Robert Amadou
La science admirable – Art et Sciences hermétiques

L’« incohérence interne » de Newton gê­nait Aldous Huxley. Non pas que l’ironiste tourné mystique s’offusquât des insuffisances d’une physique qui s’accomplirait au XXe siècle dans les théories de la relativité et des quantas, mais comment un maître fondateur de la science mo­derne avait-il pu admettre, en dépit de sa qualité, les sciences occultes don relève ou au moins participe sa théologie imprégnée d’hermétisme et millénariste toutes fausses sciences évidemment voire anti-sciences ?

(Revue Question De. No 47. Avril-Mai 1982)

L’« incohérence interne » de Newton gê­nait Aldous Huxley. Non pas que l’ironiste tourné mystique s’offusquât des insuffisances d’une physique qui s’accomplirait au XXe siècle dans les théories de la relativité et des quantas, mais comment un maître fondateur de la science mo­derne avait-il pu admettre, en dépit de sa qualité, les sciences occultes don relève ou au moins participe sa théologie imprégnée d’hermétisme et millénariste toutes fausses sciences évidemment voire anti-sciences ?

Or, c’est vrai qu’Isaac Newton consacra plus de temps et d’efforts, plus de page lues et écrites, à l’ésotérisme qu’à la mécanique, à l’optique et à la mathéma­tique. Dès après sa mort, en 1727, quel­ques confrères s’en félicitèrent (quitte à en faire, à tort, tel William Law, un disciple de Böhme), tandis que la plu­part de ses collègues ont tenté, jusqu’à nos jours, de gazer ou de minimiser le scandale.

Depuis 1936, les faits peuvent être élu­cidés avant d’être qualifiés, ce qui est de bonne méthode, et une explication s’avère. Cette année-là, en effet, furent vendus à Londres, et dispersés mais découverts, les manuscrits de Newton réputés non-scientifiques, qui avaient été relégués, à ce titre, pendant trois siècles et demi. La masse comprend de la théo­logie, ou de la théosophie, de l’exégèse prophétique, des calculs et des images de l’histoire des nations et, par priorité, de l’Église, un peu d’astrologie, enfin beau­coup d’alchimie. Ce principal se répartit ainsi : copie de textes classiques, souvent commentés, notes sur la littérature du grand art, protocoles d’expériences per­sonnelles. Car, outre qu’il fréquenta chez les bons auteurs (Irénée Philalèthe, Tho­mas Norton, le pseudo-Basile Valentin, Jean de Monte-Snyder…), qu’il les a mé­dités et exploités, Newton s’enrôla dans leur compagnie et tenta, au laboratoire, par la voie des manipulations, l’œuvre qui fournirait l’élixir de vie et la poudre à transmuer les métaux vils en or.

Précédée par quelques études fragmentaires, le professeur Betty J. T. Dobbs expose, analyse et interprète les Fondements de l’alchimie de Newton (Guy Trédaniel éd., 1981). Le titre semble sévère, on aurait tort de le croire restrictif. L’auteur entend en effet par fondements, d’abord les origines de l’alchimie de Newton dans son Angleterre, sous la Restauration, puis les bases acquises par Newton personnellement au cours de sa réflexion et de sa pratique alchimistes.

Ainsi, cette étude magistrale et passionnante, très accessible dans l’intelligente traduction de Sylvie Girard, régalera les amateurs d’alchimie : ils retrouveront leurs docteurs et leurs doctrines dans les papiers classés, résumés, clarifiés d’un émule assurément flatteur, dont les propres travaux, tout en les encoura­geant, contribueront à les instruire.

S’interrogeront-ils, nos disciples d’Her­mès, sur l’« incohérence interne » de Newton, que la présente révélation docu­mentaire semble renforcer ? Ou bien pré­féreront-ils oublier, pour leur part, le Newton savant, sauf à s’autoriser, nonobs­tant la contradiction, de sa gloire, et se cantonner dans une physico-chimie d’un autre genre (Christopher McIntosh, La Rose-Croix dévoilée, trad. G. Heim, Dervy-Livres, 1981, p. 28)

Mais, précisément, cette affaire de gen­res, et de leur éventuel antagonisme, sollicite la réflexion de tous ceux qui ont du goût pour la science, les idées, la philosophie, tant rationaliste qu’occultiste ; de quiconque, ici et maintenant, se demande comment on en est venu là. Il n’y a pas deux Newton successifs : l’un adepte de l’alchimie (entre maintes disciplines secrètes), l’autre, soit aupa­ravant soit ensuite, soumis à la méthode expérimentale. L’état fut apparemment double, en tout cas il fut permanent.

Mais — et ceci est nouveau, et ceci est capital — il n’y a pas non plus, une vie durant, deux Newton simultanés. L’« in­cohérence intérieure » dont se plaignait Huxley, Newton s’appliqua à la réduire en fait dans le progrès de son système comme il savait qu’en droit, et dans les faits de nature, la gravitation et la lumière obéissent aux mêmes lois, dépendant des mêmes principes, que les processus qui, dans l’athanor, portent la matière première au noir, au blanc, au rouge. Quand elle met au titre de son ouvrage le mot « fondements », l’auteur entend donc aussi, en une troisième suggestion, que l’alchimie est « l’un des piliers qui supportent le système scientifique com­plexe » que Newton finit par édifier.

S’il y eut quelque évolution dans le rap­port du profane à l’occulte, jamais oppo­sés, sans cesse mieux assimilés, ce fut dans le sens d’un avènement du second. Dans sa jeunesse, Newton va d’une chimie exotérique à une chimie ésotérique et les œuvres de sa maturité s’enracinent dans les théories alchimiques d’alors. À partir de 1675, toute sa carrière tend à intégrer l’alchimie à la mécanique. À cette fin, l’éther cède la place au concept nouveau de force. Trouver les forces, dira très généralement Newton, constitue la tâche de la philosophie et la transmuta­tion procure le meilleur moyen de s’as­surer.

Newton cherche à saisir la structure de l’univers par l’alchimie, dans un modèle du microcosme qui s’harmonise avec son modèle du macrocosme. L’univers entier est, à ses yeux, une énigme. Aussi, J.M. Keynes, en 1946, célébrant devant la Royal Society le plus illustre de ses an­ciens présidents, le désignait paradoxa­lement comme le dernier des magiciens. Il explique : « Pourquoi lui donner le nom de magicien ? Parce qu’il considérait l’univers entier et tout ce qu’il contient comme une énigme, comme un secret que l’on pouvait lire en appliquant la pensée pure à certains signes, certaines voies mystiques que Dieu avait tracées sur terre, ouvrant une sorte de chasse au trésor philosophique à la confrérie des chercheurs ésotériques. Il pensait que l’on pouvait découvrir ces voies en observant les phénomènes célestes et en analysant la constitution des éléments (et c’est ce qui fit naître l’hypothèse, fausse, qu’il était un philosophe expérimental de la nature), mais aussi en étudiant cer­tains écrits et traditions, transmis par les initiés en une chaîne ininterrompue, dont l’origine était la révélation occulte des Babyloniens. Il considérait l’univers com­me un cryptogramme livré par le Tout-Puissant ».

Et, pour déchiffrer le cryptogramme, il faut observer la nature : les phénomènes célestes et la constitution des éléments. Il faut aussi recevoir la leçon d’une pérenne tradition cachée qui a quelque chose à dire des forces au travail dans l’univers. La cohérence de la pensée newtonienne s’accroît de sa foi sans doute mais aussi du caractère religieux de ses autres connaissances qui passent pour extra-scientifiques. Dans son exoté­risme, la religion de Newton remonte à Noé, et au-delà du déluge à Adam, elle descend jusqu’au Christ où elle se per­fectionne. De cette religion vraiment catholique, qui impose la vertu, une théologie, ancienne par définition, véhi­cule l’ésotérisme ; les alchimistes sont de ces anciens théologiens, et Newton fut alchimiste. Mais l’ésotérisme qu’il suit ne se restreint pas à l’alchimie non plus qu’à la Rose-Croix, dont Newton apprit les opinions. S’il condamne la kab­bale et les hérésies gnostiques, il puise (à l’instar de ses guides en alchi­mie et des rosicruciens, d’ailleurs) dans le platonisme, et le néo-platonisme, notamment celui de Cambridge à son époque, et dans l’hermétisme au sens large de même qu’au sens strict. Et le temple de la franc-maçonnerie spéculative qui monte, simultanément et corrélati­vement, souvent grâce à des newtoniens, n’aura pas d’autre base que la même croyance exotérique, autrement dit la vieille théologie, et pas d’autre clef de voûte qu’un symbolisme, tantôt identique tantôt analogue, où s’analyse l’ésotérisme. À tous ces courants de pensée s’applique la remarque de Christopher McIntosh à propos du premier nommé, la Rose-Croix : chacun constitue, et plus encore leur confluence, « la renaissance tardive, d’un très grand intérêt, de la pensée gnostique (Christopher McIntosh, La Rose-Croix dévoilée, trad. G. Heim, Dervy-Livres, 1981, p. 28). Or, la science de Newton participera de cette gnose. Inséparable, en ses aspects expérimentaux, du reste de son savoir, elle sera partie intégrante d’une nouvelle gnose, authentique celle-là, contrairement aux néo-gnoses scientistes d’aujourd’hui. Contrairement à la science rationaliste, soit que celle-ci capte ou dédaigne l’épithète gnostique.

Et contrairement à la « science admi­rable » de Descartes qui s’en accommode et l’inclut, laquelle, semblable d’intention à la gnose typique des rose-croix, rate l’unité que celle-ci atteint, et Newton aussi dont le champ s’est pourtant élargi (Cf. ma préface à l’édition française de McIntosh, op. cit., pp. 22-24).

La conclusion de Dobbs déçoit donc : le rêve de Newton serait réalisé par la science moderne. Car, alors que Newton avait infléchi le mécanisme cartésien dans le sens de la magie naturelle dont il était issu, la science moderne prétend s’être éveillé du rêve de l’un de ses ancêtres. Il est faux de soutenir, comme fait Rossi l’historien italien des sciences, Paolo, que Newton a pris dans la tra­dition des thèmes qu’il a incorporés dans une nouvelle somme et à de nouvelles fins. Cette somme et ces fins sont ana­logues à ceux de la tradition, conformes à son inspiration. Or, Rossi a raison quand il distingue entre la remise en question des origines de la science moderne et la remise en cause de cette science elle-même. Mais, si Rossi lui-même s’effarouche dune science qui déborderait le discours rationnel, et même rationaliste, Newton ressuscité remet en cause la science moderne (Paolo Rossi, « Hermeticism, Rationality and the Scientific Revolution », ap. M.L. Righini Bonelli et William R. Shea, Reason, Experiment and Mysticism in the Scientific Revolution, New York, Science History Publications, 1975, pp. 247-273).

Au demeurant, la cohérence de sa pensée, l’universalité de sa science, d’essence ésotérique, dépassent la concordance, l’alliance de l’alchimie et de la physique, même étayée par le rattachement des alchimistes au flux de la vieille théo­logie : les autres connaissances du res­sort de celle-ci concourent à la synthèse. Un étonnant érudit, David Castillejo, don­na un aperçu de ses études en 1980. Dobbs, dont l’originale est de 1974, ne peut le citer, mais il prolonge les conclusions insinuées par les faits que son livre rapporte. Castillejo élargit le panorama du newtonianisme. La lecture des prophé­ties, surtout Daniel et l’Apocalypse, la chronologie du monde et l’histoire de l’Église non seulement ne sont ni contraires ni étrangères à l’alchimie qui n’est ni contraire ni étrangère à la phy­sique, mais toutes disciplines profanes et occultes sont au fond sacrées et tous les phénomènes de l’univers possèdent une même structure où s’exerce, corréla­tive de la force de contraction, ou d’attrac­tion, une seule et même force expansive qui produit les radiations lumineuses et les combinaisons chimiques, régit la croissance des êtres vivants, gouverne les humains, corps et âmes. La structure de l’univers matériel répond ainsi au symbole du Temple, dont la structure peut être projetée sur le futur dans l’histo­riographie qui privilégie l’Église chré­tienne et la Synagogue, sa mère. La numé­rologie décèle les valeurs et les corres­pondances (David Castillejo, The Expanding Force in Newton’s Cosmos, as shown in his unpublished papers, Madrid, Calle Ponzano 69, Ediciones de arte y bibliofilia, 1981).

Cette science traditionnelle et à la fois utopique, initiatique et expérimentale, religieuse, diffère radicalement de la science moderne qui a trahi Newton, en le dépouillant, au nom d’une idéologie qu’il eût abhorrée. Toutes les sciences dont Newton s’est occupé sont capables d’amélioration. Mais le problème de l’unité du savoir, et de la nature du réel, qui ressurgit dans les milieux scienti­fiques contemporains et qu’on y traite si mal, pourquoi ne pas en chercher la solution dans la voie où Newton s’enga­gea et nous invite ? Pourquoi ne pas essayer un retour au vrai Newton ?