Jean Klein
La vraie réponse

L’univers n’a pas d’existence, à part vos sensations : vision, audi­tion, toucher, etc. Il n’est que cela, donc rien d’autre qu’une pensée née de la conscience. Ce qui surgit d’elle et meurt en elle n’est forcé­ment rien d’autre qu’elle. Ainsi, l’univers n’est rien d’autre qu’une pro­longation de cette conscience. Si cette démarche se déroule dans une très grande intimité avec vous-même, qu’une pensée se perde dans la suivante sans que ce soit vous qui provoquiez ce déroulement, qui l’actionniez, vous aboutirez à l’Être qui, bien entendu, n’est ni une expé­rience, dans le sens que nous lui donnons généralement, ni un sentiment.

(Revue Être. No 3. 1ère année. 1973)

Le titre est de 3e Millénaire

Une question posée trouve sa réponse totale quand elle est com­plètement résorbée dans la lucidité silencieuse. Si la réponse se limite à une pensée, un concept, elle contient toujours les germes d’un conflit. Une chose est réellement connue quand vous êtes « un » avec elle, quand elle est entièrement résorbée dans la conscience unitive, elle quitte son caractère distinct, sa séparation d’avec vous. Nous ne pouvons jamais connaître une chose dans une relation sujet-objet. Quand il y a identité avec elle, il y a connaissance, la chose en tant que chose se consume, il ne reste que son essence avec laquelle vous faites un.

L’ultime connaisseur connaît le connaisseur relatif, le moi empi­rique qui réfléchit, saisit, parle. Cet ultime connaisseur est compara­ble à la lumière qui permet de rendre les objets visibles. La lucidité, la conscience sont nécessaires avant qu’il y ait connaissance d’un objet. La connaissance de l’objet est continuellement changeante, mais, en tant qu’ultime connaisseur, je connais ce changement et je suis forcé­ment non changeant, autrement, comment pourrais-je connaître le changement ? Si vous vous laissez imprégner par cette vérité, si vous la laissez parler en vous, vous vous éveillerez à ce que vous êtes réelle­ment, ce que vous avez d’ailleurs toujours été et que vous serez éter­nellement : toute présence.

Le Soi transcende la triade : connaissant, connaissance, connu. L’ultime réalité réside au-delà du sujet-objet, c’est le Soi qui est leur source.

La position du témoin permet de surmonter l’habitude de l’iden­tification, le courant de l’expérience est observé par le témoin, c’est la mémoire qui le reflète tout simplement. Ne faites pas l’effort de vou­loir être le témoin, sachez seulement que vous l’êtes constamment. D’avoir profondément reconnu que vous l’êtes, vous permettra de vous libérer complètement des dernières traces, des derniers résidus qui vous situent comme acteur, comme penseur.

Vous ne pouvez pas avoir deux pensées à la fois, vous pouvez seulement porter votre attention sur un seul objet, mais ultérieurement, vous penserez que l’objet était présent devant vous, ce qui justifie le témoin. L’ego n’a pas été présent, bien qu’il prétende l’avoir été. La position du témoin est considérée comme une béquille pour sortir de l’habituelle identification, la notion que je suis l’acteur, celui qui souf­fre ; mais du fait que j’ai pu me souvenir d’avoir agi, il ressort que je suis la conscience-témoin. Si cela pénètre profondément en vous, l’énergie qui fixe l’habitude se vide et le transfert d’énergie se fait vers le Soi.

L’identification avec votre corps, vos pensées, vous enchaîne appa­remment. Dans une constatation vécue, il s’avère que nous sommes le témoin, le soi qui est complètement distancié de notre corps. Si l’esprit du témoin devient réalité en vous, tôt ou tard la chose témoignée se résorbera, se consumera avec le témoin dans la conscience unitive.

Si nous nous plaçons comme acteur, penseur, comme une entité indépendante, nous récoltons forcément le fruit de nos actions et nos pensées vacillent entre le bien et le mal, le bonheur et le malheur. Les actes qui surgissent de la lucidité, de l’impersonnel sont toujours spontanés, sans résultat attendu et libres de tout attachement. La Bhagavad-Gîtâ révèle : « je ne suis pas l’auteur de mes actes et cepen­dant les activités se déroulent ». La pure conscience est absolument impersonnelle, si elle est projetée, elle devient personnelle, objet, et nous sommes apparemment entravés, liés, enchaînés à un monde. Celui qui voit cela amène spontanément la résorption de ce moi per­sonnel dans l’impersonnel, le « voyant », notre véritable nature, ce que nous sommes foncièrement.

La dualité est une fiction; quand vous agissez, quand vous pensez, vous êtes un, il n’y a pas de dualité, ni d’ego ; c’est seulement après l’acte que l’ego réclame, s’approprie l’acte ou la pensée; sur le mo­ment, chaque pensée est sans ego.

Vous préconisez la démarche directe vers l’Ultime. Quel est son itinéraire le plus court ?

L’univers n’a pas d’existence, à part vos sensations : vision, audi­tion, toucher, etc. Il n’est que cela, donc rien d’autre qu’une pensée née de la conscience. Ce qui surgit d’elle et meurt en elle n’est forcé­ment rien d’autre qu’elle. Ainsi, l’univers n’est rien d’autre qu’une pro­longation de cette conscience. Si cette démarche se déroule dans une très grande intimité avec vous-même, qu’une pensée se perde dans la suivante sans que ce soit vous qui provoquiez ce déroulement, qui l’actionniez, vous aboutirez à l’Être qui, bien entendu, n’est ni une expé­rience, dans le sens que nous lui donnons généralement, ni un sentiment.

Connaissance est être-connaissance, connaissance du soi, identité. Nous pouvons croire que l’ego a été percuté par l’expérience et que, par suite, il s’approprie cette expérience pour la rendre objective, dans une relation sujet-objet, mais à ce moment-là, nous ne sommes pas l’expé­rience, nous sommes habitués à ne saisir que des aspects déjà condition­nés, comme image, sensation, forme de pensée, etc., structurés par le passé.

C’est par la pensée qu’un corps, un monde surgissent. Les pen­sées non spontanées ont toujours un caractère d’inquiétude, de peur, d’insuffisance. Vous devez détecter cette peur en vous pour ensuite la localiser. Quand elle est objectivée, en présence d’une lucidité abso­lument non préhensive, l’ego se dissout dans cette lucidité, son princi­pe, et vous verrez avec émerveillement que la peur et son sujet sont devenus un vide.

Quelle est la nature de la volonté ?

La volonté est cette impulsion qui existe avant chaque activité, elle n’est rien d’autre qu’un déploiement d’énergie, un désir. C’est l’ego qui se considère comme acteur et penseur; autrement, du point de vue de la conscience ultime, il n’y a ni action, ni non-action.

Un esprit créatif, totalement disponible, est un esprit dépourvu de toute pensée, qui ne projette pas, une observation sans fin particu­lière où la dualité s’efface entre le sujet et l’objet de la vision. Il reste seulement « voir ». Notre observation, en général, est sérielle, analytique, sélective; elle opère par division, considérant l’objet séparé de nous et ainsi limité par un moi.

La pensée n’a pas sa place ici. Tout simplement, il n’y a qu’à voir et à écouter.

Quelle est l’approche thérapeutique vis-à-vis de nos états : colère, soucis, en vue de leur extinction définitive, afin qu’il ne reste pas le moindre résidu, aucune nouvelle formation ?

Nos humeurs, nos soucis, anxiété, colère, culpabilité ne sont pas des états fixes. Leur modalité nous interdit de les comprendre d’une manière statique ou de les juger selon le bien et le mal, leur apparition est strictement liée à un moi-même qui fait intégralement partie de cette apparition. Ce moi-même ne doit en aucun cas intervenir comme régulateur, ce n’est pas un « laissez-aller », ni un « vouloir changer », mais tout simplement, un « laissez-vivre », jusqu’à l’épuisement, la résorption totale dans la lucidité silencieuse, le non-état.

Quand je suis dans l’émerveillement devant certaines manifestations de la nature ou certaines œuvres d’art, j’ai tendance à vouloir chercher une plus grande exaltation et j’échoue, à ce moment-là, je ne me trouve plus.

Votre émerveillement vécu n’est rien d’autre qu’une expérience non duelle et vous voulez la rendre perceptible dans une relation sujet-objet. Vous la torpillez, vous la déchiquetez, vous en faites une cari­cature. En reconnaissant cette erreur, vous entrerez de moins en moins dans ce moule qui vous quittera ensuite définitivement. À ce sujet, je pense à la remarque de Goethe à Eckermann : « Le point le plus élevé que l’homme puisse atteindre, est l’étonnement. Lorsqu’un phénomène nouveau suscite en lui cet étonnement, il doit s’estimer satisfait. Rien de plus grand ne peut lui être accordé, il ne saurait chercher au-delà. Ici est la limite« . Mais, en général, la vue d’un phénomène exaltant ne suffit pas encore aux hommes, il leur faut davantage, ils sont pareils aux enfants qui, après avoir regardé dans un miroir, le retournent aussitôt pour voir ce qu’il y a derrière.

N’entrez pas dans le jeu, négligez, oubliez les incidents du passé, ne les répétez sous aucune forme, leur récapitulation nous fixe de plus en plus dans notre état égotique et crée ainsi des rappels de plus en plus fréquents. Ce sont eux qui forment en grande partie nos pensées parasitaires, avec les résidus des pensées non consumées.

Est-ce que toute méditation part d’un objet ?

Bien sûr, autrement il n’y aurait pas lieu de méditer, et sur quoi méditer ? La méditation est toujours faite en vue d’une connaissance Être et l’établissement dans cet état. La forme, le percept est toujours la création d’un organe des sens, et l’idée, le concept complète le per­cept. Ce qui en forme le support — qui les rend apparition — est la conscience, l’arrière-plan. C’est le discernement, la discrimination, qui élimine l’élément changeant (percept, concept) de l’objet et le réduit à son essence, essence avec laquelle nous faisons un.

Comment pourrais-je avoir accès au vide ?

Éliminez les meubles et ce qui restera est un vide, mais, hélas, un vide de meubles seulement.

Comment me libérer des « vâsanâs », des encombrements en moi pour avoir accès à ce que je suis ?

Aucune approche vers une perspective spirituelle n’est possible avec le maintien d’une entité indépendante, d’un vous-même. Par cette habitude déplorable, vous ne pouvez que consolider davantage vos vâsanâs. Il faut donc avant tout reconnaître cette fantasmagorie en vous : vouloir être un vous-même ! Ne vous occupez pas de les liqui­der, mais saisissez, détectez en vous chaque fois que vous glissez dans cette habitude de vous situer, projeter comme un moi. Tôt ou tard, vous perdrez ce tic et vos vâsanâs, engendrées par ce moi-même se consumeront, se videront faute d’aliment. Tant que le moi et les im­prégnations mentales ne seront pas entièrement consumés, la position dans l’axe, l’impersonnel, restera fragile.

Comment distinguer les deux attentions qui, me semble-t-il, existent ?

Une attention est fonctionnelle, mentale, elle est attention à quelque chose, habitée par un dynamisme, elle est toujours intéressée, avec but, dirigée en quelque sorte, ce qui la rend rétrécie, contractée sur un foyer. Tandis que l’autre attention est une attention pure, non dynamique. Elle devient ainsi quand l’objet qu’elle projetait est com­plètement résorbé en elle, sa propre écoute, elle s’éveille elle-même par elle-même. Ces deux attentions ne sont pas foncièrement diffé­rentes, la première est une réplique, une réduction de l’autre. Cette deuxième attention se présente après avoir reconnu que le cherché vers lequel nous tendons, l’écouté, est tout simplement « l’écoute ».

Les objets, notre corps, le monde ne sont rien d’autre que des notions mentales de celui qui les perçoit. La distinction entre le men­tal et la matière est une fiction ; de même la distinction entre la pensée et la perception d’un objet tangible. Toute nomination est impropre à l’état de veille et de rêve. La différence entre l’état de veille et de rêve n’est rien de plus qu’une différence entre un mode de penser et un autre. Considérés sous cet angle, l’état de rêve et l’état de veille sont identiques et aussi illusoires l’un que l’autre. À partir de l’état de veille, il s’avère que le rêve n’était qu’un produit du mental et, pour­tant, pour le rêveur ce fut une réalité. Rien ne nous prouve que notre prétendu état de veille n’est pas tout simplement un rêve.

Être le soi est une évidence que vous ne pouvez pas nier, donc il n’y a rien à atteindre ni à réaliser. Quand vous dites « le seul but à atteindre est le soi » vous supposez à ce moment-là un deuxième soi.

Il me semble que celui qui désire être le soi est l’ego. Il se trouve dans l’insécurité, dans l’insuffisance, comme vous nous le dites souvent.

L’ego est une pure fabrication de la pensée. Nous pouvons nous situer dans notre psychisme ou dans notre corps, mais tout ce qui est antérieur à la pensée est le soi, notre vraie nature.

Alors, si je comprends bien, le soi est antérieur au surgissement de la pensée ?

Oui, avant, pendant et après la pensée, les sensations, vous êtes votre soi.

Donc, le soi est impensable ?

Oui, vous projetez un soi, un but qui est à l’encontre d’être sciemment le soi, le soi vécu.

Je vois, le point de vue où je me place habituellement est celui de l’ego, où j’éprouve la peur, l’insécurité, un malaise, j’ai suivi la démar­che que vous proposez qui aboutit à cette conviction que la sécurité ne se situe pas dans un monde d’objets — le monde est la nature même de l’insécurité — et comme les objets ne sont rien d’autre que des for­mes, des pensées, la pensée me quitte ayant reconnu en moi sa non-appropriation à cette soif de sécurité.

L’insécurité comme la sécurité ne sont rien d’autre que des pen­sées, des concepts, des idées. La vraie sécurité coiffe le couple sécurité-insécurité et s’expérimente dans un silence éveillé.

J’éprouve un très grand équilibre après ces invitations spontanées de la lucidité silencieuse. Je dis spontanées étant donné que j’ai suivi vos instructions de ne me livrer à aucune systématisation ou discipline, mais je dois constater que, quelque temps après, je me trouve à nou­veau dans le même état que précédemment, j’avoue assez atténué, avec davantage de distance, mais néanmoins toujours enchaîné.

Objectivez sur le vif celui qui est enchaîné, avec lequel vous êtes identifié par ignorance (avidyâ). Il est parfaitement perceptible, laissez-lui seulement le temps pour qu’il se présente devant vous dans toute son ampleur, surtout ne l’obligez pas, ne le forcez pas, laissez-le s’épanouir sans vouloir vous culpabiliser, le fuir ou le modifier : il se crée entre vous et lui un décollement, une sensation d’espace. Quand cela s’impose à vous souvent, tôt ou tard, il meurt par manque de carburant, étant donné que c’est vous qui le faisiez vivre en l’entrete­nant, le projetant. Il se meurt en vous puisqu’il est une parcelle de vous, il est vous, vous, lucidité silencieuse, votre Soi. Soyez-le.

Maintenant, je vous mets en garde, votre Soi est un vécu, vide de perceptions, il n’est donc ni une pensée, ni une sensation. Vous savez pleinement, totalement quand vous y êtes, mais pas comme vous « savez » une chose. Donc ne tombons pas dans le piège de vouloir concevoir le vécu comme un objet.

Le savoir et le non-savoir ne sont rien d’autre qu’une pensée, le véritable savoir est un savoir vécu, vide de pensées.