Marguerite Bangerter
La vie attentive

Ce que je me propose de vous dire est extrêmement simple, car la vie attentive se rapporte à la vie quotidienne, la vie simple et ordinaire qui est l’étoffe de nos jours d’un bout à l’autre de l’année. Etre heureux est le but de tout être humain. L’aspiration au bonheur est instinctive, unanime, générale. C’est elle qui imprime la direction à notre devenir, fil d’Ariane qui nous mène à la fois aux sources et à l’océan à tel titre que nous pouvons en déduire que le bonheur est l’attribut de notre essence profonde vers l’épanouissement de laquelle nous pousse le flux de la vie.

(Revue Spiritualité, Numéros : 31, Juin 1947 ; 32, Juillet 1947)

Ce que je me propose de vous dire est extrêmement simple, car la vie attentive se rapporte à la vie quotidienne, la vie simple et ordinaire qui est l’étoffe de nos jours d’un bout à l’autre de l’année.

Etre heureux est le but de tout être humain.

L’aspiration au bonheur est instinctive, unanime, générale. C’est elle qui imprime la direction à notre devenir, fil d’Ariane qui nous mène à la fois aux sources et à l’océan à tel titre que nous pouvons en déduire que le bonheur est l’attribut de notre essence profonde vers l’épanouissement de laquelle nous pousse le flux de la vie.

Vouloir être heureux est donc le plus légitime de nos soucis, car le bonheur est à la fois notre but et notre destinée.

Puisque nous voulons tous être heureux, comment pouvons-nous le devenir ?

Depuis la plus haute antiquité une foule de conseils excellents nous ont été donnés à ce sujet. Les religions et les philosophies nous en ont enseigné mille moyens.

Je ne veux pas reprendre ici la querelle qui les divise à propos de savoir quel est le système qui contient le plus de vérité, car j’ai la conviction que dans chacun d’eux il y a largement plus qu’il n’en faut pour rendre un être heureux.

Tout a été dit pour nous engager à nous hisser au-dessus de nous-même et si nous cherchons des exemples pour secouer notre torpeur nous pouvons en trouver parmi les disciplines les plus diverses.

Que nous leur accordions le titre de sages ou de saints, les êtres que nous admirons le plus et qui se situent aux sommets de l’espèce humaine présentent tous des caractères communs: une sérénité profonde les habite, le bonheur et la paix les inonde au point de leur assurer un rayonnement auquel les moins avertis sont sensibles.

Ils sont aimants et détachés, généreux et simples en dépit d’une très puissante personnalité.

Ils ont triomphé de la souffrance et de la peur.

Ils sont en un mot admirablement heureux.

Les sages et les saints ne sont pas l’apanage d’une seule religion ni d’une seule race. Leur liste s’étire à travers les âges, les civilisations, les cultures et les classes. La diversité de leurs origines rend témoignage de l’assertion du sage Ramakrishna qui disait: « La Vérité est une, les chemins sont multiples. »

D’un côté nous avons donc une abondante profusion de règles, de prescriptions et de systèmes plus ou moins stricts, Plus ou moins dépouillés, plus ou moins élevés, parmi lesquels nous avons la faculté de puiser les éléments les mieux en rapport avec notre nature; de l’autre côté nous avons l’homme vivant, tel qu’il est, celui qui chaque matin se réveille, boit, mange, travaille, pense, parle ou se tait, va, vient, s’agite et s’endort enfin jusqu’au matin suivant.

Entre cet être-là, celui que nous sommes, tout ordinaire et tout cru parmi les actes et les paroles d’une simple journée et celui que nous voudrions être, il existe un divorce profond.

Car ce n’est pas notre appartenance à une religion, (si élevée soit-elle) ni à un groupe spirituel, ni à une secte, ce n’est ni notre éducation, ni même nos éventuelles initiations qui donnent la mesure de notre valeur humaine, de la réelle qualité de notre être.

Nos connaissances intellectuelles, notre compréhension mentale sont bien les nourritures de notre âme; mais elles ne deviennent notre âme elle-même qu’à partir du moment où nous les intégrons dans notre vie, où nous leur donnons le souffle en les transformant en expériences vécues.

Faire passer nos conceptions, de notre cerveau dans nos actes, c’est animer une chose inerte en lui communiquant la palpitation de notre chair, le sel de nos larmes, la chaleur de notre sang.

C’est en cela que consiste la vie attentive.

Nous nous faisons en général une image idéale de nous-même façonnée d’après nos croyances, nos conceptions, l’enseignement et les exemples que nous avons reçus, notre désir de grandeur et de perfection et que nous alimentons de toutes nos bonnes intentions.

Même quand celles-ci sont énormes, et que notre ardeur spirituelle est sincère nous nous contentons trop souvent de cette image mentale de nous-même qui finit par nous distraire de la réalité quotidienne et dessert notre progrès humain en nous divisant dangereusement. Parce qu’elle nous habitue à vivre sur deux plans distincts, celui de nos états mentaux qui captivent notre intérêt et celui de notre vie courante que nous abandonnons à elle-même et qui traduit à la société la pauvre réalité de notre être.

A quoi bon mettre notre âme en robe blanche dans nos écrits, dans nos discours, dans nos heures de rêveries, de prières ou de méditation si nos actes et nos gestes restent livrés à toutes leurs primaires et végétatives réactions ?

La vie attentive consiste précisément à combler cet hiatus par un ajustement continuel entre nos conceptions mentales et ce que nous traduisons par nos attitudes, nos paroles et nos gestes.

La vie attentive, c’est abolir cette sorte de mauvaise volonté que nous mettons à nous transcender et dont nous nous donnons la preuve par tous les projets conditionnés que nous élaborons dans nos rêveries et nos songes demi-éveillés où nous tenons toujours le rôle du personnage que nous voudrions être:

Nous serions bons, grands, justes et généreux SI nous étions avec d’autres gens, dans d’autres circonstances, d’autres contrées, d’autres mondes où tous les autres seraient également bons, grands, justes, honnêtes et généreux.

Ainsi, pendant une vie entière, nous gâchons le Présent à force de nous en évader pour rêver du Paradis.

Inattention funeste pendant laquelle notre chance s’émiette et où s’effrite notre énergie; chaque jour qui passe accentue alors le déséquilibre que nous créons entre le spirituel et le matériel et l’harmonie nous déserte parce que nos actes sont incomplets.

Nos actes sont incomplets et nos pensées le sont aussi, car rien de ce qui est humain n’est exclusivement matériel ni exclusivement spirituel. Une pensée qui ne traduit pas une part d’expérience ou de compréhension vécues reste une pensée morte malgré la perfection de sa logique ou de sa forme, de même qu’un geste qui ne se prolonge pas d’une part d’amour et de pensée reste sec et sans joie, et se voit frustré de la part ailée qui lui donne une résonnance de suavité si spéciale dans l’état d’harmonie qu’il est convenu d’appeler « l’état de grâce ».

Vivre attentivement c’est mettre en quelque sorte son âme au bout de ses doigts, même dans les gestes les plus simples, c’est mettre son cœur dans ses paroles et ses pensées, c’est se mettre courageusement et patiemment à bâtir le paradis.

Car, quoiqu’en pensent certains, le bonheur est bien de ce monde, mais il est réservé, vous le savez, aux hommes de bonne volonté.

Sommes-nous de bonne volonté, je vous le demande, quand nous laissons la culture de nos réactions et de nos états psychologiques dans la plus totale négligence ?

Je sais qu’il est difficile de trouver la juste mesure.

Certains ne pensent à rien. Je crois qu’il ne faut pas leur en vouloir. Comme les plantes et comme l’herbe ils en sont encore au stade végétatif et leur vie se résume à la satisfaction de leurs fonctions organiques. Leur bonheur évidemment est à la mesure de leur évolution et reste soumis totalement à la bonne ou mauvaise fortune des circonstances extérieures. Prisonniers de leur milieu, ils sont aussi esclaves d’eux-mêmes.

Si nous nous mettons d’accord pour traduire ici par le mot « monde » le niveau de qualité qui borne l’ensemble de nos états psychologiques alors j’accorde que le Bonheur, le vrai, n’est pas du monde de ceux-là. Car ils ne connaissent de la Joie que sa portion la plus fugace: le plaisir, et du Bonheur, que juste assez pour en garder la nostalgie.

Pour la floraison de la connaissance, ils sont trop verts encore. Peut-on en vouloir à un arbre de n’être encore qu’un baliveau ? La maturité leur viendra plus tard et avec elle, plus de richesses.

D’autres pensent trop, et leurs états d’âmes restent cérébraux.

Ils ne sont pas heureux non plus car pendant que leurs pensées s’effilochent aux escarpements de leur vertigineuse imagination ils négligent dans le présent leurs affaires courantes où les fils s’embrouillent sans tarder.

Comme une pensée s’égare vite quand elle ne reste pas reliée aux possibilités de sa réalisation pratique!

Les excès de matérialisme offrent certes un aspect répugnant et ils dégradent la personne humaine. Mais ils se bornent d’eux-mêmes aux limites de notre capacité de jouissance. La vie sanctionne nos excès en altérant l’organe dont nous abusons.

Par contre, dans le mental, ce frein naturel n’opère pas, c’est pourquoi nos excès en ce domaine y font si rapidement des ravages redoutables.

L’intellectualisation est un piège où tombent beaucoup d’esprits excellents. Les théories restent inertes et mortes aussi longtemps que nous ne les traduirons pas en termes d’expériences.

« C’est l’épreuve de la vie quotidienne », écrit van der Leeuw, dans son livre remarquable: « La conquête de l’Illusion », qui révèle la valeur d’une philosophie. Celle-ci doit être plus qu’une compréhension intellectuelle; chaque vérité que nous atteignons doit devenir une expérience dans notre conscience. Car elle ne peut exercer d’action créatrice que lorsqu’elle a cessé d’être un simple jeu intellectuel pour devenir connaissance de la vérité vivante.

Seule, la philosophie qui a ses racines dans notre conscience sous forme d’expérience et y puise la force vitale qui en fait un organisme vivant peut porter des fruits propres à nourrir l’homme.

C’est pourquoi tous les disciples en mal de maître ne pourraient en trouver de meilleur que dans le déroulement de la vie journalière.

Mais pour apprendre à discerner l’enseignement qui se dégage de l’enchevêtrement des contrariétés qui nous surviennent, il convient avant tout de s’astreindre vis-à-vis de soi-même à une rigoureuse sincérité. Car pour aller au fond d’un problème il ne faut pas s’en évader, mais s’astreindre au courage tranquille de prendre ses responsabilités dans les ennuis qui nous arrivent.

« Aucune puissance dans l’Univers ne peut empêcher un effet de suivre sa cause » nous a dit le Bouddha.

C’est sur leur enchaînement implacable que nous devons sans cesse porter notre attention pour arriver à cette connaissance profonde de la vie qui est le commencement de la sagesse.

Les moindres détails de la vie nous livrent leur message quand nous savons les observer.

Il est très courant de croire que nous ne portons la responsabilité d’une erreur que si nous l’avons faite exprès. Hélas, la loi de la vie est plus rigoureuse que cela et ce n’est pas l’intention qu’elle sanctionne mais l’ignorance. Le jeune enfant qui, sans savoir, met sa main sur le feu est, en dépit de l’innocence de son geste impitoyablement brûlé par lui.

Si, le matin, mal éveillé encore, vous bousculez votre tasse au point de rompre son équilibre, votre café se répand sur la table sans égard pour l’intention que vous y avez mise. Vous ne l’avez pas fait exprès, vous l’avez même fait sans le savoir, ce qui en aucun cas n’a le pouvoir d’arrêter l’enchaînement mécanique de l’effet à la cause et le contenu de votre tasse renversée va se répandre en quête d’une nouvelle solution d’équilibre, qui sera pour vous éminemment désagréable.

A ce moment-là, si votre attention, intègre et perspicace veille dans un coin de votre âme, votre lucidité s’insinuera dans l’enchaînement des phénomènes et vous en démasquera l’implacable mécanisme.

La « Connaissance » que vous en aurez, ne changera rien au dégât matériel direz-vous. Sans doute, mais elle portera un fruit à l’intérieur de vous-même, car cette connaissance vous apportera la compréhension de la chose qui enrichira votre expérience.

Comprendre un désagrément qui nous arrive, le situer exactement dans la trame qui l’a produit, nous met vis-à-vis de lui dans une position psychologique avantageuse car cela nous confère, en quelque sorte le bénéfice de l’offensive.

C’est un peu comme si du haut d’un promontoire, nous dirigions une bataille.

Ces batailles-là, on ne les gagne pas toujours, mais le fait de les livrer nous fortifie et nous donne la possibilité de gagner peu à peu la maîtrise de nous-même.

Et la maîtrise de soi est indispensable pour progresser dans la recherche de la vérité et la poursuite de la sagesse.

Comment en effet prendre une vue juste des choses si nous sommes constamment aveuglés par nos réactions d’humeur, l’emportement de nos nerfs, nos mouvements d’amour-propre ?

La condition humaine nous destine à mieux que cela.

Une vie superficielle est une vie morne, qui chercherait en vain à découvrir sa raison d’être. Mais pour en gagner la maîtrise et pénétrer dans les profondeurs il faut que la part vive de nous-même, s’accoutume à se mettre à la deuxième place.

Je ne sais si vous comprenez ce que je veux dire par cette expression: Pour que notre conscience attentive puisse promener la lumière froide de son discernement sur la vie, les choses et nous-même elle a besoin de se retirer légèrement dans l’ombre, comme un observateur intègre et silencieux.

Tant que nous restons à la première place nous ne savons pas nous juger avec sang-froid et sincérité. Notre personne occupe dans notre esprit une place si énorme que nous n’arrivons pas à nous dissocier de nous-même. Et pourtant aucun progrès psychologique n’est possible aussi longtemps que nous n’arrivons pas à relâcher les nœuds qui retiennent enserrés la surface et les profondeurs.

Apprendre à nous regarder avec les yeux des autres est la plus salutaire de toutes les disciplines car en même temps qu’elle tempère la susceptibilité souvent exagérée de notre amour-propre, elle crée un espace entre nos actes et la conscience qui les observe.

Dès que cette brèche est ouverte une vie passionnante commence pour nous: Le poste d’observateur que nous nous sommes assuré nous permet de discerner les mobiles qui nous animent, et le discernement de ces mobiles nous met sur la piste de la vie, qui est aussi la piste de la grande vérité.

Mais se livrer à ce jeu intérieur n’est possible que dans la plus loyale sincérité.

Sinon à chaque instant nous nous évaderons du problème en nous cherchant des excuses ou en nous déchargeant de nos erreurs sur les autres.

Et dans la vie intérieure, pas plus que dans l’autre, il n’est possible de réussir sans courage.

C’est pour cultiver et développer ce courage que les groupes d’Oxford s’imposent la discipline de confesser entre eux leurs erreurs et leurs fautes.

Maeterlinck qui a écrit de si belles lignes sur la sincérité disait d’elle qu’« elle purifie, comme le feu, tout ce qu’elle embrasse. Elle stérilise les ferments dangereux; de la pire injustice, elle fait un objet de curiosité, inoffensif comme un poison mortel dans la vitrine d’un musée.

« Supposez Shylock, dit-il, capable de connaître et de confesser son avarice, il ne serait plus avare, ou son avarice changerait de forme et cesserait d’être odieuse et nuisible.

La connaissance de nos fautes en précipite chimiquement le venin, qui n’est plus au fond du cœur qu’un sel inerte dont on peut étudier à loisir les cristaux innocents. »

La sincérité vis-à-vis de nous-même, non seulement clarifie les remous de notre âme, mais aussi la dispose à une plus large compréhension des autres.

Car du coin discret de cette deuxième place d’où notre conscience observe elle se rend compte peu à peu que ce qui passionne son intérêt ce n’est pas en réalité le personnage, mais les mouvements de la vie.

La Vie, flux insaisissable, puissance éternelle, qui crée et anime les formes en les débordant de toute part, la Vie impétueuse qui porte la sève de la racine au bourgeon, cisèle la fleur, gonfle le fruit et se rit des feuilles mortes en s’endormant dans le bois noir pour rebondir au prochain printemps. La Vie patiente qui s’insinue, humble et verte entre deux pierres, qui vole, saute et court sous mille déguisements de poils et de plumes, qui fuse dans le rire d’un enfant, qui palpite chaude et tranquille sous la peau fragile des tempes et qui allume le miracle de la lumière au fond de tous les regards.

Etre amoureux de la vie, Messieurs et Mesdames, c’est recevoir le baptême d’un intarissable émerveillement.

C’est recevoir le monde entier dans son cœur, c’est établir entre l’Univers, les êtres et nous un échange continu qui apporte à notre conscience « la connaissance », inexprimable proximité avec la dimension spirituelle de tout.

Dès lors notre conscience acquiert la faculté de voir le monde par l’intérieur, où tout se simplifie miraculeusement au fur et à mesure que le multiple s’estompe et que grandit notre intuition de l’Unité.

On ne saurait dire si c’est l’amour qui nous conduit à cette intuition ou si c’est elle qui exalte en nous la faculté d’aimer, car nous les trouvons si étroitement intriqués qu’elles apparaissent plutôt comme deux modes d’une même chose.

Etre amoureux de la vie, c’est être ferme à son poste et accueillir le temps qui vient avec tout ce qu’il nous apporte.

C’est fermer la porte à l’amertume quand la souffrance nous cerne de toutes parts. Car, attentif ou non, la douleur nous harcèle, nous ne pouvons pas lui échapper. Douleur physique, douleur morale, douleur affective, que de larmes il faut verser avant d’entrer dans le repos de la mort!

D’où qu’elle nous vienne, la douleur est haïssable et je ne partage pas la générosité de certains mystiques qui l’appellent de leurs vœux pour exalter leur zèle. Car la douleur fait mal et nous frustre de la bienheureuse euphorie qui s’empare de nous quand tout va bien.

Quand la douleur m’étreint, toute mon attention suffit à peine pour rassembler ce qui me reste d’énergie pour « tenir le coup » proprement, c’est-à-dire sans imprécations, sans désespoir, sans amertume. En toute simplicité j’avoue n’y arriver que de justesse sans rien de superflu à gaspiller en fanfaronnades.

Ce n’est pas au moment de la douleur que cette dernière nous apporte son fruit, quand elle nous tient rien d’elle ne nous apparaît que sa face hideuse. Heureux sommes-nous si, dans le torrent qui nous submerge, notre fidèle bonne volonté arrive à sauver cette part d’amour et d’espérance qui contient le germe des futures floraisons.

La douleur est une maîtresse détestée mais elle a le secret de raccourcis insoupçonnés vers la grandeur et le détachement.

La vivre attentivement c’est s’appliquer de toutes ses forces à déchiffrer le message qu’elle nous apporte. Car toute douleur porte en soi une leçon qu’il faut apprendre.

Au fur et à mesure que notre conscience se développe, ce message devient plus clair, si bien qu’il semble même que la rigueur des épreuves que la vie nous envoie diminue à mesure que notre discernement grandit.

Car l’implacable enchaînement des effets et des causes ne laisse dans l’univers aucune place au hasard.

L’attitude de notre conscience vis-à-vis des circonstances finit par grandement influencer celles-ci.
Il est bien certain qu’un sage, inaccessible à la colère, ne verra plus son destin embrouillé par les mille désagréments qui encombrent celui d’un être emporté. Si nous avons acquis la faculté d’établir la paix en nous-même il est certain que cette paix finira par imprégner l’atmosphère où nous évoluons où elle se matérialisera par une foule de petits détails pratiques qui décèleront notre caractère.

Quand la science nous éclairera sur les mystères du psychisme elle permettra certainement d’expliquer expérimentalement l’influence de nos états psychologiques sur les circonstances de la vie.

Nous connaissons tous les histoires de bêtes féroces qui viennent s’allonger aux pieds des saints ou des sages et deviennent près d’eux aussi inoffensifs que des agneaux.

Il n’y a peut-être rien d’extraordinaire à cela car les animaux ont certaines facultés psychiques beaucoup plus développées que nous, qui leurs permettent sans doute d’être renseignés sur les vibrations subtiles de notre être. Le recueillement, la bienveillance, l’amour ont certainement des vibrations spécifiques d’un tout autre ordre que l’énervement, la haine, la convoitise ou la peur. J’ai lu un jour dans des histoires de chasse que les tigres étaient attirés et irrités par l’odeur nauséabonde que dégage un être pris de peur. C’est bien possible. La peur doit avoir d’ailleurs des propriétés « attractives » toutes spéciales, car l’expérience confirme que nous attirons souvent à nous des maladies ou des ennuis à force de les craindre.

Notre vie quotidienne est émaillée de petites choses dont nous pouvons changer l’aspect au gré de notre âme.

Comme la vie change et devient belle quand on vit, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, avec son âme au bout de ses doigts!

Que de corvées disparaissent quand notre attention se porte sur elles.

Les besognes les plus rebutantes s’en trouvent métamorphosées car je crois que c’est un mauvais système d’essayer de s’en distraire pour en chasser l’ennui.

La « distraction » nous porte hors du présent et soustrait à notre besogne la meilleure partie de nous-même: l’esprit, qui précisément devrait l’animer. C’est de la coïncidence parfaite de l’esprit et des mains que naissent toutes les œuvres d’art, et nous connaissons tous la joie qui se dégage d’un travail bien fait.

Une vie intérieure intense ne peut pas se passer de moments de solitude, de recueillement et de prière. Car notre être profond a besoin de silence pour regrouper ses énergies, refaire sa spécificité en s’immergeant dans sa divine part d’absolu.

Mais ces moments de prière et de méditation, reposoirs nécessaires, loin de devenir des prétextes pour fuir la vie, doivent au contraire nous servir de tremplin pour replonger vers elle dans un nouvel élan.

C’est un fait, que nous nous sentons toujours plus généreusement disposés envers notre prochain quand il y a entre lui et nous une distance respectable. Mais cette générosité reste épouvantablement théorique et n’apporte rien de vivant au monde ni à nous-même.

Etre attentif c’est s’appliquer à réduire l’écart que nous laissons entre ces envolées d’amour sublime de nos prières et la pauvreté de nos témoignages affectifs. Car une parole désobligeante corrigée vaut mieux qu’une prière, si nous n’apprenons pas dans nos méditations à voir le visage de Dieu à travers celui de nos frères.

Le prétexte de leurs défauts ne doit pas nous servir d’obstacle car un amour qui trébuche à la première vicissitude marque trop clairement l’avidité de notre cœur, plus disposé à recevoir qu’à donner.

Aimer, c’est envelopper du même don l’ombre et la lumière, c’est accepter l’être dans sa totalité, dans sa réalité vivante.

Mais l’amour est une longue école, où nous n’avons jamais fini d’apprendre car le maximum que nous croyons sans cesse atteindre grandit à mesure que nous nous développons. Y être attentif c’est y conquérir ses grades, car entre le premier émoi amoureux de l’adolescence et l’illumination de la vie unitive il y place pour une évolution inouïe dans laquelle s’insère la belle, la grande, mais si périlleuse aventure de la vie à deux.

Les échecs innombrables qui jonchent cette voie sont toujours dus à la pauvreté de notre cœur. Nous sommes heureux un temps, puis l’amour se flétrit. Et le temps de notre bonheur commun coïncide avec celui de l’attention que nous accordons l’un à l’autre. Pour réussir dans le couple, la voie est la même que pour réussir dans le développement de la vie intérieure.

Le secret est d’avoir le bienfaisant génie de se mettre à la deuxième place.

« Aimer un être, disait Abel Bonnard, ce n’est pas seulement brûler de le posséder, c’est souhaiter qu’il s’épanouisse. Il n’est pas de moment plus sacré, plus suave, que celui où l’avidité qui nous jetait vers lui est suspendue par l’intérêt que nous lui portons, où nous ne pensons plus à le saisir parce que nous sommes ravis de le contempler, et où le besoin de l’avoir disparait dans l’émotion de le voir vivre ».

Hélas, il nous arrive souvent de sentir confusément ces choses et de porter au fond du cœur des pensées pures et bonnes mais qui s’y fanent dans le germe parce qu’elles ne trouvent pas la force de grandir.

Nous sommes retenus par mille craintes et de sottes préservations d’amour-propre. Nous avons peur d’être dupe en consentant des sacrifices qui ne seraient pas payés de retour. Notre amour-propre se refuse à faire les avances qui sont si souvent salvatrices pendant que notre égoïsme se gonfle à ruminer notre bon droit.

Pendant ce temps-là, au jardin de l’amour, toutes les fleurs fanent et l’herbe elle-même se dessèche. Combien, par négligence, n’arrivent pas à faire fleurir l’amour plus que quelques saisons!

C’est pour essayer de porter un faible remède à cette ignorance-là que je cultive le rêve de voir s’inaugurer un jour l’école des fiancées, où les jeunes filles, quelques mois avant leur mariage s’initieraient d’une façon vivante, pratique et directe aux moyens de consolider et d’élever le bonheur.

Trop de jeunes trébuchent sur les difficultés psychologiques énormes de la vie commune parce que rien ne les y a préparés.

Ni l’école, où il est prématuré d’en parler, ni l’église où l’amour ne se cultive que pour le distraire du monde.

Or, il est certain que l’amour ne s’apprend pas, parce qu’il est essentiellement spontané; mais le bonheur s’apprend, parce qu’il est régit par de grandes et éternelles lois qui sont aussi celles de l’amour. Dès que celui-ci a surgit, c’est un art, qui comprend ses exercices et ses gammes, que de savoir le faire vivre et durer.

Ce sont d’éternelles lois de don et d’oubli de soi.

Vous me direz sans doute que les religions nous en parlent, c’est exact, mais en écoutant leurs descriptions du sublime nous commettons trop souvent l’erreur de le supposer incompatible avec la vie journalière.

Pour arracher le monde à l’égoïsme il faudrait qu’une grande voix lui dise:
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même de tout ton cœur,
« de toute ton âme et de toute ta pensée
« Afin de trouver Dieu dans le fond. »

Car c’est à travers nos semblables et nos proches que l’amour, l’amour tout court, à force d’attention, d’ardeur, de patience et de bonne volonté, gagne d’abord sa majuscule, pour finir au divin à travers l’épreuve des sublimes dépossessions.

Tout cela ne s’apprend qu’à travers l’expérience vécue, à force de vivre en déployant au maximum toutes les facultés de notre être, et sur tous les plans à la fois.

Etre attentif, c’est métamorphoser la vie la plus simple en une suite ininterrompue de luttes et de triomphes.

Car il s’agit bien, par une attention soutenue de faire coïncider rigoureusement le matériel et le spirituel en les cultivant avec équilibre. Mais avant de pouvoir diriger ce jeu, qui ressemble à celui d’un habile chef d’orchestre, il est indispensable de se soumettre à une autodiscipline discrète, mais ferme afin de maîtriser nos instincts. Non pour les abolir, car ils font partie de nous-même, mais pour les mettre sous le contrôle de notre conscience où ils deviendront aussi inoffensifs que des enfants jouant sous les yeux de leur mère.

Aucune discipline imposée du dehors ne vaut celle, plus souple, mieux adaptée, plus à notre mesure, que nous nous imposons à nous-même.

Son application entretient l’activité de notre âme au milieu de nos gestes journaliers et nous accoutume à vivre sur deux plans à la fois, c’est une sorte d’hygiène spirituelle qui nous fortifie par le dedans et nous initie à une vie beaucoup plus intense et plus riche que la vie ordinaire.

Non que les événements aient changés ou soient devenus différents de ce qui arrive à tout le monde, mais parce que nous avons accru la sonorité de l’instrument que nous sommes.

Aussi au lieu de vieillir en laissant le temps dégrader sournoisement nos énergies, nous aiguisons celles-ci par l’expérience des difficultés vécues lucidement.

Les vicissitudes, au lieu d’être des obstacles, deviennent les matériaux de notre enrichissement.

Nos yeux se remplissent d’une joie qui change notre optique du monde, peu à peu le divin vient à notre rencontre, car nous devenons sensibles à la dimension spirituelle des êtres et des choses qui nous les fait découvrir enfin dans la plénitude de leur totalité.

Dans un éblouissement de joie notre âme rencontre l’âme des choses; notre conscience se mêle au principe immanent de tout, qui est de la même nature qu’elle.

Nous ne devons plus dès lors réserver pour la méditation un endroit ni une heure particulière; car notre contemplation deviendra continue.

On raconte en Chine que Confucius étant à toute extrémité, un de ses disciples lui demanda:
« — Peut-on adresser pour vous la prière aux génies et aux esprit ?
« — Cela convient-il ? dit Confucius.
« — Oui, cela convient, dit le disciple.
« Mais le Sage sourit et dit:
« — Ma prière est permanente. »

Il y a peu de temps, des auditeurs de Krishnamurti lui ayant posé la question de savoir où et comment méditer, il leur dit:
« Vous pensez qu’en vous retirant à l’écart dans une petite chambre vous pourrez mieux méditer ? Mais il est beaucoup plus facile de méditer là où est la Vie. Moi-même je médite en allant faire une promenade dans les bois, en parlant avec une autre personne, en écoutant la musique, en bêchant le jardin, pendant une promenade en voiture ou en lavant les assiettes. »

Voilà, chers amis, le couronnement de la vie attentive.

N’avais-je pas raison de vous dire que le bonheur est tout prés de vous. Il s’inscrit dans le cadre de la vie quotidienne et nous comble à mesure que nous en sommes dignes.

Ce n’est pas une fuite vers d’autres lieux, mais à la place où on est, un approfondissement vers le centre.

C’est dans cette direction que se découvre l’euphorie des célestes béatitudes; mais bien avant de les avoir atteintes, nous tenons le secret de la signification de notre existence et sommes élevés au niveau d’une vie intense, passionnante, qui inaugure pour nous l’avènement du sentiment d’ETRE et qui nous vaut le titre d’homme de bonne volonté.

M. BANGERTER.