Claude Tresmontant
L'âme et le corps

Vers les VIIe et VIe siècles avant notre ère, un thème s’est répandu dans l’Inde ancienne et en Grèce et il a fait fortune. L’âme humaine est d’essence divine. Elle est tombée dans un corps mauvais dans lequel elle est comme exilée, aliénée et souillée. Elle y oublie son origine divine. Si elle est insuffisamment […]

Vers les VIIe et VIe siècles avant notre ère, un thème s’est répandu dans l’Inde ancienne et en Grèce et il a fait fortune. L’âme humaine est d’essence divine. Elle est tombée dans un corps mauvais dans lequel elle est comme exilée, aliénée et souillée. Elle y oublie son origine divine. Si elle est insuffisamment purifiée, elle est contrainte de passer de corps en corps, de corps d’homme en corps d’animaux, jusqu’à ce qu’elle échappe à ce triste cycle lassant, comme disent certaines tablettes orphiques. La délivrance, c’est d’échapper finalement à la nécessité de la transmigration de corps en corps. Alors l’âme retourne à son origine, qui est la divinité elle-même. Il en est résulté dans la pensée européenne, jusqu’aujourd’hui, l’idée que l’âme et le corps, cela constitue deux choses, ou deux substances.

Lorsqu’on tente l’analyse du donné qui s’offre à nous dans notre expérience, que trouvons-nous ? Considérons un organisme vivant quelconque, une amibe, un monocellulaire, ou un pluricellulaire, un animal, un homme. Nous discernons bien une composition. Une multiplicité d’éléments physiques entrent en jeu dans un organisme vivant : du carbone, de l’hydrogène, de l’oxygène, de l’azote, du soufre, du phosphore, du chlore, du calcium, du magnésium, et d’autres éléments encore, certains en toute petite quantité, sous forme de traces. Cela, c’est l’analyse chimique du vivant. C’est l’analyse chimique du cadavre que laisse le vivant.

Mais qu’est-ce donc qui distingue le cadavre du vivant ? C’est que le vivant est un système organisé dans lequel tous ces éléments chimiques sont intégrés dans une unité de structure. Le cadavre n’est pas une unité : c’est un tas d’éléments qui se dissocient, qui se séparent et qui se décomposent. L’organisme vivant est une unité qui subsiste, selon les espèces, plus ou moins longtemps.

Mais il y a plus extraordinaire. L’être vivant, l’organisme vivant est une unité qui subsiste dix, vingt, quatre-vingt-dix ans en renouvelant constamment et complètement les atomes et les molécules qu’il intègre. Il prend au-dehors des atomes et des molécules, il décompose les molécules qu’il prend dans le milieu ambiant, il recompose des molécules conformes à son type, il élimine des atomes et des molécules, en sorte que nous n’avons plus aujourd’hui dans nos tissus aucun des atomes que nous logions il y a dix ou vingt ans. La matière multiple que l’organisme intègre et qu’il compose est constamment renouvelée et cependant l’organisme subsiste et le vieillard sait qu’il est le même que cet enfant qui jouait aux billes soixante-dix ans plus tôt. Quelque chose subsiste, qui est forme, structure, psychisme, sujet. Et quelque chose est constamment renouvelé : la multitude des atomes et des molécules que nous intégrons pour constituer l’organisme vivant que nous sommes. Toutes les cellules de l’organisme sont constamment renouvelées. Nous en renouvelons environ cinq cents millions par jour. Seules les cellules nerveuses, les neurones, ne sont pas renouvelées. Eh bien, même dans les cellules nerveuses les atomes et les molécules sont constamment renouvelés ! Voilà le fait que la technique des atomes radioactifs marqués a permis de vérifier. Il est d’une importance considérable pour l’analyse correcte de notre problème.

Un être vivant quelconque, animal ou homme, est une composition qui subsiste pendant une durée variable en renouvelant constamment la matière multiple qu’elle intègre. On peut donc et on doit distinguer la matière qui entre et qui sort, la matière variable, la matière qui change, et le sujet lui-même qui demeure et subsiste. Dans un organisme vivant, on peut distinguer, comme le font les chimistes, une multiplicité d’éléments physiques. Mais il faut ajouter qu’il existe un x qui compose cette multiplicité d’atomes pour constituer cet organisme vivant que je vois et que je touche.

L’organisme vivant est donc constitué de deux choses : la matière multiple d’une part, intégrée dans l’organisme, et le principe qui intègre, qui informe et qui subsiste, ce principe qui est aussi psychisme et conscience.

Le thème que nous avons évoqué pour commencer nous disait ceci : l’homme est composé d’une âme et d’un corps. L’analyse qui s’impose à nous à partir de l’expérience nous dit ceci : un corps vivant quelconque est composé d’un principe informant, que l’on peut appeler âme si l’on veut, — il n’y a aucun inconvénient à cela —, et d’une matière multiple. Comme on le voit, les deux analyses ne sont pas du tout identiques. Elles sont même incompatibles. Dans le vieux thème orphique que l’on trouve aussi dans les antiques Upanishad, l’âme se surajoute au corps, elle vient l’habiter, et puis elle le quitte, et s’en va en chercher un autre. Dans l’analyse qui s’impose à nous à partir du donné concret et expérimental, l’âme ne se surajoute pas au corps, elle le constitue. Un corps vivant, celui que je peux toucher du doigt, c’est une âme vivante qui informe une matière multiple pour constituer cet organisme. L’âme et le corps ne sont pas deux choses, puisque le corps, c’est une âme qui informe une matière. Et cela est si vrai que lorsque l’homme ou le lion ou l’éléphant meurent, il ne reste pas un corps, il reste un cadavre, ce qui est tout à fait différent, puisque le corps est une unité informée tandis que le cadavre est une multiplicité non informée.

L’antique problème des rapports entre l’âme et le corps n’a donc aucun sens, puisque cet antique problème présupposait que l’âme et le corps sont deux choses, ou deux substances. Mais un corps n’existe pas et ne peut pas exister sans âme ou sans animation ou sans information, — ces expressions sont synonymes.

Un problème réel, qui existe bel et bien, c’est celui des rapports qui existent entre le principe qui informe, et que l’on peut appeler âme si l’on veut, et la multiplicité matérielle informée. Mais ce n’est pas le problème des rapports entre l’âme et le corps. C’est le problème de l’information par laquelle une âme vivante parvient à constituer un corps vivant qui n’existerait pas sans information. Dans l’enseignement philosophique jusqu’aujourd’hui nous continuons à vivre sur le vieux thème orphique transmis par Platon et repris pour l’essentiel par Descartes, Malebranche et la tradition cartésienne. Ce vieux thème est incompatible avec l’analyse que nous impose l’expérience. Aristote l’avait déjà aperçu. Et cette incompatibilité comporte des conséquences catastrophiques par exemple en médecine, ou en psychologie, ou en psychiatrie. Si vous continuez à conserver le vieux schéma platonicien et orphique, vous ne comprendrez jamais comment un homme qui boit de l’alcool peut avoir le psychisme troublé, ou comment un homme qui absorbe des drogues voit son psychisme altéré, puisque dans le schéma platonicien et dans le schéma cartésien, vous fournissez de l’alcool ou des drogues à votre corps. Comment comprendre que votre âme en soit affectée ? Dans l’analyse expérimentale qui s’impose à nous, c’est très simple : l’alcool est une molécule, une composition ; le LSD aussi, la mescaline aussi ; ces molécules sont de l’information, et à ce titre ce sont des messages. Si vous introduisez ces messages dans un organisme vivant qui est un système informé et qui est un psychisme — le psychisme ne s’ajoute pas à l’organisme, il le constitue —, alors vous comprenez fort bien que ces messages que sont les molécules toxiques exercent une action sur le psychisme, puisque l’organisme est un psychisme.

La Voix du Nord, 19 novembre 1977