Stéphane Lupasco
La systémologie et la structurologie

Pour qu’il se forme un système quel qu’il soit, naturellement ou de par votre intention et votre volonté, il est indispensable que ces éléments, ces constituants d’un système soient rassemblés et liés entre eux par quelque dispositif, par quelques rapports. Et c’est ici qu’interviennent la systémologie et la structurologie.

(Revue 3e Millénaire. No7 ancienne série. Mars-Avril 1983)

Rien n’est possible, rien ne se manifeste dans l’univers sans la dynamique actualisée d’un système.

Si l’on vous demandait, lecteur : que devriez-vous faire pour constituer un système et une structure ? Que me répondriez-vous ? Me permettriez-vous de répondre à votre place ?

Naturellement, un système de quoi ? Mais, bien sûr, d’éléments, de choses, d’objets, de forces matérielles ou mentales, d’idées, de fonctions, de comportements, de rapports sociaux, comme un parti politique par exemple, etc.

Cela constitue un ensemble de ce que vous voulez. Mais qu’est-ce qui fait que cet ensemble est un système, possédant une structure ?

Réfléchissons. Ces constituants d’un ensemble ne sont et ne peuvent être là comme tombés du ciel, et se maintenir comme par enchantement.

Tout le problème est là.

Pour qu’il se forme un système quel qu’il soit, naturellement ou de par votre intention et votre volonté, il est indispensable que ces éléments, ces constituants d’un système soient rassemblés et liés entre eux par quelque dispositif, par quelques rapports. Et c’est ici qu’interviennent la systémologie et la structurologie.

Je déclare tout de suite que je suis contre les vocables actuels de systémie et de systémique. Que je comprends, d’ailleurs. Je le comprends parce que mes termes de systémologie et de systémologique ne peuvent être conçus par ceux à qui manque une logique, celle qui fonde et qui rend inévitable expérimentalement et théoriquement la formation et le contenu de tout système.

Avec la logique classique d’identité, de non-contradiction des éléments et du principe du tiers-exclu, il est, comme on le verra, impossible d’édifier un système, lequel ne peut évidemment pas ne pas contenir de constituants, c’est-à-dire une certaine structure, que précisément le système systématise, rassemble dans un système.

Or, il est facile de comprendre, et je suis depuis longtemps étonné, comme je le dis dans tous mes travaux, de constater que personne ne s’est posé le problème capital de savoir quelles sont les exigences, aussi bien expérimentales que théoriques, de la formation et de l’existence de tout système quel qu’il soit.

La première exigence, c’est que les constituants s’associent et se dissocient ou encore s’attirent et se repoussent en même temps, même si apparemment il s’agit d’éléments statiques, car rien ne peut être statique dans un univers dont toute chose est de l’énergie (inutile de rappeler la célèbre découverte d’Einstein, que tout le monde connaît aujourd’hui).

Il faut donc une force d’attraction et une force de répulsion qui associe et qui dissocie. Pourquoi ? Parce que s’ils s’attirent seulement, tout se coagule dans un même magma, et il n’y a plus de système d’éléments, c’est-à-dire plus de système possible. Que s’ils se repoussent seulement, tout s’éparpille sans fin, et plus de système possible. Cela constitue une première loi de la systémologie, une loi qui implique l’antagonisme énergétique entre l’attraction et la répulsion, l’association et la dissociation. De plus, ici intervient une nouvelle et deuxième loi capitale : celle de la potentialisation et de l’actualisation, comme on le comprend tout de suite intuitivement en vertu de la loi précédente. Il faut, en effet, que l’attraction passe d’un certain état de potentialité à un certain état d’actualisation, et en même temps que le paramètre de dissociation, d’exclusion, de répulsion empêche tous les constituants d’un système de se coaguler, comme on vient de le voir dans la même entité informe, et il faut qu’il passe à son tour d’un certain état de potentialité à un certain état d’actualisation. Les constituants, quels qu’ils soient, d’un système doivent posséder la propriété de l’énergie du passage d’une potentialité à une actualisation, et tels que les deux processus soient antagonistes et engendrent un certain degré seulement d’actualisation réciproque.

Nous avons ainsi ces deux lois de formation d’un système : force d’attraction et force de répulsion, ou d’association et de dissociation des constituants de ce système, qui fait qu’il y a des constituants, qui ne se coagulent ni ne s’éparpillent, et une seconde loi que la première implique, celle des possibilités de potentialisation et d’actualisation, relatives de ces deux paramètres antagonistes.

Avec la logique classique d’identité de

non-contradiction et de tiers exclu

il est impossible d’édifier un système.

Ces lois sont celles de la systémologie, c’est-à-dire de la logique de tout système. Exemples innombrables, nous en donnerons quelques-uns de significatifs : pas de noyau atomique, pas d’atome, pas de molécule, pas d’objet quelconque, dit inanimé ou physique ou animé et biologique, sans ces deux forces antagonistes engendrant précisément ces systèmes microphysiques, macro-physiques et biologiques. Un atome est possible de par le noyau positif et les électrons négatifs qui gravitent autour ; il en va de même du noyau atomique comme de la molécule d’un objet quelconque jusqu’aux objets astrophysiques, étoiles, planètes, galaxies, etc.

Mais une troisième loi logique va intervenir, et nous abordons maintenant la structure et la structurologie.

Les propriétés des choses, c’est-à-dire de l’énergie à laquelle elles se réduisent, (et c’est ici que la question est la plus délicate pour la logique classique qui commande à notre entendement, dans tous les secteurs de la recherche et de la pensée), doivent être à la fois identiques et non identiques, homogènes et hétérogènes (comme notamment les électrons d’un atome qui sont identiques, et qui cependant sont soumis au principe d’exclusion de Pauli, en vertu duquel chaque électron exclut tout autre de son état quantique ; c’est pourquoi il y a des atomes différents, de l’hydrogène à un électron à l’uranium qui en a 92, avec toute la gamme entre eux qui constitue les diverses substances chimiques).

Il s’agit bien ici de la structure indispensable à tout système si bien que, comme on va le voir, le système et la systémologie impliquent la structure et la structurologie, et inversement celles-ci impliquent celles-là. Si, en effet, tous les éléments d’un système, quel qu’il soit, sont rigoureusement homogènes, non seulement on ne les distingue plus, mais par la force d’attraction systémologique, que nous avons vue, ils s’accumulent dans la même homogénéité ; que s’ils sont rigoureusement hétérogènes, la force de répulsion les éparpille dans une hétérogénéité illimitée.

On pourrait répliquer que la force d’attraction pourrait rassembler toutes les hétérogénéités dans un même magma, et que la force de répulsion éparpille les homogénéités d’une manière illimitée. De toute façon, comme on l’a vu, en vertu de la première loi, dans les deux hypothèses, pas de système possible. Mais ces hypothèses ne sont pas acceptables, parce que nous nous trouvons maintenant en présence d’une contradiction dynamique qui fait que l’homogène repousse l’hétérogène, et celui-ci celui-là.

C’est cette troisième loi de constitution d’un système, la loi d’une contradiction dynamique, dynamique parce qu’elle ne peut pas ne pas l’être, tout étant énergie, qui va être de la structure et de la structurologie.

Dès lors, en combinant ces trois lois, nous aurons une structure de trois types : une structure, c’est-à-dire la répartition des éléments ou événements constitutifs d’un système, où l’homogénéité prédomine ; une structure inverse où l’hétérogénéité sera prédominante, autrement dit relativement actualisée ; et une structure où ni l’une ni l’autre ne pourra s’actualiser en dépassant l’antagoniste et en le potentialisant, d’une certaine grandeur ; troisième type de structure où ni l’un ni l’autre des paramètres d’homogénéisation et d’hétérogénéisation ne pourront se dépasser, et vont donc se maintenir dans des états de semi-actualisation et de semi-potentialisation, dans ce que j’ai appelé, l’état T du tiers-indu, où la contradiction et l’antagonisme sont les plus forts, les plus denses, alors que dans les deux premiers types, la contradiction avance vers une non-contradiction relative et progressive, et l’antagonisme s’affaiblissant.

Ces trois types de structure et par-là même ces trois types de systèmes, on les constate dans toute réalité expérimentale, dans toute systémologisation des phénomènes, quels qu’ils soient : il n’est pas un système qui n’obéisse à ces trois lois logiques parce qu’elles sont les lois nécessaires, inhérentes à l’élaboration de tout système, sans lesquelles son existence n’est pas possible.

Mais ces systèmes, précisément en vertu de ces lois énergétiques, non seulement ne peuvent être jamais rigoureusement statiques, mais par-là même, ils sont soumis à un devenir plus ou moins apparent, ou plus ou moins lent ou rapide.

Un objet physique, quel qu’il soit, se modifie en vertu de la deuxième loi de la thermodynamique. Clos, sans apport extérieur d’énergie nouvelle, le système va être soumis à la dégradation énergétique, c’est-à-dire au passage de divers états hétérogènes initiaux (mécaniques, électriques, chimiques, etc.) à une homogénéité thermique ; c’est la loi de l’entropie positive. Le système biologique doit lutter contre cette actualisation homogénéisante, de son milieu extérieur comme de son intérieur même. C’est là le processus même, à partir de la fécondation de l’œuf, de l’édification adulte d’un système biologique, jusqu’à sa mort où il va verser dans le système physico-chimique et les systèmes biologiques des agents de la putréfaction qui se nourrissent du cadavre.

En vertu des lois énergétiques

les systèmes ne sont jamais

statiques mais sont soumis à un devenir.

 Quant au troisième type de système, c’est celui du noyau atomique qui résiste le mieux et le plus longtemps à sa désagrégation, de par l’égalité de ses forces antagonistes et contradictoires : il faut l’énergie puissante des réacteurs de particules qui le bombardent pour inégaliser ces interactions fortes, comme on les nomme, pour le faire éclater.

Mais on retrouve ce troisième type dans le système neuro-psychique, particulièrement développé dans l’homme, comme je le montre dans mes travaux, et que la maladie mentale met nettement en évidence : que le paramètre de l’homogénéisation s’hypertrophie dans le cerveau dit normal, et l’équilibre qui constituait son état dit normal va engendrer une certaine forme de névrose et plus loin de psychose, qui est justement la schizophrénie, l’homogénéisation mentale du sujet, lequel est l’agent des actualisations, potentialisant l’objet, la réalité objective, inhibée dans l’extériorité. Inversement, que le paramètre de l’hétérogénéité occupe ce moteur des actualisations qu’est le sujet, et c’est la maladie mentale dite maniaco-dépressive. Dans le premier cas, le système psychique ne peut s’arracher à l’idée fixe, à l’obsession de l’identité de tel personnage, de telle vocation, de telle volonté inconsciente, de demeurer le même personnage, comme enkysté en lui-même, le dominant et dominant tout autour de lui. On voit ici que l’homogénéisation, sous mille formes, s’étend, domine et paralyse l’adaptation à la diversité, à l’hétérogénéité de la vie aussi bien intérieure qu’extérieure. C’est la systémologie et la structurologie morbides. Dans le second cas, c’est précisément l’inverse : les forces d’actualisation du sujet sont soumises à l’hétérogénéisation de la vie, du monde, et c’est encore la maladie mentale, la pathologie systématisante et structurante par une succession de dépressions et d’excitations que l’univers, sous ses aspects hétérogènes, introduit dans le sujet et y développe.

Et il en va de même de tout système, il est la proie des paramètres d’homogénéisation ou inversement d ‘hétérogénéisation prédominante. Les systèmes se dégradent de manière inverse, et la loi de l’antagonisme et de la contradiction opère de moins en moins jusqu’à l’affaiblissement du système lui-même, avec sa structure propre : les constituants s’y associent ou s’y dissocient trop fortement, et la structure se relâche et se disloque. On y retrouve, somme toute, les systèmes sociaux et socio-politiques : le totalitarisme, l’homogénéité dominante de la pensée, écrasant les diversités des constituants, des partenaires politiques et la liberté par là même, qui est la conséquence de l’hétérogénéisation de tous les comportements individuels et sociologiques du système. Et inversement, la toute puissance de celle-ci entraîne l’anarchie, l’incohérence du système qui se disloque à son tour, avec la pulvérisation des constituants de sa structure.

Aussi bien, le système, tout système, possède-t-il une cybernétique, et, comme on le voit, il y a trois cybernétiques systémologiques possibles et réelles.

Le système entropique lui-même possède une cybernétique, c’est-à-dire une contre-action ou « feedback », lequel est inversement proportionnel à son information. Autrement dit, plus il y a probabilité d’homogénéisation, moins il y a d’information, signalant l’hétérogénéité s’actualisant du système pour le ramener à l’actualisation de son homogénéisation. Un système thermique, par exemple, est régulé pour maintenir la même température en présence des variations de celle-ci. Alors, lorsque la température extérieure baisse ou s’élève, une information, un mécanisme de « feedback » va permettre l’augmentation ou la baisse de la source de chaleur pour rééquilibrer la température demandée.

Dans le deuxième principe de la thermodynamique des objets physiques, j’ai postulé, je crois à juste titre, une cybernétique adéquate, qui fait que le système ne passe pas tout de suite et sans freins à l’homogénéité de la progression de l’entropie, sans quoi il y a longtemps et même tout de suite que l’univers serait mort.

De l’égalité des forces antagonistes

et contradictoires de l’atome au

dérèglement psychique chez l’humain.

 

En biologie, nous avons affaire à une cybernétique inverse ; ici dans un système vital, tout est conditionné et activé par des processus d’hétérogénéité structurale et systématisante, de la phylogénèse à l’ontogénèse, des molécules de la protéine, de l’ADN (acide désoxyribonucléique de la célèbre hélice) jusqu’à l’organisme tout entier. Et alors l’information, le « feedback », va être le dispositif biologique qui va signaler l’actualisation, la tentative et le commencement de l’actualisation des paramètres d’homogénéisation de la structure et du fonctionnement du système biologique, afin de repotentialiser cette entropie qui le guette à chaque instant et contre laquelle il lutte durant toute son existence de la naissance à la mort. Cette cybernétique inverse de la précédente signale le danger et le début de l’homogénéisation du système, alors que dans le premier cas, la cybernétique physique signalait l’hétérogénéisation du système et de la structure.

Mais il existe une troisième cybernétique inhérente au système, celle du système nucléaire et du système neuro-psychique. Ici, le « feedback », l’information, va réguler l’hypertrophie de l’un des paramètres d’homogénéisation et d’hétérogénéisation, c’est-à-dire de leur équilibre, affaiblissant le système et la structure spécifique qui les constituent ; il va donc signaler soit l’excès d’homogénéisation, soit l’excès d’hétérogénéisation, dépassant cet état T de semi-actualisation et de semi-potentialisation simultanées, comme nous l’avons vu dans la maladie mentale ou dans le noyau microphysique, forces internes d’association et d’exclusion.

En allant plus loin, et on ne peut s’arrêter là, la découverte des quarks montre que les particules que l’on croyait dernières et fondamentales (protons, neutrons, électrons) sont encore des systèmes de ces énergies des quarks et des anti-quarks.

Mais une molécule est un système de systèmes d’atomes, et tout objet physique ou biologique, j’ajouterais neuropsychique est une suite de proliférations arborescentes et hiérarchiques de systèmes, de systèmes, de systèmes…

Un système biologique est une prodigieuse systémogénèse de systèmes de systèmes. Quand j’écris, mes phrases sont un système de systèmes de mon langage, de ma grammaire, un système de mes propositions, système du sujet, du verbe et de l’adjectif et même mes mots, un mot est l’expression verbale, le signe linguistique très complexe de mon appareil mental signifiant un concept, lequel est précisément le système de ce qu’on appelle l’extension (le chien, l’animal, la chaise) ou leur homogénéité, et de l’intension du concept, c’est-à-dire ce chien, cet animal, cette chaise, dans leur hétérogénéité spécifique.

Ainsi, le système n’est pas cette chose horrible contre laquelle tant d’esprits non systématiques, disent-ils, s’élèvent, et qui vient du fait que le système n’est ici que l’actualisation d’une identité, d’une homogénéité statique et fixe. Le système, cependant, est essentiellement polymorphe et dynamique par excellence, et rien n’est possible, rien ne se manifeste dans l’univers et son énergie fondamentale, en dehors de leurs systémologies et de leurs structurologies. Les anti-systèmes ne les connaissent pas et confondent le système homogénéisant, apparemment statique et stérilisant, de la macrophysique entropique, sublimée par la logique classique, avec tous les autres systèmes, non seulement possibles, mais existants dans toute expérience et pensée possible.

Ce système considéré comme statique et homogène est un système pathogène au sein de la matière neuro-psychique, nous avons vu pourquoi. Aussi y a-t-il une pathologie de la systémologie et de la structurologie, qui vient de la non-adéquation des systèmes élaborés par la pensée, par les centres neuro-psychiques, aux systématisations physiques ou biologiques. C’est ce qui se passe dans la maladie mentale, on l’a vu, dans la schizophrénie, ou la maniaco-dépressive ; ce sont là des structurogénèses et des systémogénèses pathologiques, c’est-à-dire des systèmes en délire. C’est pourquoi, les systèmes de l’imaginaire, de ce qui s’élabore dans l’intériorité du psychique, doivent être contrôlés de très près, au contact de l’expérience, c’est-à-dire des systémologies et des structurologies des matières-énergie sur lesquelles on veut avoir prise ou qui ont prise sur vous.

Tout objet physique, biologique et même

neuropsychique est une suite de systèmes,

de systèmes de systèmes.

Même au sein de l’univers psychique, un contrôle doit être soigneusement effectué, car, comme je l’ai montré, il est soumis aux atteintes des paramètres physiques ou biologiques, engendrant la monotonie, la répétition morbide ou l’incohérence d’une hétérogénéité dans une diversification chaotique ; je pense tout particulièrement ici à l’activité esthétique, à la peinture, la littérature, la musique.

Les systèmes et les structures sont soumis à une trilogique constitutive, qui est le moteur inhérent à sa possibilité sine qua non d’existence. Il faut savoir quelles en sont les trois articulations dans la logique générale dynamique du contradictoire, avec les deux non-contradictions évolutives, statistiques et asymptotiques et jamais rigoureusement actuelles et actualisables, à partir de la contradiction fondamentale, et, par-là même savoir s’en servir, sans tomber dans la pathologie systémologique et structurologique.

C’est pourquoi il est indispensable de connaître la logique de tout système et de toute structure.