Roger Godel
La Sagesse selon les Traditions indiennes et socratiques

Dès maintenant nous pouvons examiner avec précision ce que poursuivent les chercheurs de vérité — le « sadhaka » indien, le « philosophos » hellène — engagés dans leur voie traditionnelle de la Sagesse. La même injonction s’applique à l’un comme à l’autre : se connaître, prendre conscience, en soi-même, de la nature immuable, indestructible de son être. Tel est l’aboutissement de la recherche au terme du « gnôthi seauton » (Connais-toi) ou du dévoilement de l’Atma Upanishadique.

(Revue Synthèses. Numéros 130, Mars 1957)

Texte de la Conférence donnée, sous les auspices de la revue Synthèses et de l’Association Belgo-indienne, au Palais des Beaux-arts à Bruxelles, le 14 février 1957.

Avant d’entrer dans le vif de notre amical entretien, je dois m’excuser auprès de vous doublement.

1) D’abord à cause de l’ambigüité du titre que cette conférence comporte (je m’efforcerai au long de notre chemin de dissiper l’équivoque).

2) Et surtout parce que j’éprouve avant de prononcer le mot « Sagesse » une crainte terrible : celle d’offenser par l’audace de ma langue la vérité à laquelle je souhaite rendre hommage.

Socrate, en pareille circonstance, aurait invoqué, appelé sur lui-même et ses compagnons la puissance éclairante de la lumière médiatrice — Φϖς. Νονς

Mais les temps ont changé. Et le langage de nos contemporains ne connaît point d’autre lumière que celle dont le physicien moderne définit la structure — en termes d’ondes et de photons, en quanta d’énergie.

Le vocabulaire occidental se serait-il appauvri ? A vrai dire son répertoire n’offre aucun terme exact pour rendre correctement le sens du mot Νονς. Selon les traditions platonicienne et néo-platonicienne, le Νονς: désigne cette lumière de l’esprit implicite dans la conscience et par quoi toute démarche humaine — acte, raison, éthique, conduite de la vie — est illuminée.

Aujourd’hui l’expression « lumière de l’esprit » n’est qu’une métaphore, une figure de langage — creuse rhétorique. Pour un Sage de la Grèce, un Socrate, un Platon, un Plotin, le mot Νονς désigne une réalité essentielle, fondamentale, agissant en nous et à travers nous autant que théorétique. De même l’authentique Sage indien entend par Jnâna, vidya vritti cette lumière d’une raison transcendante grâce à laquelle l’ultime réalité est saisie.

Accueillir et recevoir l’éclairage du Νονς — lumière suprême — telle est l’ambition unique de tout chercheur de vérité selon la tradition de Sagesse hellénique aussi bien qu’indienne. A l’acquisition de ce Bien supérieur à tous les biens, l’homme réaliste subordonne et consacre sa vie entière. Il y gagne une claire vision de la réalité tel un dormeur qui s’éveillant, cesse d’appartenir au rêve qui le tenait captif.

Sur ce point les textes parlent avec éloquence et précision. « On ne peut percevoir cette clarté, dit Platon au Livre VII de la République, sans conclure qu’elle est la source universelle de toute rectitude et beauté, que dans le monde visible c’est elle qui se manifeste en lumière et dispensatrice de lumière, que dans le monde intelligible elle confère à l’esprit le discernement de la vérité; il faut la saisir pour se comporter avec sagesse dans la vie privée ou publique » (Rep. VII, 517 c.)

Les dialogues du Phédon, du Phèdre, le Banquet démontrent péremptoirement que selon Socrate et Platon, une vie dépourvue de cette bénéfique clarté ne vaut pas la peine d’être vécue.

Privée de l’éclairement conféré par le Νονς, l’existence de l’homme n’est que vertige, désirs inapaisables, sans cesse frustrés et renouvelés, souffrance, misère. (Phédon 66 b. c.d.e., 67 a.b., Gorgias passim., Phèdre 248 b.c., République : Livre VI, 508 d. VII passim.)

La tradition fondamentale de la Sagesse indienne acquiesce sans réserve à pareille affirmation.

Continuellement les écritures bouddhiques, celles des Upanishads, l’enseignement du Védanta dénoncent la misère qui s’attache à l’homme plongé dans l’état d’ignorance. Au sort déplorable que cette triste condition comporte, elles opposent la béatitude propre à la nature du Libéré-vivant, du Jivan Mukta.

Dès maintenant nous pouvons examiner avec précision ce que poursuivent les chercheurs de vérité — le « sadhaka » indien, le « philosophos » hellène —  engagés dans leur voie traditionnelle de la Sagesse. La même injonction s’applique à l’un comme à l’autre : se connaître, prendre conscience, en soi-même, de la nature immuable, indestructible de son être. Tel est l’aboutissement de la recherche au terme du « gnôthi seauton » (Connais-toi) ou du dévoilement de l’Atma Upanishadique. Pour atteindre cette ultime étape, une persévérance peu commune, inlassable est requise. On n’y a point accès par l’entremise de l’intellect — fonction subalterne. Car l’intelligence, cette faculté mentale, dépend pour le succès de ses démarches d’une conduite éclairante qui la transcende. L’attention du chercheur (Sadhaka, philosophos) se tournera donc vers cette clarté profonde qui informe et guide la raison, assurant la rectitude de son cheminement.

On ne connaît l’Atma qu’à la lumière de l’Atma. De même, au dire de Socrate, la réalité immuable qui se révèle en nous au plus profond de l’intériorité se dévoile seulement dans la lumière d’une conscience purifiée. C’est dans la clarté du Νονς — suprême Bien (to agathon) — qu’elle se laisse atteindre, par delà les confins du monde phénoménal. (République 508 d., 517 b.)

« N’être pas pur et saisir ce qui est pur voilà qui n’est point possible » (Phédon 67 b).

Cette déclaration nécessite quelques éclaircissements. Nous voulons savoir ce que le Sage entend par « être pur ». Lui-même a soin de l’expliquer à ses auditeurs.

Etre pur c’est prendre position dans la plus profonde intériorité, au delà des fonctions sensorielles et de toute représentation du corps. C’est reconnaître en soi-même l’invisible présence d’un être indestructible, immuable, soustrait au temps comme à l’espace. (Phédon 67 c.d.e., 68 a.)

Le Sadhaka indien se purifie semblablement; il répudie l’illusion par laquelle il s’identifiait avec son corps et ses opérations mentales : « Je ne suis pas ce corps ni ces pensées » lui déclare une voix intérieure inspirée par les écritures.

D’ailleurs le Sage, le délivré-vivant selon la tradition védantique n’a-t-il pas éveillé chez ses auditeurs la conscience de leur nature incorporelle? « Tu es cela — Tatvam Asi » — Conscience pure.

L’homme du XXe siècle proteste, à juste titre : « Alors d’où provient ce corps qui m’enveloppe, d’où viennent les émotions, les pensées, l’humeur qui m’assaillent ? »

Qu’on nous permettre de répondre à notre contemporain en faisant usage des acquisitions récentes de la neurobiologie.

J’examine la nature de ce corps. A quoi, en définitive, se ramène sa substance ? La physiologie nous démontre qu’elle appartient, sans conteste, au domaine des images sensorielles. Ce corps se manifeste dans un champ de conscience comme une image visuelle, une image tactile, une image proprioceptive; il assume aussi la nature d’un concept, d’un schéma : l’idée d’un corps. Son apparition est inséparable du phénomène de conscience. La conscience l’élabore dans l’intimité de notre structure neuro-psychique et se la donne en spectacle.

Ainsi donc, plutôt que d’adhérer à cette image corporelle et de nous identifier à elle, prenons place au poste de spectateur. Nous assisterons de ce lieu à la genèse et à la dissolution des images, au défilé incessant des expressions émotionnelles et mentales de la conscience.

Mais quel profit puis-je retirer de cet exercice ?

Il me dispense un merveilleux enseignement. Etabli en vigie à ce poste d’observation au plus profond de moi-même, j’apprends à reconnaître le caractère éphémère, transitoire, inconsistant de toutes les formes objectives qui traversent mon champ de conscience. Et parmi ces multiples images il s’en trouve une qui représente mon corps. Comme les autres celle-là révèle son intime structure au regard de l’esprit : une conjonction de phénomènes sensoriels.

Ainsi ce corps est une image fugace, une pensée jaillissant en éclair, un conglomérat de sensations que la conscience ordonne en une forme sans cesse reformée.

Dès lors je cesse d’opposer mon image corporelle aux autres aspects multiples qu’offre le monde des sens; je la situe à sa place dans le vaste contexte sensoriel qui l’inclut.

De cette attitude résulte une profonde transformation dans la conscience que j’ai de moi-même.

L’attache qui me liait au corps a subi une détente. Ayant compris le jeu subtil de la conscience émettrice de représentations mentales incessantes, puis-je encore m’inclure dans cette imagerie, m’assimiler à elle ?

Alors, que suis-je, en vérité ?

Témoin de l’impermanence de toutes choses s’écoulant en moi, je me situe hors de ce flux, par delà le spectacle que je me donne à moi-même. L’étendue sans limites de l’espace et du temps — ces créations de mon esprit — se dissout en rêve et lumière avant de m’atteindre. Rien ne m’enclot, rien ne me porte, rien ne me retient. Conscience pure et sans déterminations je ne connais point de cadres, point de concepts, ni de figures.

L’aboutissement de l’itinéraire dans l’intériorité subjective conduit l’expérimentateur — l’indien comme le grec — à cette position ultime de témoin où resplendit, immuable, la conscience sans attributs.

Aucune trace de dualité n’y subsiste; la parole, la pensée n’y ont point accès.

C’est à cet achèvement de la pérégrination que Platon nous convie dans les dialogues du Phèdre, de l’Alcibiade, dans la République, le Banquet. Dans le Phédon il nous donne un texte infiniment précieux, une information capitale: (Phédon 79 c,d,e) « Ainsi nous disions tout à l’heure : quand la psyché, pour examiner quelque chose, fait usage du corps par l’entremise de la vue, de l’audition, ou par quelque autre sens — car c’est bien incontestablement par le corps que les sens opèrent — alors lu psyché est traînée par le corps vers ce qui jamais n’est identique à soi, elle erre, livrée au vertige, elle roule comme en proie à l’ivresse parce qu’elle est en contact avec cela.

Par contre, quand elle procède à un examen d’elle-même par elle-même, son élan la porte vers ce qui est pur, vers l’être éternel soustrait à la mort, vers ce qui demeure immuablement identique à soi.

Et parce qu’elle s’apparente à lui, c’est toujours vers lui qu’elle aboutit tant qu’elle s’oriente vers elle-même et n’en est point empêchée; dès lors elle est quitte de ses errements, et en raison de son contact avec cela, elle reste immuable, toujours identique à soi. Cette expérience (to pathèma) qui lui échoit on l’appelle Sagesse (Phronèsis [1] ) ».

S’établir en ce foyer immuable de la connaissance c’est parachever le « gnôthi seauton ». Le Sage indien évoque par d’autres modes d’expression un semblable voyage au même terme.

Ayant pris pleinement conscience en lui-même de l’immuable réalité, établi à ce foyer ultime d’intégration, le Sage voit se déployer comme un rêve sans commencement ni fin, l’existence biologique des êtres et de l’univers; sous l’apparente diversité des formes son regard perçoit spontanément l’unité présente. De même que les songes montant du tréfonds de notre être nous confrontent à nous-mêmes, et non point à des objets distincts, concrets, le jnanin reconnaît dans la fantastique imagerie que nous offre le cosmos une pure phénoménologie de la conscience. A ses yeux tout est lumière, seulement lumière.

Relisons dans la belle langue platonicienne et dans celle de Plotin l’évocation de ce parfait dévoilement; certes les mots font pauvre figure à pareil moment, mais en dépit de leurs limitations ils ne trahissent point la vérité : « béatitude, simplicité, unicité, lumière resplendissante sans couleur ni forme » (Phédon, Phèdre, Banquet, République, Ennéades). De telles expressions s’appliquent mal à la réalité, mais en est-il de meilleures ? Sans doute le silence serait-il plus communicatif, mais il ne transmet pas ses pouvoirs par l’écriture.

Au cours de son laborieux itinéraire d’intériorisation vers les profondeurs subjectives le chercheur — sadhaka ou philosophos — a dépassé, en effet, la sphère des activités sensibles, et celle de l’intellect; délivré des images du rêve éveillé, abandonnant même les balbutiements du langage intérieur, il pénètre dans cette zone indescriptible où règne un silence de mort. L’image de son propre corps, de son moi, les multiples aspects de sa personnalité ont perdu toute consistance et n’offrent rien de plus cohérent que les phantasmes d’un rêve. Immergé dans cette profondeur de lumière il s’établit au foyer, tel un dormeur qui dans le sommeil profond aurait préservé l’état vigile. Le Jnanin accompli, le Jivan-mukta, le Sage selon la tradition socratique semble être un somnambule lucide. On dira de lui : c’est un mort-vivant. Et cette contradiction dans les termes expose une part du vrai. Les écritures indiennes consacrent une appellation aussi étrange. Socrate développe avec insistance le même thème dans le Phédon, dans le Banquet :

« Quiconque s’attache à la philosophie au sens droit du terme, les autres hommes ne se doutent pas que son unique occupation c’est de mourir, c’est d’être mort. Si donc c’est la vérité, il serait assurément bien étrange d’en avoir nulle autre chose à cœur que celle-là pendant toute la vie, puis quand cette chose arrive de s’irriter… » (Phédon 64 a. trad. L. Robin, édit. Belles-Lettres).

Socrate et le Sage indien, semblablement, démontrent que la vie biologique, celle qui compose notre corps comme notre psyché, porte en elle une mixture inextricable de mort et de rénovation. Ce n’est point là, en conséquence, qu’il convient de reconnaître la réalité authentique de la vie. A chaque instant nous mourons et renaissons. Un biologiste contemporain souscrirait entièrement à ces dires. Il sait que dans l’intervalle marqué par une seconde plus de deux millions des globules rouges de son sang ont subi la mort et qu’une foule égale de ces corpuscules est née à la vie. Dans ce même temps périssaient et naissaient cinq millions de plaquettes, cent vingt mille leucocytes. Combien de molécules, combien d’atomes, combien de charges électriques, les cellules de notre organisme ont-elles échangé pendant ce clin d’œil ? Certaines cellules nerveuses reçoivent jusqu’à 300.000 stimulations en une seconde [2]. Dans le champ de notre conscience les pensées jaillissent en émissions discontinues et retournent se dissoudre à leur source. Vers tous les horizons où se tourne mon regard je ne vois que morts et naissances en perpétuel échange d’équilibre. Que demeure-t-il en moi qui échappe, en cette vie, à l’œuvre de mort ?

Ne dois-je pas reconnaître, en vérité, que je suis — comme le Sage — un mort-vivant ? Le Sage, certes, n’en disconvient pas, car entre lui et les autres il n’introduit pas l’ombre d’une distinction.

Mais que l’homme du commun ne s’y trompe pas ! Ce que lui apprend un rigoureux examen des faits en accord avec les sciences biologiques : la complémentarité de la vie et de la mort et leur annulation réciproque, cet enseignement reste pour lui lettre close, simple acquiescement de l’intellect.

Pour le libéré-vivant, par contre, c’est là une vérité implicite, une évidence d’un autre ordre et si lumineuse qu’elle ne revêt jamais la forme d’une pensée. Le témoignage irréfutable de sa nature lui est garant que la vie, dans son authenticité, ne comporte pas de complémentaires, nulle dualité d’apparences.

Cette connaissance souveraine exclut toute perspective erronée sur la mort; aucune obscurité ne saurait poindre devant la toute puissante lumière. Socrate, tandis qu’il s’apprête pour recevoir la coupe de poison, tente de communiquer à ses disciples le fruit de son intime expérience. Difficile épreuve et qui exige de tous une vigilance inlassable. Plus d’une fois l’incompréhension des auditeurs amène sur le visage du Sage l’esquisse d’un sourire. Parfois il ne peut retenir l’éclat d’un rire jovial qu’accompagne une ironie pleine de compassion.

C’est bien d’un mort-vivant que proviennent ces paroles dernières : « Je n’arrive pas à convaincre Criton que ce que je suis, moi, c’est ce Socrate qui présentement mène le dialogue avec vous et en règle l’ordre dialectique. Au contraire il est persuadé que je suis cet autre Socrate dont le cadavre apparaîtra bientôt sous vos yeux… quant à ce que maintes fois je vous ai répété… tout cela n’était pour lui que vaines paroles, des consolations que je cherchais à vous accorder ainsi d’ailleurs qu’à moi-même ! » (Phédon 115 c.d.)

Et tandis qu’il porte la coupe à ses lèvres : « Voici ma prière: « qu’il en soit ainsi ». (Phédon 117 c.)

Le libéré-vivant indien reconnaîtra sans l’ombre d’un doute dans cette figure du Sage hellène la lumière de l’authentique Sagesse.

Et s’il consent à parcourir la terre grecque sous la conduite de son camarade en Sagesse il trouve mainte occasion de s’émerveiller.

Jusque dans les hameaux les plus reculés de la montagne comme sur les rivages de la mer il fait halte devant des enclos vénérés — sanctuaires à mystères — où l’on initie le peuple à la grande vérité de la mort omniprésente. A l’ombre de leurs hauts murs de clôture, « ceux qui savent » y instruisent la foule par les plus simples procédés — par le mythe, par l’image, par le drame mimé. Pendant des millénaires, dans tous les cantons de la Grèce, les générations des hommes apprennent de la sorte à reconnaître la vie véritable à sa source; ils la découvrent par transparence à travers la trame où sont nouées inextricablement la mort et la vie biologique. Au sortir du sanctuaire d’initiation — à Eleusis, à Phlionte, à Argos (mystère de la Kanathos), à Lerne, à Hermione, à Phigalie, au Kabirion de Thèbes, le commun des mortels a reconnu en lui-même l’étincelle d’immortalité; Il en a saisi la puissance de rénovation en ce monde et le pouvoir éclairant.

Aussi n’est-il pas surprenant que les Sages de la lignée hellénique aient parlé unanimement avec estime des initiations aux mystères.

Il nous convient, à présent, d’examiner quel bénéfice pratique comporte, en fait, la connaissance dont le Sage est la source dispensatrice.

Apporte-t-elle seulement un profit individuel à ceux qui l’accueillent, l’assimilent et la cultivent sur tous les horizons de leur être ? Ou bien serait-elle pour une collectivité et une civilisation, un puissant et indispensable levain de développement ?

Si la Sagesse devait conférer à qui la pratique le privilège d’un bonheur égoïste, aucune âme généreuse n’en accepterait les dons; or la lumière naît au cœur des hommes en réponse seulement à un appel désintéressé.

Elle dissipe les phantasmes du moi, délie les tendances égocentristes. Sa nature comporte la gratuité, la libre diffusion. C’est dire que le Sage accueille fraternellement tout être qui aspire avec une entière sincérité à la connaissance pure; il laisse dans son sillage la joie, l’amour, une capacité illimitée d’endurer le fardeau de la vie.

Parce qu’il ouvre au regard de ses auditeurs des perspectives essentiellement réalistes et pratiques, sa fonction est de corriger les erreurs d’optique. Au travers du mal il enseigne à découvrir le bien implicite et à en promouvoir l’avènement.

On l’accuse, à tort, de décourager son entourage d’entreprendre aucune action sociale. Pilier de la réaction et du conservatisme ! L’accusation est entièrement injustifiée. Le Sage conseille à ses amis de procéder, au préalable, à une révision profonde de leurs points de vue et d’adopter une optique correcte en toutes choses; il les exhorte à se réformer eux-mêmes avant de prétendre réformer le monde. Autoriseriez-vous un homme ignorant la chirurgie et presqu’aveugle à pratiquer des opérations avec ses mains souillées, septiques ?

Ces réserves étant faites, il stimule chacun dans son action professionnelle. C’est dans l’exercice d’une profession accomplie avec amour que l’homme pourra le mieux poursuivre son chemin vers la vérité.

Pour conclure je citerai une mystérieuse sentence. Je la recueillis en 1949 de la bouche du Sage indien qui nous éclaira ma femme et moi.

—  « Que pourrais-je faire, lui avais-je demandé, pour le bénéfice d’un malade en péril de mort, après que toutes les ressources de la science médicale ont été mises en œuvre ? »

La réponse tomba sur nous, presque cinglante :

—  « Die for him to live. »

Phrase trop chargée de vérités pour se laisser traduire et que je rendrais très imparfaitement dans la langue française : « mourez pour qu’il vive ».

Aucun commentaire ne suivit la brève déclaration et nous ne souhaitions pas en avoir; le verbe, mystérieusement lumineux avait frappé juste. Le Sage, comme un bon archer avait mis les deux flèches de l’amour et de la mort au cœur de la même cible.

Mourir, était-ce donc cela ? S’effacer dans l’amour, perdre dans l’instant, au foyer de la béatifique lumière jusqu’au dernier vestige de soi-même ?

Tandis que nous retournions ce soir-là silencieusement à notre demeure, le souvenir des dernières paroles que Socrate prononça dans sa prison nous revint en mémoire : « Prenez soin de vous-même, non de votre corps mais de votre âme… suivez comme à la trace ce qui s’est dit en ce jour, alors toute tâche accomplie par vous sera une tâche faite par amour. »


[1]  Le même thème est repris, développé dans des termes presque semblables un peu plus loin (Phédon 80 a. b.), il ne peut donner lieu à aucune méprise ni ambiguïté.
[2]  A Neurological Analysis of the innate behaviour of Man. par Robert Gesell, in l’Instinct (Symposium) Masson ed. Paris. 1956.