Ludowic Réhault
La Vie lâche et hypocrite de l'humanité

L’homme qui se fuit est celui qui renie son individualité, craint ses investigations mentales, la bâillonne dès qu’elle veut parler, détruit les ébauches de ses pensées avant qu’elles ne se précisent, l’immobilise sous les dogmes et les systèmes, s’oppose enfin à sa croissance.

(Revue Etre Libre. No 3 & 4. Février-Mars 1938)

Cet article inédit, est un des derniers que notre regretté collaborateur « Ludowic Réhault » ait écrit avant sa mort, survenue le 9 mars 1937 Rome.

L’attitude de l’homme dans la vie est contradictoire, et par là même, tragique. Substantiellement il est une liberté, et cependant il gît dans les chaînes ; et, s’il arrive qu’il se meuve, ce n’est guère jamais que pour changer de geôles. Il est une puissance créatrice, et cependant il ne fait qu’imiter, essayer de reproduire les modèles de pensée dont ses maîtres ont peuplé son mental.

Certes ! un nombre incalculable d’hommes n’ont conscience ni de cette liberté, ni de cette puissance.

Unités humaines n’accusant entre elles que des différences d’ordre chromosomiques, ils ne sont pas encore devenus des individus, puisque l’individualité est l’expression même, originale et consciente, de cette liberté et de cette puissance.

Comparables à des fœtus ou à des léthargiques, ils ne sont pas encore nés ou éveillés à la vie proprement humaine, qui est la vie de la pensée.

Ceux-là, nous les laisserons aujourd’hui dans l’inconscience torpide de leur amnios ténébreux ou de leur léthargie comparable à la mort, pour ne nous occuper que des individus, des soi-conscients, des responsables, de ceux dont j’oserai dire qu’ils ont atteint la puberté mentale et par conséquent la capacité de créer, donc de changer le milieu qui les enchaîne.

Quand nous écrivons : « Vie lâche et hypocrite de l’Humanité », c’est de la vie contradictoire de ces derniers que nous voulons parler.

Un homme qui fuit devant un adversaire plus fort ou mieux armé ne nous indigne pas, car nous savons que sa lâcheté est surtout faite du sentiment qu’il a de son infériorité physique et de l’inutilité de sa résistance. Enfin, nous n’ignorons plus parce que des savants nous l’assurent que, dans le mystérieux berceau de son être qu’est la cellule germinale, il a trouvé une base physique qui souvent, et parfois dans une large mesure, excuse sa dérobade.

Mais nous n’avons pas la même indulgence pour l’homme qui se dérobe devant lui-même, ni pour celui qui trahit sa pensée dans l’action.

L’homme qui se fuit est celui qui renie son individualité, craint ses investigations mentales, la bâillonne dès qu’elle veut parler, détruit les ébauches de ses pensées avant qu’elles ne se précisent, l’immobilise sous les dogmes et les systèmes, s’oppose enfin à sa croissance.

Il pourrait penser, s’il en avait le courage. Mais il ne le veut pas parce que « penser », c’est opposer des idées originales, et par conséquent révolutionnaires, aux idées reçues.

Penser c’est trouver le point faible du dogme ou du système admis, c’est douter. Or accroché à ses croyances comme à une bouée, il a peur de penser, parce qu’il a peur de douter.

Ni fœtus de penseur, ni léthargique, nous ne dirons pas de cet homme qu’il est hypocrite, mais seulement qu’il est lâche.

Et maintenant passons aux individus vraiment nés, aux hommes éveillés qui n’ont pas peur de penser, de douter,  et qui pensent effectivement, qui doutent, mais qui sont traîtres à leur pensée dans l’action.

La pensée vraie, – j’entends la pensée, pure, naturelle, instinctive ou intuitive, – est un acte de liberté, en même temps qu’une création.

Dégagée de toute contrainte, livrée à elle-même, elle entre aussitôt en conflit avec les pensées collectives qui ont produit et maintiennent le milieu où, si on ne se hâte pas de la réduire à l’impuissance, elle apportera bientôt des troubles graves.

Car lorsqu’elle est originale, individuelle, la pensée court sus aux dogmes, théories et systèmes, les attaque et rapidement les met en pièces.

Une pensée est originale, vraie, pure, lorsque le cœur la reconnaît comme sienne, aussi bien que l’esprit lorsqu’elle est sentie. C’est cette pensée seule qui, complétée dans l’action, est « intelligence », et non le savoir, cette somme des pensées collectives, « intruses », dirait Louis Prat, que nous avons assimilées et assimilons chaque jour encore, et qui encombrent et assombrissent notre horizon.

Le mental ne doit pas être considéré comme un magasin de pensées cristallisées, mais comme le champ même de l’infini où les pensées naissent sans fin du mouvement perpétuel de l’esprit et du cœur associés.

Ni art, ni science, mais jaillissement naturel et constant de la Vie créatrice en nous, penser c’est vivre librement la vie d’homme, c’est se renouveler, c’est être.

« Il n’existe pas un art de penser, a dit Krishnamurti; il n’y a pas de technique de pensée, mais seulement un fonctionnement spontané de l’Intelligence créatrice, qui est l’harmonie de la raison, de l’émotion et de l’action non divisées ou divorcées l’une de l’autre.. » (Conf. d’Ojai, p.p. 108 et 109.)

Lorsque la pensée est pleinement individuelle, libre, donc naturelle, cette harmonie est toujours réalisée. Ce que nous pensons individuellement, nous le sentons, et, par un fonctionnement spontané de l’intelligence, nous l’exprimons dans le milieu, par l’action.

Malheureusement cette harmonie est généralement inexistante.

Pour ne pas compromettre nos relations, nos amitiés, notre clientèle, nous esquivons les responsabilités sociales de l’action complète.

Par égoïsme « nous pensons une chose et nous agissons différemment ». Ainsi, en nous livrant à des activités que notre esprit et notre cœur rejettent parce qu’elles ne sont l’expression ni de notre « penser » ni de notre « sentir », nous menons une vie hypocrite.

« Nous sommes déformés, influencés; la tradition et la coutume nous enchaînent. Nous avons d’innombrables engagements, des organisations à soutenir; nous sommes engagés dans certaines idées, dans certaines croyances. Et la question économique joue un grand rôle dans nos existences. Nous disons : « Si je pense autrement que mes associés, que mes voisins, je peux perdre ma situation, et alors comment pourrais-je gagner ma vie ? Alors nous continuons comme dans le passé… » (Krishnamurti, Conf. d’Adyar, p. 109.)

Ludovic REHAULT

(à suivre)

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