le Dr Lucie Hacpille
L'abandon thérapeutique

Lucie Hacpille est Docteur en Médecine et en Philosophie Éthique médicale et biologique. Administrateur à la Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs et de l’Association européenne des soins palliatifs, elle a rédigé un rapport européen : « Les décisions médicales dans les situations de fin de vie et les implications éthiques des choix possibles […]

Lucie Hacpille est Docteur en Médecine et en Philosophie Éthique médicale et biologique. Administrateur à la Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs et de l’Association européenne des soins palliatifs, elle a rédigé un rapport européen : « Les décisions médicales dans les situations de fin de vie et les implications éthiques des choix possibles ». En 1993, elle a créé l’Association pour la Recherche en Soins Palliatifs et Accompagnement. Elle est l’auteure notamment de Soins palliatifs : Les soignants et le soutien aux familles et Question de l’Euthanasie la Loi Leonetti et Ses Perspectives…

***

 (Revue 3e Millénaire. Ancienne série. 1984)

Il est la conséquence d’un a-priori d’incurabilité. Que pourrait être une thérapie plus vraie? Reconnaître d’abord le malade dans sa dignité humaine et se mettre, humblement, à son service.

C’est à l’hôpital, alors qu’elle travaillait dans un service de cancérologie, que le Dr Lucie Hacpille a pris conscience de cet abandon thérapeutique. Le jeune médecin qu’elle est encore l’a mal supporté et cela l’a conduite à réfléchir au rôle profond du, médecin et de ses relations avec le malade.

L’A PRIORI d’incurabilité existe encore dans la médecine d’aujourd’hui, plus ou moins conscient, plus ou moins explicite sous ses divers visages, tels la vanité des efforts thérapeutiques ou la réduction de l’accompagnement du malade à la seule sollicitude affectueuse, hygiénique et morale. Cet a priori d’incurabilité représente, sur le registre vécu du malade, l’abandon thérapeutique.

Qu’il s’agisse de « cancer » ou de « folie », les mécanismes de notre pensée régissant cet a priori d’incurabilité restent les mêmes. En prenant l’exemple de la « folie », nous essayerons de démasquer l’impasse dans laquelle notre propre pensée nous enferme, afin de tenter d’appréhender le chemin vers une action thérapeutique plus « vraie ».

Le visage de la « folie » a toujours hanté l’imagination de l’homme occidental.

Au cours du Moyen Age, la « folie » inspire à la fois respect et rejet. Tantôt elle est vénérée en tant que porteuse de magie et du secret des dieux, tantôt elle est rejetée en tant que porteuse d’une image insupportable pour l’« honnête homme », dont elle révèle l’imaginaire.

A l’époque de la Renaissance, les « fous » prennent peu à peu dans la société la place des lépreux, selon le processus historique du bouc émissaire (R. Girard, 1978). La « folie » ouvre alors un univers entièrement moral. Comme l’écrit M. Foucault (1981) « Le symbole de la folie est désormais ce miroir qui réfléchit… la faute et le défaut. »

Au XVIIe siècle, devant la disparition de la lèpre en Occident, l’Édit de Louis XIV opère, pour la première fois, officiellement en France, le « grand enfermement » des aliénés parmi les autres déviants sociaux. Dès lors, la folie reste liée à cette terre de l’internement, tout en continuant à s’enraciner dans le monde moral. Dans ce halo de « déraison », deux sphères étrangères restent ainsi intimement unies jusqu’au XIXe siècle. La dynamique de leurs contradictions s’exprime tant au niveau du sujet en tant que personne individuelle, qu’au niveau de l’homme social. Au niveau du sujet, le visage de la « folie » limite le sujet dans sa reconnaissance juridique, tout en permettant l’approche du déterminisme de la maladie, qui réintégrera le sujet dans sa subjectivité. Au niveau de l’homme social, le visage de la « folie » prend le masque du scandale et la pratique de l’internement prend l’allure d’une condamnation éthique.

Les XIXe et XXe siècles font porter tout le poids de leur interrogation sur la conscience analytique de la « folie », présumant qu’il fallait y chercher la vérité totale et finale de la « folie ». Toutefois, dans cette longue évolution historique, le passage d’un support moralisateur à un support « éducatif », comme médiateur de la thérapie, reste fondé sur le principe de normalisation. Le fil de ces interrogations reste ainsi mêlé au halo de déraison » de sa culture originelle, et, au nom de la « normalisation », un fait est pourtant là, comme l’écrit Reverzy (1981) : « On enferme toujours les fous. »

Face à cette impasse du principe de normalisation, où peut se situer le chemin vers une action thérapeutique plus « vraie » ?

Dans le système conceptuel qui préside à la médecine actuelle auquel nous adhérons tous, peu ou prou, consciemment ou non, sont exclus totalement les aspects de la vie que représentent la souffrance, la maladie et la mort. Aujourd’hui, notre vie perd tout sens, parce que nous la dissocions de ses autres aspects ou nuances que sont la souffrance, la maladie, l’échéance de la mort.

Certes, tout souffrant, tout malade réclame soins et « guérison ». Mais, au-delà de cette demande manifeste, ce qui est tout autant désiré, ce qui est peut-être la demande préalable à toute autre, c’est que la souffrance qu’il porte prenne sens, devienne valeur d’échange, un symbole partagé, symbole d’une souffrance à laquelle nul ne peut échapper, et qui fait partie de notre propre condition humaine. Ce que le malade attend, c’est que nous sachions reconnaître en nous l’écho de sa souffrance, comme marque au-delà des différences d’une identité fondamentale. L’exigence du malade est d’être d’abord reconnu, accepté comme tel, et, d’échanger sa maladie, de fonder cet échange sur cette différence.

Dans les situations « scientifiquement » désespérées, ce que le malade attend des thérapeutes, ce n’est pas en premier lieu de se faire soigner au sens de « normaliser », mais, de pouvoir donner sa maladie, et qu’elle soit reçue, donc symboliquement échangée, sans qu’elle l’exclue de la communauté des hommes. C’est donc seulement si les thérapeutes acceptent de se mettre « au service du désir du malade, humblement », ce que signifie étymologiquement « soigner », que le concept d’« abandon thérapeutique » perd toute sa réalité aux yeux du malade et du médecin. Le malade est reconnu dans sa dignité humaine. Le médecin ne perçoit plus au niveau de ce concept qu’un fantasme de sa propre culture, et les illusions de la toute puissance de son « moi ».

Comment dès lors « soigner », « se mettre au service du malade humblement », sans aborder notre vie personnelle, comme celle de notre prochain, comme « quelque chose » sur quoi il est possible de travailler ?

Pas plus que le fumier, nous ne devons jeter au loin nos névroses. Au contraire, nous devons les répandre sur notre jardin, afin qu’elles deviennent partie de notre richesse, ce qui signifie travailler avec nos peurs, nos frustrations, nos déceptions et irritations, les aspects pénibles de la vie. L’homme a découvert ce grand paradoxe, que ce qui est limité, n’est pas emprisonné dans ses limites, mais est toujours en mouvement, et, par conséquent, se dégage, à chaque instant, de ses limitations. La liberté de l’homme ne consiste jamais à se voir épargner des difficultés, mais à faire face à ces difficultés pour son propre bien, à en faire un élément de l’éternel épanouissement de la joie.

Ainsi, peu à peu, la puissance de l’amour pourra-t-elle tendre à remplacer l’amour de la puissance dans notre relation à nous-mêmes et à l’autre.

Dans ce champ, le désir de vivre, malgré nos difficultés à vivre, devient un lieu d’ancrage, la porte étroite, qui permet de passer de la « normalisation » à l’exercice de la vie quotidienne comme lieu d’ouverture à notre « vraie » dimension humaine.

BIBLIOGRAPHIE

M. Foucault, Histoire de la folie à travers l’âge classique (Gallimard, 1981).

R. Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde (Grasset, 1978).

J.-F. Reverzy, Les structures intermédiaires : aspects de l’innovation psychiatrique et sociale en France (C.C.I. Paris, 1981).