Jean Klein
La voie directe

(Revue Être. No 1. 1992) Le titre est de 3e Millénaire L’attitude juste consiste à observer son corps et ses pen­sées avec le regard du scientifique dans son laboratoire, nous dites-vous. On s’aperçoit tout d’abord que le mental fonctionne sur plusieurs plans de manière dispersée. C’est donc par l’arrêt de cette dispersion qu’il peut se […]

(Revue Être. No 1. 1992)

Le titre est de 3e Millénaire

L’attitude juste consiste à observer son corps et ses pen­sées avec le regard du scientifique dans son laboratoire, nous dites-vous. On s’aperçoit tout d’abord que le mental fonctionne sur plusieurs plans de manière dispersée. C’est donc par l’arrêt de cette dispersion qu’il peut se concentrer sur un seul point. Nous constatons cependant qu’une distanciation se produit par l’intervention d’une sorte d’énergie qui parait naître et se manifester dans le corps. Elle occupe le devant de la scène et les pensées s’estompent peu à peu. Sommes-nous alors conduits à la juste vision ? Quelle est cette énergie ? Est-ce la compréhension ?

Avez-vous observé ce qui se passait dans votre cerveau, comment agissait la lucidité quand après avoir maintes et maintes fois cherché à comprendre, vous accédez brusquement à la « véritable compréhension » ?

Quelque chose semble se modifier imperceptiblement dans l’ensemble des perceptions ; quelque chose a changé dans le mode de fonctionnement du mental. Ce n’est pas une jubilation intellectuelle. Est-ce ce dont vous parlez ?

Je parle de ce qu’on appelle la compréhension. Lorsque vous dites « j’ai vraiment compris », vous visualisez encore géométriquement cette aperception. Laissez cette représenta­tion géométrique se dissoudre complètement dans votre totalité, dans votre silence et voyez ce qui se passe. Vous remar­querez un changement, une transmutation ; comme si des moules, des formes, des réseaux évoluaient. Cette aperception se dissoudra entièrement dans « être compréhension », notre totalité.

On atteint donc un stade où la réalité vécue élimine la pensée « j’ai compris » ?

Sur le plan mental, la transformation n’est pas pleinement accomplie, tous les résidus de cette incomplétude sont encore là. Ce sont eux qui meurent totalement dans « être compré­hension ». On le ressent très fortement dans les deux hémi­sphères du cerveau, aussi bien dans le droit que dans le gauche.

Pourrait-on dire que cette énergie est sensible et révé­latrice de notre ultime réalité ?

La vraie compréhension est instantanée. Elle n’est pas de nature énergétique mais ce qui en résulte est énergétique : elle amène en effet une réorchestration des énergies dans notre corps. Mais tout cela doit rester un objet de votre observation, sans plus. Vous êtes l’ultime sujet qui n’a rien à faire avec des énergies !

Cette conscience dont il est question ici ne s’objective-t-elle pas à certains moments ?

C’est absolument impossible. Le sujet ne s’objective jamais.

C’est pourtant toute la sensorialité qui est réorchestrée ?

Il est intéressant d’assister au jaillissement de ce « j’ai vraiment compris ». Ceci est du reste très bien exprimé dans diverses langues; en français, par exemple, on dit « c’est devenu clair en moi ». C’est l’appréhension de notre nature profonde – et non pas celle des choses relatives – qui nous libère du conflit.

Est-il juste de prétendre que notre conscience a créé le cerveau pour se manifester dans un espace-temps ? et qu’en fait, c’est l’illusion d’être isolé dans cet espace-temps qui pro­voque notre problème, dans la mesure où nous croyons être ainsi coupés de notre source ?

Il n’y a que la conscience.

C’est quand même bien le fonctionnement cérébral qui crée l’image, la représentation.

C’est la conscience aussi. La transcendance et l’imma­nence sont une même chose. C’est uniquement le mental qui les distingue l’une de l’autre, comme il distingue le sujet de l’objet. En vérité, le sujet est l’objet et l’objet est le sujet, la dualité n’existe pas. C’est très compliqué à saisir ! Il n’y a pas l’un et l’autre, mais uniquement un.

On peut le pressentir intellectuellement mais, pour le vivre, c’est une autre histoire !

C’est vrai. Cela doit « entrer dans les os ».

Le corps est-il conscience ?

Parfaitement.

Si j’ai bien compris votre pensée, le silence mental et le fait de s’observer amènent la dissolution de l’ego qui nous coupe de la source de l’être, de l’amour universel. C’est une voie spirituelle. D’autres personnes suivent une voie, disons plus religieuse, plus fraternelle, à l’écoute des autres. Que pensez-vous de ce cheminement ?

Pendant un certain temps, cela peut être très important, très utile pour certains. La démarche purifiante procède par éliminations successives, elle implique toujours une relation sujet/objet et par conséquent, elle reste marquée par la dualité.

Lors même qu’on est parvenu à la grande purification et qu’il ne reste rien à purifier, on court le risque que ce rien soit l’envers en creux de tout ce qu’on a éliminé, donc soit encore un objet. Ainsi est-on presque condamné, en suivant cette voie, à rester dans un état duel.

Ici, il est question de la voie directe, elle ne passe pas par le mental. On se sert simplement de lui pour s’apaiser et on vise directement le Soi.

J’ai bien compris ceci mais ceux qui ont l’expérience d’une grande bonté, d’une grande écoute des autres – je pense par exemple à mère Marie-Térésa – disent que progressivement, ils arrivent à se purifier intérieurement et trouvent par une démarche autre que la voie directe le chemin de l’amour.

Oui, je ne dis pas le contraire.

Finalement, ils débouchent aussi dans la non-dualité. Du moins, ceux qui ont eu cette expérience le disent.

je suis tout à fait d’accord. De manière générale pour­quoi ne pas se servir d’éléments de la dualité ? Seulement, en gardant toujours présente en soi la confiance, l’évidence, la certitude de l’arrière-plan non-duel. Il n’y a que l’Un, uni­quement lui et rien d’autre.

Vous avez spécifié un jour que « le corps se vit ». Com­ment ne pas être affecté par un événement extérieur, répétitif, qui agit sur lui ?

Lorsqu’on démolit une maison à côté de la vôtre, le corps réagit, c’est une réflexe de survie biologique, une défense naturelle. Une réaction psychologique n’a pas lieu d’être. Que défendre puisqu’en réalité la personne n’est qu’un leurre !

Mais notre corps souffre, il s’exprime !

Oui, un très grand bruit peut affecter votre organisme, c’est incontestable. Vouloir alors vous séparez de votre corps relève du fakirisme et non pas de la spiritualité. Il est normal qu’il ait une réaction de protection devant un très grand bruit.

Devons-nous alors accepter ce bruit ?

C’est uniquement dans l’acceptation que vous vivrez libéré des réactions somatiques. Il vous arrive quelquefois, de faire abstraction du bruit : vous êtes par exemple, assis à votre table de travail, complètement absorbé dans vos pensées, dans ce que vous écrivez. A ce moment-là, vous n’entendez pas le bruit provoqué par la maison en voie de destruction. Par la suite, si le bruit vous ramène à la conscience physique, vous sentez tout votre organisme en défense, il se met à trembler.

Il est donc normal de faire cette constatation ?

Oui, parfaitement.

Je saisis mal la différence entre acceptation et résignation. Pourriez-vous m’éclairer sur ce point ?

L’acceptation est un acte conscient, la résignation est purement intellectuelle, c’est le mental, c’est-à-dire le moi, la personne qui se résigne. L’acceptation, c’est notre totalité, la

conscience qui accepte – ce n’est pas une attitude fataliste : on accepte les choses en vue de les comprendre, comme un scientifique. En tout cas, c’est ainsi que je me l’explique. La non-acceptation vous rend complice de la souffrance parce qu’elle y contribue.

N’y a-t-il pas une intention dans l’acceptation ?

Plutôt un lâcher prise. Vous partez déjà d’un terrain de défense, par votre question. Dans une véritable acceptation, aucune interférence psychologique n’intervient.

Qu’est-ce qu’une bonne question ?

Celle qui relève d’une lecture, d’une information de seconde main ou de croyances n’en est pas une. Derrière les interrogations, il y a en général le moi qui veut se sécuriser. Lorsque vous expérimentez quelque chose du genre : « J’ai peur » ou « je suis jaloux », l’expérience et l’expérimentateur se manifestent. C’est une interpellation vécue.

Les gens se mettent souvent à rire au moment où je pose une question. Je ne cherche pourtant pas à faire rire ! Est-ce l’expression d’une joie ou simplement un signe de nervosité ?

Vous pensez probablement que c’est une critique puisque vous émettez ce doute. Sachez cohabiter avec ce qui vous inquiète sans en être troublé, sans chercher d’explication ; comme si vous regardiez une fleur jusqu’à son épanouissement.

Vivre avec une question est un très grand art, la réponse est déjà en elle, car elle préexiste au dilemme qui se pose à vous. C’est dans cette attente qui ne s’objective, ne se pense, ni ne se localise que vous réalisez la réponse, l’essence de vous-même. Elle sait, elle sent ce qu’elle attend. C’est un moment merveilleux, complètement vacant. Personne n’est présent.

Dans cette absence se trouve la présence. Cette compréhension nous vide complètement la tête. En termes religieux, nous pourrions dire : il reste uniquement le cœur.

Je voudrais revenir sur la notion de critique au sujet du rire. N’y aurait-il pas dans ce rire, la compréhension de cœur de nos propres naïvetés, de nos propres erreurs et de nos propres égarements ?

Ce n’est pas un rire alors, c’est un sourire.

Ne cherchez pas à vous remémorer ce que nous venons d’élaborer ensemble, le mental n’est pas concerné. Maintenez cela vivant en vous-même, contemplez-le. Oubliez la fleur et gardez son parfum.