Armand Hernandez
L'approche systémique et l'être vivant de la planète dans son contexte cosmique

La révolution systémique, et non systématique, consiste en une vision global où la notion de système entre en jeu. Cette vision unifiante a fait son apparition par une espèce d’intégration de plusieurs disciplines où figurent la biologie, la théorie de l’information, la cybernétique et la théorie des systèmes. Cette approche transdisciplinaire (pluridisciplinaire) est appelée approche systémique.

(Revue 3e Millénaire. No7 ancienne série. Mars-Avril 1983)

Cette notion de système permet, dans un nombre croissant de disciplines, une approche d’unification et d’intégration.

Avant d’aborder en détails l’approche systémique, il est nécessaire de découvrir l’éventail de recherches qu’offre ce mode de pensée. C’est à un ingénieur, docteur en mathématiques appliquées, que nous avons demandé d’en tracer, simplement, les grandes lignes. Armando Hernández est né à Managua au Nicaragua, mais c’est à Paris, à la Sorbonne, qu’il a obtenu son doctorat, et si, plus tard, il a été directeur fondateur de la Faculté de Génie civil de l’Université Centroaméricana au Nicaragua, il est l’un des nicaraguayens les plus Français qui se puisse rencontrer, et c’est maintenant en France qu’il vit. Voyons donc avec lui ce qu’est cette révolution transdisciplinaire et pluridisciplinaire que l’on appelle l’approche systémique et quelles sont ses immenses possibilités.

La révolution systémique, et non systématique, consiste en une vision global où la notion de système entre en jeu. Cette vision unifiante a fait son apparition, il y a plus de trente ans, par une espèce d’intégration de plusieurs disciplines où figurent la biologie, la théorie de l’information, la cybernétique et la théorie des systèmes. Cette approche transdisciplinaire (pluridisciplinaire) est appelée approche systémique. Le Dr Joël de Rosnay, auteur du Macroscope, vers une vision globale [1], suggère, pour la symboliser, le concept du Macroscope (par opposition au microscope). Cet ouvrage a conduit ma pensée pour le début de cette approche. Il ne faut pas considérer cette démarche scientifique comme une science, une théorie ou une discipline, mais comme une nouvelle méthodologie qui permet de réunir et d’organiser les connaissances, en vue d’une plus grande efficacité de l’action. La recherche opérationnelle est la science de l’action.

L’approche systémique (la systémique) s’appuie sur la notion de système. Cette notion, souvent vague et ambiguë, est utilisée actuellement dans un nombre croissant de disciplines, vu son pouvoir d’unification et d’intégration.

La définition la plus courante est la suivante : « Un système est un ensemble d’éléments en interaction. » Exemples : une ville, une cellule, un organisme, une voiture, un ordinateur. En réalité, aucune définition du mot système n’est satisfaisante ; mais la notion de système est féconde, à condition, évidemment, d’en mesurer la portée et les limites.

Il s’agit de trouver des invariants, c’est-à-dire des principes généraux, structuraux et fonctionnels, de grande application, y compris à la nature, à l’éducation, à l’administration, à l’informatique ou à la politique. La complémentarité facilite l’organisation des connaissances et rend l’action plus efficace.

 

Approche cybernétique

L’approche systémique contient l’approche cybernétique (cf. Norbert Wiener, 1948), qui a pour objet principal l’étude des régulations dans les organismes vivants et les machines. L’approche systémique moderne a comme source la Théorie générale des systèmes de Ludwig Von Bertalanffy [2], qui incorpore l’idée de l’isomorphisme (similitude ou analogie de structure) entre les différentes sciences. Une direction intéressante de l’approche systémique est l’ « analyse des systèmes » qui est l’un de ses outils de recherche.

Le cheminement de la pensée est à la fois analytique et synthétique, de détail et global. Il s’appuie sur la réalité des faits et la perfection du détail ; il cherche en même temps les facteurs d’intégration, éléments catalytiques de l’invention et de l’imagination.

Il est opportun de remarquer que la physique moderne est encore logique, car les fondements de cette logique, c’est-à-dire les concepts, sont définis par des propriétés non intuitives. Cela est très important pour aller vers l’aventure de l’axiomatisation en sciences humaines.

L’importance que Nietzsche donne aux méthodes est bien connue. De fait, l’approche systémique est une nouvelle méthode.

L’utilisation de la Statistique, pour obtenir les lois de la complexité du désordre organisé ou l’organisation du désordre, est le seul moyen de maîtriser la multitude, de comprendre et de prévoir le comportement des foules que constituent atomes, molécules ou individus.

La théorie des probabilités, la théorie cinétique des gaz, la thermodynamique, la statistique des populations s’appuient à leur tour sur des phénomènes fantasmatiques et irréels, sur des simplifications utiles mais idéales, presque jamais rencontrées dans la nature. C’est ainsi qu’on a recours à l’univers homogène, isotrope, additif, linéaire (la programmation linéaire est à la mode, et avec raison). On fait aussi appel à des réactions réversibles.

Mais en biologie et en sociologie, les phénomènes intègrent la durée et l’irréversibilité. Les relations entre les éléments ont autant d’importance que les éléments eux-mêmes. Donc, de nouveaux outils étaient nécessaires pour aborder la complexité organisée, l’interdépendance et la régulation.

Pour illustrer ce nouveau courant de la pensée qui a mené de la naissance de la cybernétique aux débats sur les limites de la croissance (nécessité de la croissance zéro ou utopiquement négative), il faut signaler la caractéristique typique de l’approche systémique, à savoir l’idée de la rétroaction (« feedback »).

Le premier élan fut le passage de la machine à l’organisme. De cette façon, eut lieu l’élaboration des notions de rétroaction et de finalité, débouchant sur l’automatique et l’informatique. Ensuite, a été élaboré le complément, avec le retour de l’organisme à la machine. Avec l’apport des notions de mémoire et de reconnaissance des formes, des phénomènes adaptatifs et d’apprentissage, la voie à la bionique était ouverte. Cette science a pour objet de construire des machines électroniques en imitant certains organes des êtres vivants. Ainsi on arrivait à la prétendue intelligence artificielle et aux « robots » industriels. Les progrès en neurologie, perception et mécanismes de la vision ont été remarquables. Plus tard, la cybernétique et la théorie des systèmes ont été appliquées à l’entreprise, à la société et à l’écologie.

Evidemment, il ne faut pas tomber dans l’adoration des machines appelées intelligentes. De toute façon, en se référant aux servomécanismes, il faut mentionner deux faits surprenants : le comportement en apparence « intelligent » de ce type de machines et les « maladies » qui peuvent les affecter. Le mathématicien Norbert Wiener (décédé en 1964), avec la collaboration de l’ingénieur Julian Bigelow, déduit que, pour contrôler une action orientée vers une finalité, la circulation de l’information nécessaire à ce contrôle doit former « une boucle fermée permettant d’évaluer les effets de ses actions et de s’adapter à une conduite future grâce à des résultats passés ».

La boucle d’information appliquée au vivant

Wiener et Bigelow découvrirent la boucle circulaire d’information nécessaire pour corriger toute action, la boucle de rétroaction négative, et étendirent cette découverte à l’organisme vivant.

En 1948, deux publications fondamentales marquèrent une époque spécialement fertile en idées nouvelles : le livre de N. Wiener, Cybernétique ou Régulation et Communication chez l’animal et dans la machine, et celui de Claude Shannon et Warren Weaver, la Théorie mathématique de la communication. La théorie de l’information allait voir le jour.

En France, il faut mentionner le notable ouvrage de M. Jacques Lesourne intitulé Les Systèmes du destin [3]  qu’il ouvre en disant que « l’humanité est malade du futur ».

Selon M. Jacques Lorigny, de l’unité de « Recherche » (INSEE), l’analyse des systèmes, et notamment de leur degré d’organisation par rapport à une finalité donnée, souffre actuellement d’un manque de concepts informationnels précis.

M. Daniel Durand dans la collection « Que sais-je ? » a publié pour le grand public, La systémique [4].

En étudiant à fond la systémique on peut passer de l’analyse des systèmes les plus simples aux systèmes à auto-organisation et enfin à ces systèmes complexes tels que les jeux et les sociétés.

En quelque sorte le système apprend à s’organiser par essais et erreurs. « Il s’auto-organise. »

Avant de situer l’être vivant de la planète dans le cosmos, voici la définition de système présentée par le Dr B. Roy au Congrès AFCET, Versailles, 1977 : on entend par système, une « entité complexe traitée (eu égard à certaines finalités) comme une totalité organisée, formée d’éléments et de relations entre ceux-ci, les uns et les autres étant différenciés et définis en fonction de la place qu’ils occupent dans cette totalité et cela de telle sorte que son identité soit maintenue face à certaines évolutions ». Cette définition a été très bien reçue.

Les graphes

Un système a pour support un graphe avec quelques caractéristiques. La théorie des « graphes » (et non graphiques), peut apporter une aide très efficace dans le traitement systémique. Elle a pris une place primordiale en recherche opérationnelle. L’ouvrage fondamental du Professeur Berge [5] fait autorité dans ce domaine.

On nomme graphe, tout schéma pouvant s’analyser en un ensemble de points ou sommets, et un ensemble de lignes orientées ou non, reliant entre eux tout ou partie de ces sommets.

La systémique a un contenu d’une telle richesse qu’elle méritait la présentation de l’exposé sommaire ci-dessus avant de pénétrer dans le domaine du cosmos.

Le macrocosmos

A sa naissance, l’univers est en sommeil. Avec le « big bang », s’éveillent les forces de la nature.

Le « big bang » est la façon scientifique de confirmer le « soit la lumière » du commencement, il y a 15 milliards d’années. Plusieurs spécialistes contemporains ont émis des réserves sur les hypothèses utilisées pour déterminer la taille de l’univers et ont proposé des modifications qui reviennent à diviser par deux toutes les distances de la taille admise de l’univers. Même avec des modifications pour l’âge, on continuera à parler en milliards d’années.

A un certain âge de l’univers, on peut parler déjà du système stellaire. On obtient un ensemble de points. Un point pour une étoile. Ces points ou sommets du graphe qui sont les éléments (étoiles) et leurs relations (lignes orientées ou non du graphe) sont étudiés par les spécialistes en cosmologie, astronomie et astrophysique.

Le Soleil est une étoile. La cosmographie, aperçu de l’astronomie, nous permet une première approche pour étudier le système solaire. Un élément de ce système est notre planète.

 

La planète, le microcosmos et le vivant

La systémique permet d’adapter nos modes de pensée aux besoins du monde actuel et de demain.

L’écologie donne naissance à plusieurs programmes et, en particulier, à l’écosystème.

En 1909, Rutherford avait déjà prouvé que l’atome avait une structure complexe. Il a fait de l’atome un système. En 1912, Niels Bohr travaillait dans le laboratoire de Rutherford. Lorsque Planck écrivit son livre, Bohr était déjà convaincu que « … la structure électronique de l’atome de Rutherford se dirige à l’aide du quantum d’action ». En moins d’un an, il formula ses célèbres postulats. C’est le système de Bohr. Après les travaux de Louis de Broglie, on parle plutôt de modèles mathématiques que de systèmes. Il faut remarquer que le triomphe définitif de l’atomistique est spécialement associé au nom d’Einstein. Il va de soi que d’autres scientifiques ont aussi contribué à l’atomistique.

Passons maintenant au vivant.

 

Les systèmes vivants

« La cellule, société de molécules », écrit F. Jacob, lauréat du prix Nobel de Médecine et Physiologie 1965 avec les professeurs J. Monod et A. Lwoff.

La cellule peut être considérée comme la plus petite unité capable de manifester les propriétés d’un être vivant. Le virus possède certaines des propriétés de la vie, mais pas celle de se reproduire seul.

Comme une étoile, la cellule peut appartenir à un système ou être un système. Notre corps est une gigantesque société de cellules. Cette société est un système vivant. Pour le Professeur J. Ruffié, auteur du Traité du vivant [6], l’individu est un élément fondamental de l’ensemble « populationnel », et « la structure populationnelle est la seule qui corresponde à une situation vraiment objective ». Cette dernière structure est aussi un système. La cellule, en tant que système, peut être décrite en biologie structurellement et fonctionnellement. La cellule est une véritable usine moléculaire. Dans cet exposé, on se limitera à dire que la cellule est, en grande partie, faite de molécules géantes : les protéines.

Le Professeur Ruffié démontre que l’évolution n’est pas « élimination », comme assurait Darwin, mais conquête, progrès, « diversification ».

Dans les systèmes complexes, le tout est plus que la somme de ses parties.

Il paraît que l’élément vivant le plus stable connu est le gène. Si on le désintégrait pour l’étudier, on le tuerait. Ses composantes ne sont pas égales au tout. La vie manque.

La matière évolue vers des formes de mouvement de plus en plus complexes. L’homme est le dernier-né de cette évolution. Il est l’être qui possède une conscience et un esprit. Edgar Morin dit : « … Conscience sans science et science sans conscience sont mutilées et mutilantes. » A la suite d’Einstein, des quanta et de la neuro-psychophysiologie, les limites de la rationalité ont brusquement éclaté. Il existe une véritable révolution intellectuelle pour affiner les vieilles dualités corps-âme, esprit-matière.

La recherche génétique a permis certains progrès révolutionnaires intimement liés à la mathématique.

La pensée génétique est fondamentale pour le développement de la science et l’évolution de la structure sociale.

La génétique est le thème central de la biologie sur laquelle reposent la biochimie, le développement et l’évolution de toutes les formes de vie (du virus à l’être humain).

A partir de 1953, la génétique a pris un essor impressionnant pour avoir éclairci la structure chimique du matériel génétique.

Tout récemment, on parle de la découverte grâce à laquelle les aptitudes intellectuelles « exceptionnelles » de certains hommes ou de certaines femmes sont dues un gène récessif porté par le chromosome X.

L’éthologie, la paléontologie, la neurophysiologie, la psychanalyse, la psychologie génétique, la psychiatrie, l’anthropologie structurale, l’économie et la sociologie convergent vers un même modèle de l’être humain.

En particulier, la neurophysiologie avec son ensemble des neurones apporte une contribution plus importante à la compréhension de l’être humain que des siècles de réflexions philosophiques.

Le cerveau d’un homme peut être représenté par un graphe où l’on rencontre environ 109 neurones et plus de 1012 connexions différenciées entre ces neurones.

Le P. Teilhard de Chardin [7] introduit, entre les deux notions conjuguées de structure génétique des faunes et de structure génétique des continents, une troisième notion, celle de structure génétique de l’Humanité.

Parmi les grands thèmes « teilhardiens », figurent : prévie, vie, pensée, survie, individuation, complexité, durée, et situation de l’homme dans le cosmos.

Pour conclure, un système social est un modèle de graphe représentant un réseau fini ouvert de flux canalisés et un ensemble infini de cheminements individuels. M. Lorigny [8] le définit ainsi, dans son article « Théorie de l’information appliquée aux systèmes sociaux ». L’idée de réseau fini ouvert nous permet de mentionner l’importante notion de système ouvert en opposition au système fermé.

M. Lesourne a affirmé magistralement : « L’évolution de l’ensemble du système est une et il n’y a jamais eu de « contrat social », d’émergence brutale de la société, de discontinuité entre évolution biologique et histoire, entre nature et culture. »

Actuellement, les juristes font appel à la systémique pour l’appliquer au droit international, en mettant en relation facteurs et acteurs de la planète dans leurs interactions.

(Armand Hernandez est Ingénieur-docteur en mathématiques appliquées)

 


[1] Joël de Rosnay, Le Macroscope, vers une vision globale, Ed. du Seuil, 1975.

[2] Ludwig von Bertallanffy, General system theory, Georges Braziller, New York, 1968.

[3] J. Lesourne, Les Systèmes du destin, Dalloz, Paris, 1976.

[4] Daniel Durand, La Systémique, Que sais-je ? PUF, 1979.

[5] C. Berge, Théorie des graphes et ses applications, Dunod, 1958.

[6] J. Ruffié, Traité du vivant, Fayard, 1982.

[7] Teilhard de Chardin, The phenomenon of man, Harper & Row, New York, 1959.

Teilhard de Chardin, La Place de l’homme dans la nature, le groupe zoologique humain, Union Générale d’Editions, Paris, 1965.

[8] Jacques Lorigny, Théorie de l’information appliquée aux systèmes sociaux, Annales de l’INSEE – n° 43, 1981.