemin de fer, au milieu d’éclats de rire et de chansons grossières. » Pour d’autres, ce fut sous les bombardements, dans le fracas des écroulements, ou dans une salle d’hôpital alors que, harassés, ils couraient d’un blessé à l’autre. Tant il est vrai que Dieu cherche l’homme en toutes circonstances et que le recueillement le plus paisible, indispensable à certaines heures, peut devenir un piège où l’imagination s’affole, rendant toute prière impossible.

Mais la régularité de la prière vise surtout son moment. « Pour ce qui concerne le temps, conseillait Frommel, employons à la prière les meilleures heures de la journée, j’entends celles qui nous trouvent le plus favorablement disposés à l’effort qu’elle implique. Toutes nos journées ont, sous ce rapport, leurs meilleurs moments. Différents pour chacun, c’est à chacun de les discerner, de les réserver, de s’y tenir. Oui, une fois réservés, de s’y tenir. Ce sera le plus difficile, mais c’est le plus important » (p. 333).

Enfin, la durée des prières. Quelle sera-t-elle ? Elle varie beaucoup et souvent on s’illusionne sur ce point. On croit toujours avoir prié plus ou moins longtemps qu’on ne l’a fait en réalité ; et cette erreur s’explique facilement puisque celui qui prie — s’il prie véritablement — est entièrement absorbé par sa prière même. D’autre part, bien des gens ne peuvent prier sans s’être préalablement recueillis ; et cette préparation, pour certains, devra durer des heures, preuve en soit ce que nous disent nombre de mystiques.

Se taire pour écouter Dieu

Pour d’autres fidèles, au contraire, la prière, si elle se prolonge trop, ne vaut plus rien. En voulant persévérer, ils en arrivent à un état d’énervement nuisible au point de vue spirituel (obsessions morbides, tentations, etc.).

2. Nous le voyons, certaines conditions psychologiques favorisent la prière, d’autres risquent de la faire dévier. Mais pénétrons plus avant.

Pour que la prière ne se confonde pas avec la magie, il faudra que, d’avance, et dès l’instant où il se met à prier, le croyant accepte d’abdiquer devant la volonté de Dieu. Je m’explique. Si l’on se donne la peine de discerner les intentions des adeptes de l’art magique, que découvre-t-on ? D’abord la certitude qu’il existe certaines forces surnaturelles dont l’homme peut disposer grâce à des secrets, des gestes et des paroles mystérieuses ; ensuite que ces puissances occultes sont aux ordres du magicien et lui permettent d’obliger les dieux à agir selon sa volonté propre, même si ses intentions vont à l’encontre de la volonté divine. L’homme qui croit à la magie, qu’il soit le sorcier ou le profane qui demande son concours, est persuadé que les incantations magiques le rendent plus fort que le dieu dont il brave les décisions. S’il prie, l’adepte de la magie ne se souciera pas de s’incliner devant une volonté supérieure, puisqu’à ses yeux il n’existe qu’une supériorité : celle du magicien, maître lui-même des forces occultes.

Cette mentalité se retrouve parfois — trop souvent, hélas ! — dans la piété. Même dans le christianisme, il arrive que des croyants s’imaginent pouvoir forcer Dieu à leur être favorable, à les débarrasser de leurs ennemis, à leur assurer le succès ; et c’est dans ce but qu’ils utilisent la prière régulière, sans relâche, intense. Mais la prière vraiment chrétienne est différente. Le Christ nous en a laissé le modèle inoubliable à l’heure tragique de Gethsémané : « Non pas ma volonté, mais ta volonté ! » (Mt 26 : 39. cf. 2 Cor. 11 : 7-9).

Cette abdication de nous-mêmes devant Dieu donne à la prière chrétienne son coloris spécial : elle est un des éléments de cette prière qu’on ne peut supprimer sans la mutiler.

3. Cependant, la prière est aussi une requête. Mais parce qu’elle est précédée de l’abdication totale, de l’acceptation à l’avance de la volonté divine, cette requête ne demandera pas n’importe quoi, elle ne réclamera pas la vengeance, elle n’exigera pas de gains illicites, ni le succès d’une injustice, d’une malhonnêteté, ni le triomphe d’ambitions orgueilleuses. Certes, nous pouvons, et nous devons, demander à Dieu ce dont nous avons besoin. Et la prière dominicale, le Notre-Père, nous indique dans quelle direction il convient de demander. Selon les circonstances, selon le milieu auquel nous appartenons, l’éducation que nous avons reçue, l’âge que nous avons, nos requêtes varieront. Mais sur un point elles se soumettront à une même règle, si du moins nous tenons à ce que notre prière soit chrétienne : nous les adresserons « au nom du Christ » et cette simple invocation, prise au sérieux, opérera un tri dans nos demandes.

4. Enfin, notre prière, qui doit être un dialogue, se taira pour écouter la réponse de Dieu.

Ne serait-ce pas sur ce point que nous sommes particulièrement en faute et que notre prière, trop païenne encore, déçoit les intentions de Dieu et manque à s’approprier leur divine sagesse ?

A la manière dont nous la concevons et la pratiquons également, il semble que Dieu n’ait rien à nous dire. Nous le fatiguons de nos paroles sans lui accorder l’occasion de nous faire entendre la sienne. Nous réclamons de lui des réponses que nous n’avons même pas la patience d’écouter et d’attendre. Nous n’oserions agir de la sorte avec aucune personne et nous trouvons naturel de le faire avec la personne suprême ! Quelle insolence et quelle contradiction !

L’initiative de Dieu dans la vie chrétienne : quelle petite place elle tient chez la plupart d’entre nous ! Et quelle place centrale, décisive, éminente, elle a toujours tenu chez les grands serviteurs de Dieu et les vrais disciples du Christ !

Frommel mettait en relief l’aspect paradoxal de la prière chrétienne en disant « Voici, dit l’Ecriture, je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu’un entend ma voix et m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je souperai avec lui et lui avec moi. » Qu’est-ce à dire ? Nous croyons frapper à la porte de Dieu et c’est Dieu qui frappe à la nôtre ; nous croyons aller à lui et c’est lui qui vient à nous… Et toutes nos initiatives ne sont que des réponses ; et toutes nos œuvres ne sont que ses œuvres, et toutes nos requêtes ne peuvent qu’exaucer la sienne ! » (pp. 343-344).

Pourtant, notre part dans la prière reste réelle. Et l’effort que poursuit le fidèle ne demeure jamais sans résultat. Nous l’avons déjà relevé : la prière, en devenant une habitude, agit sur notre caractère et le transforme. Sans aucun doute, ses efforts bienfaisants atteignent le corps en même temps que l’esprit. Créant une détente intérieure, elle nous apprend aussi à vivre sans avoir obtenu tout ce que nous voulions, et ceci constitue une discipline personnelle précieuse.

Enfin, continuant à nous placer au point de vue psychologique et laissant de côté les bénéfices inestimables que le croyant reçoit de l’exaucement de ses prières, exaucement qui, presque toujours, se produit autrement qu’il ne l’entrevoyait, nous devons nous souvenir que la prière empêche le refoulement de nos plus hautes valeurs spirituelles. En nous évitant ce refoulement du sens du sacré qui existe en tout homme et qui, refoulé, produit dans la personnalité des désastres aussi graves que tout autre refoulement, la prière contribue à équilibrer en nous les forces conscientes et inconscientes. Or, la conquête de cette harmonie intérieure coïncide précisément avec la conquête de la personnalité responsable que Dieu veut pour ses enfants.

Nous en resterons là en écoutant l’apôtre Paul nous répéter ce qu’il disait aux Romains (8/26-27) :

« L’esprit vient au secours de notre faiblesse ; car nous ne savons pas que demander pour prier comme il faut : mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables, et celui qui sonde les cœurs sait quel est le désir de l’Esprit et que son intercession pour les saints correspond aux vues de Dieu. »