Archaka
L'Arbre de la Liberté

Quoi qu’il arrive, il n’y a éternellement qu’un événement, et c’est Dieu. Les mondes peuvent s’écrouler et renaître, les univers se succéder ou ne plus jamais exister, il n’y a que Dieu. Et dans cette incommensurable et myriadaire existence de l’Un qui s’aime à jamais en tout ce qu’Il est, du plus chétif atome au plus énorme amas galactique, l’amour est au centre de tout. L’amour est ce qui manifeste les mondes et ce en quoi ils se résorbent. Il est, pour l’âme du sage, l’immense et ineffable Lumière de la conscience suprême où rien n’a de nom ni de forme et qui se condense sous l’aspect d’univers — amour qui n’a d’autre objet que soi-même et dont toute la création n’est que l’expression charmeresse.

(Extrait de Les temps pré-éternels. Édition Grasset 1985)

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Quoi que tu fasses, sache que tu es aimé de Dieu. L’enfant qui apprend à marcher et qui tombe, sa mère le bat-elle, ou bien l’aide-t-elle à se relever, et ne le prend-elle pas dans ses bras pour l’apaiser ? L’athlète qui ne peut sauter assez haut ou courir assez vite, son entraîneur le roue-t-il de coups, ou bien lui explique-t-il comment réussir, et ne l’encourage-t-il pas à recommencer ? L’homme qui erre dans les immensités de l’Espace et du Temps et s’y enlise, appelant au secours, pourquoi serait-il châtié, renié, maudit par son Créateur qui, en réalité, n’est autre que lui-même en sa suprême vérité ?

Certes, mentir est un crime ; trahir ou tuer, d’autres crimes. Mais tous viennent d’abord de ce que notre conscience est originellement obscure, incapable d’apprécier les valeurs de la vie et se trompe. Et tous aboutissent à une ombre plus grande, à une leçon — non une punition — suffisante pour que, de lui-même, l’homme veuille ne plus errer. Et l’amour seul devrait la donner pour la rendre fertile.

L’enfant qui tombe n’a pas su calculer ses pas, n’y a même pas pensé. L’athlète qui échoue a mal pris son élan. L’homme qui erre s’est trompé dans ses jugements. Et c’est justement pour cela que davantage d’amour est donné à l’enfant, que davantage d’encouragements sont prodigués à l’athlète. Pourquoi faudrait-il, alors, que l’homme soit puni et rejeté au moment où il a le plus besoin d’amour et d’aide ? Monstrueuse serait la mère qui battrait son enfant aux genoux écorchés, déloyal l’entraîneur qui accablerait l’athlète défaillant. Quel Dieu serait assez lâche pour écraser l’homme tombé ?

Ou bien est-ce un rêve trop humain que d’imaginer des bras d’amour nous enveloppant pour amortir notre chute et infusant en nous la douceur de l’Éternité ? Faut-il plutôt croire que nous sommes condamnés à la torture perpétuelle de l’ignorance et au perpétuel supplice du châtiment de l’ignorance ? Hideux carnaval, alors, d’un dieu dénaturé, d’une idole infernale et démente, ce monde où nous n’avons pas demandé à naître, nous aurions raison de le détruire et de nous en arracher.

Mais qu’est, d’autre part, cet amour que nous sentons parfois palpiter en nous comme un oiseau battant des ailes dans le ciel mystérieux de notre cœur ? Et ce sens de la beauté qu’en nos œuvres et nos songes nous manifestons parfois ? Et cette poursuite où, parfois, nous nous lançons, d’une sphinge dont le seul sourire rendrait divine notre vie tout entière ? Et ces étoiles qui brasillent en nous, ces soleils dans nos yeux qui nous enflamment un instant d’une joie pure, immense et surhumaine ? Comment ces paillettes d’immortalité se trouvent-elles dans le fleuve des jours ? L’or ne gît-il pas un peu plus loin, plus profond ou plus haut ? Ou bien n’est-ce qu’un leurre de plus dans le dédale suffocant où nous avons été jetés ? Qu’un népenthès pour endormir notre désespoir de sisyphes innocents ?

Questions souvent, si souvent posées et dont la réponse, si nous la voulons complète et véridique, ne se trouve que dans la négation de Dieu — non pas exactement de Dieu, mais du Dieu de tant de religions. Plutôt être athée que de croire à un être supérieur qui aurait l’ignominie de nous torturer, puis de nous punir pour les tortures qu’il nous aurait infligées. Car en vérité, croire à un Dieu aussi diabolique est une insulte à la Divinité.

L’athéisme est secrètement un amour intransigeant de Dieu que seul Dieu peut satisfaire. Toute religion blesse et déçoit, limite et falsifie. Comment le vrai amant de Dieu supporterait-il ce masque dont les hommes recouvrent la face de son Bien-Aimé ? Ce qu’il nie, c’est le masque, non la réalité. Et la force de son reniement — de son renoncement à la foi officielle — le montre, qui ressemble à l’amputation d’un membre gangrené : il a souvent plus d’idéal que les dévots qui, cependant, au long des siècles, le montrent du doigt, l’enferment ou le tuent.

Est-ce un crime alors — est-ce un péché — que de ne pas croire à un Dieu qui punit le pécheur ? Ou bien n’est-ce pas au contraire la divination, austère ou maladroite selon les cas, de la vérité de Dieu pour qui le péché ne peut exister ?

Le sage qui, derrière ses paupières closes, a vu Dieu et s’est identifié à Lui sait cela. Il connaît que n’existe que Dieu et que toutes les formes de vie ne sont que Dieu : Dieu est tout et, s’il y avait une seule chose qu’Il n’était pas, Il ne serait pas Dieu. Et le sage sourit, attendri par tant de ténébreuse arrogance : parler de péché, c’est dire que Dieu qui est tout est Lui-même le pécheur et le péché. Et l’amour emplit le sage, l’amour divin l’emplit, le nimbe d’une compassion où se dissipent les brumes du délire humain.

Quoi qu’il arrive, il n’y a éternellement qu’un événement, et c’est Dieu. Les mondes peuvent s’écrouler et renaître, les univers se succéder ou ne plus jamais exister, il n’y a que Dieu. Et dans cette incommensurable et myriadaire existence de l’Un qui s’aime à jamais en tout ce qu’Il est, du plus chétif atome au plus énorme amas galactique, l’amour est au centre de tout. L’amour est ce qui manifeste les mondes et ce en quoi ils se résorbent. Il est, pour l’âme du sage, l’immense et ineffable Lumière de la conscience suprême où rien n’a de nom ni de forme et qui se condense sous l’aspect d’univers — amour qui n’a d’autre objet que soi-même et dont toute la création n’est que l’expression charmeresse.

Un homme tombe. Et il n’y a que l’amour. Un homme ment ou vole, trahit ou tue. Et il n’y a que l’amour de Dieu partout et pour toujours. Dans l’âme du sage, cet amour est seul juge et, pour cela même, ne juge pas. Comme la mère console son enfant tombé, le sage ne pense qu’à répandre davantage d’amour sur l’être déchu. Car la seule réaction devant le mal, pour le voyant de la Vérité, est d’aimer encore plus l’homme afin de l’aider à se relever et à reprendre sa marche au terme de laquelle il doit, comme chacun, découvrir qu’il n’est lui-même que Dieu.

L’amour, et non le châtiment, est donc la réponse du Divin à l’errance humaine. Et si Dieu pouvait s’offenser, rien ne L’offenserait sans doute plus que cette caricature où Il est représenté comme un juge qui condamne et un bourreau qui punit. [1] Il serait même tentant de dire que le seul péché consiste justement à croire que Dieu nous juge pécheurs. Mais le sage embrasse tous les hommes dans un même amour et, si fausse, si perverse que lui semble l’idée du péché, il ne peut dès lors la taxer d’être fautive, car ce serait trahir cet amour qu’il sent à l’infini et qui, en lui, efface les ombres et redresse les erreurs. S’il aime celui qui est tombé, comment n’aimerait-il pas aussi celui qui tombe en endossant le rôle d’accusateur ? Le même amour de Dieu va au paria et au pharisien en dépit de ce qu’ils sont extérieurement, au réprouvé, au vertueux infatué de sa vertu et à celui pour qui, les voiles de la Nature s’étant déchirés, n’existent plus ni Bien ni Mal, ni vertu ni péché.

Mais, c’est vrai, aussi longtemps que persistent ces voiles qui cachent à l’homme le mystère solennel de la Nature, aussi longtemps qu’il est impuissant à percevoir un geste de Dieu dans tout ce qui, autour de lui, se fait et se défait et se refait encore, une loi semble devoir peser sur lui, qui veut qu’il juge en termes de Bien et de Mal. Aussi longtemps qu’il est seulement humain, l’homme, apparemment, ne peut éviter le sens, laïc ou religieux, de ce qu’il faut faire et de ce qui est à proscrire. Et ce sens est fluctuant, varie avec les époques et les ethnies. Le plus haut bien d’une race peut être ailleurs répréhensible. La chose la plus honnie d’une culture peut être révérée par d’autres, sous d’autres latitudes ou à d’autres moments. Il n’est de Bien ni de Mal absolus.

Simplement, au cours de son évolution, à mesure qu’il s’extirpe de son obscurité native, l’homme édicte des codes auxquels, d’étape en étape, il veut se conformer afin que ses nouvelles conquêtes ne lui soient pas reprises. À chaque fois qu’il comprend quelque chose, à chaque fois que sa conscience devient victorieuse d’une parcelle de l’énigme de l’univers, il formule cette compréhension et cette victoire en un commandement draconien : « Pour que perdure l’état où je suis parvenu et qui me rapproche de l’état divin final, voici ce qui est ordonné par Dieu Lui-même que celui qui redescend au-dessous de cet état soit retranché de la communauté. »

Ainsi, stade après stade, l’humanité, tantôt au nom de Dieu, tantôt au nom seul de l’homme, prend-elle conscience et possession de valeurs toujours plus hautes et subtiles et se défait-elle de sa vieille nature ; ainsi abat-elle l’ancien régime sous lequel elle vivait jusque-là et instaure-t-elle un nouvel ordre qu’à son tour elle renversera plus tard. Ainsi, de révolution en révolution, l’homme évolue-t-il, passant des peuplades troglodytes et des clans des forêts à des tribus, nomades, à des dynasties de pasteurs, à des races conquérantes, à des civilisations vouées au culte de la Matière ou adoratrices de l’Esprit, choisissant à chaque pas ce qui le fait avancer plus vite et dénonçant comme offense à la Divinité ce qui entrave sa marche [2].

Et ainsi s’explique le sens du péché originel. Sans savoir, l’animal, comme une argile sur le tour du potier, se prêtait depuis toujours au mouvement qui le modelait et le changeait en un être plus accompli. Pure, inflexible et indécelable, une conscience travaillait en lui et lui donnait des yeux nouveaux qui, après des millions de nos années, virent enfin ce que nous voyons. L’animal, au bout d’un temps si long, s’était approché de l’Arbre et renversant le trône redoutable et sacré de la Nature, défiant le Dieu de la Mort, avait mangé du fruit de l’Arbre et donné le jour à l’homme. Et ce qui appartenait à l’ancienne création devint le Mal, et ce qui appartenait à l’avenir devint le Bien.

Mais avant, que s’était-il passé ? Quelle malédiction de quel dieu avait marqué, par exemple, le passage du monde inanimé à celui des créatures animées ? Imagine-t-on que chaque étape de l’évolution terrestre fut pareillement flétrie ? Que l’apparition de la vie dans l’océan désert fut un premier péché originel ourdi par l’absence de vie pour que soit l’ondoiement des algues ? Et que dire de l’herbe et de l’éclosion des fleurs ? Car il y eut sur la Terre, ô prime nativité de Dieu, une première fleur, de même qu’il y eut un premier homme — serons-nous assez fous et sacrilèges pour y voir une faute ? Que ne pouvons-nous nous pencher par-dessus les millions d’années pour assister à ce prodige ! Peut-être en comprendrions-nous mieux la beauté de notre apparition, au lieu de l’avilir.

Quand, de l’immense désir de se mouvoir bercé sans mots au sein de l’inanimé, naquit le mouvement, payé sans doute d’une lutte éperdue contre les interdits cosmiques d’alors, quand naquirent, arches magiques de ce mouvement, les formes de vie marine et, plus tard, les bêtes de la terre, leur déracinement fut-il lui aussi frappé d’ostracisme ? Pour que l’oiseau vole et que bondisse le tigre, pour que le serpent rampe et que nage le poisson, combien d’interdits ont cependant été violés ! De combien de péchés originels est ainsi jalonnée l’histoire de la Terre ! Et n’en était-ce pas un, déjà, que l’acte même qui la forma, que la métamorphose des gaz primordiaux en une boule de pierre close sur le secret de son origine ? Que nous soient donnés les yeux du Témoin de l’éternité cosmique. Qu’à l’infini s’éploie notre conscience afin de voir naître la Terre en nous. Cette goutte de feu soudain solidifiée dans le firmament de notre système ne bouleversait-elle pas l’ordre ancien ? Son apparition ne piétinait-elle pas les lois de l’empire de la Nuit ? Il y avait eu un âge sans Terre, et cet âge était révolu. Crime sidéral ? Et imputable à qui ? Et menaçant quel pouvoir ? Il y avait désormais une Terre à cause de laquelle la création entière voyait ses destinées prendre un visage nouveau. Le cosmos avec ses kyrielles de galaxies ne pouvait plus être le même. Et en même temps qu’apparaissait la Terre, combien de mondes naissaient aussi, et combien disparaissaient, dans le perpétuel enfantement des astres ? Or, de ces naissances sans nombre qui, sans fin, bousculent l’univers, parle-t-on comme on parle de la naissance de l’homme et dit-on qu’elles sont des fautes et des chutes ?

C’est tout l’acte de la création, alors, qui serait un péché, et commis par le seul Créateur. Car il n’y a pas de différence entre l’apparition de l’homme pensant, celle d’une planète, d’un système ou d’une galaxie. Toutes sont des actes divins — toutes, ou bien aucune.

On dit néanmoins que l’homme fut chassé du paradis terrestre dont les portes furent désormais gardées par un ange armé d’une épée de feu afin que tout retour soit impossible. S’il s’agit d’une parabole de l’évolution destinée à montrer que nous ne devons pas revenir à notre ancien état, si parfait qu’il nous semble à l’heure des nostalgies, ce gardien est celui même qui veille au seuil de notre conscience. Mais autrement ?

Autrement ? Peut-il en être autrement ? Peut-on croire aujourd’hui qu’ait été réel ce régime policier dans le jardin d’Éden, ou qu’un dieu magicien, dépité par l’audace de ses golems, les en ait exilés ? Cet exil, alors, était une grâce, ce bannissement une libération, Quel bonheur, en effet, aurait-il pu y avoir pour l’homme à vivre à la merci d’un démiurge dictateur ?

Chassé du paradis, l’homme l’a été parce qu’il était plus grand que la loi édénique, parce qu’il était libre, parce qu’il était victorieux. Or, il n’est au fond de victoire que sur la Mort. Et l’histoire terrestre tout entière est l’épopée de conquêtes toujours plus précises où l’étau de la Divinité ténébreuse se desserre et où sa Nuit se transmue peu à peu en Soleil sans limites.

Si nous pouvions dévêtir la Terre de ses voiles, les uns après les autres, la dépouiller graduellement de toutes ses créations, sans doute comprendrions-nous mieux ce voyage en la Mort et hors d’elle qu’elle accomplit depuis l’origine et à quelle conquête elle est, pour finir, vouée. Nous sommes aujourd’hui le voile ultime dont elle est recouverte, l’ultime création qu’elle a enfantée. Vienne demain, et l’histoire sera autre, de notre mère tellurique. Enlevons alors ce voile que nous sommes et remontons jusqu’à la prime nudité planétaire afin d’y déchiffrer notre énigme initiale et notre avenir inévitable.

Cette pierre ronde qui tournoie dans l’abîme étoilé doit un jour devenir matrice, piédestal et tombeau d’une espèce qui ne s’explique tout à fait que par ses antécédents et sa probable descendance. Il y a un instant, dans l’éternité cosmique dont le sac et le ressac charroient des galaxies, les allumant et les noyant tour à tour, il y a un instant elle n’était pas encore, elle n’était que matière ignée, efflorescence lumineuse, solaire jaillissement. Puis, la semence de feu s’est solidifiée. Et c’est comme si le Soleil s’était projeté hors de lui-même. Secrètement contenu, maintenant, dans son enfant obscur, il s’endort dans la nuit. L’or est devenu plomb.

Visage de la Mort, ou paysage de mort, la Terre n’est qu’immense désolation minérale. Tout est figé, muet, inconscient. Nul souffle. Nul mouvement. En cette morne et silencieuse immobilité qui défie le Temps et lui échappe, où trouver l’expression de la vie ? Le cœur qui, demain, doit battre dans notre poitrine, est pour l’heure pétrifié. Quel sculpteur visionnaire pourra jamais le percevoir et le ciseler, quel mage l’animer dans cette inconscience absolue de la Mort — ou faut-il dire de la Non-Vie ? La Terre, en ce moment, n’est que la négation du Principe qui l’émana et que, demain, nés de ses entrailles, verront néanmoins les voyants et qu’ils nommeront Dieu, Lumière, Vie absolue et absolue Conscience et Joie infinie. En ce moment, la Terre est le contraire de Dieu, le contraire de la Vie, de la Conscience et de la Joie qui, cependant, ne cessent pas d’être en le plan de leur transcendance. Elle est obscurité qui ne se perçoit pas elle-même. Et pour elle, tout l’infini est mêmement obscur et inconscient — mort, non existant —, comme si, pour elle, grain de pierre tournant dans l’Espace immesurable, parmi la magnificence des incendies sidéraux, tout était pétrifié, comme si le ciel était fait de granit et qu’elle n’en fût pas distincte, comme s’il n’y avait, depuis toujours et à jamais, que l’immensité catatonique, la noire immensité déserte et granitique du Néant matériel.

Notre âme, en ce moment, est scellée dans la pierre. Rien n’indique qu’elle puisse jamais s’en exprimer, s’arracher à l’évanouissement de sa mise au monde qui semble être plutôt une mise au tombeau, et revenir à elle, à la pleine lumière de sa conscience et de son pouvoir. Notre âme, conscience de la Conscience, est captive de la Mort qu’elle doit vaincre demain. Et lentement, de l’empire médusé, rompant un à un les sceaux de l’asphyxie sépulcrale, elle va surgir en sa splendeur créatrice, façonnant règne après règne l’écrin vivant de son éternité.

Cette matière morte qu’éclaire sans y rien éveiller le soleil de la vie, ce roc aveugle, cette substance apparemment inhabitée, c’est cela qui, par un croissant triomphe sur la négation de l’Être, va se muer en herbe, en fleurs, en arbres, en plages bercées de vagues et de vents, et en la chair des animaux qui jouent. Cette pierre enténébrée, c’est elle qui, demain, va devenir le corps de l’homme, la peau de l’amant que caresse l’aimée, l’œil émerveillé qui contemple le monde.

Au sein de la Terre paralysée, germe le feu des créations futures. Née du Feu maintenant invisible, elle va léguer invisiblement le Feu à tout ce qui naîtra d’elle jusqu’à tant que ce Feu solaire, ce Feu divin se manifeste visiblement et que le ciel tout entier soit Lumière, Jour éternel vainqueur de la Nuit, Immortalité victorieuse de la Mort. Et sous la carapace des roches insensibles, le Feu chante ainsi qu’un poète et rêve ainsi qu’un pharaon. Il est le Soleil enfermé dans la Nuit, l’astre mystique enclos dans la pierre inconsciente, le créateur dérobé par les ténèbres et qui, insoucieux de la coulée du Temps, forge patiemment dans les entrailles qui le recèlent les attributs de sa naissance. Passe pour nous ce qui est des millions et des millions d’années sans que rien apparaisse de son labeur, à la surface de la Terre. La Mort l’emporte toujours. Jamais n’existera la Vie. Néant, ô Néant de l’univers créé, est-il possible qu’en vain soit l’immensité resplendissante? Ou bien d’autres yeux, ailleurs, la voient-ils ? D’autres yeux, partout, qui sont capables de la percevoir selon, peut-être, des modes différents ? Mais alors, pourquoi, seule, la Terre n’enfanterait-elle pas les instruments de sa perception ? Sera-t-elle toujours morte ? N’existera-t-elle jamais ? Que voudrait dire être, en effet, si cela ne signifiait pas être conscient ?

Le Feu chante en la Terre et y construit lentement les songes et les plans des règnes à venir. La Mort ne peut vaincre toujours. Dieu, en un éternel autrefois, s’est jeté dans le deuil des gouffres, perpétuellement se projette en un acte d’amnésie créatrice. Et voici que, gisant de lumière, Il se redresse, dénouant les bandelettes matérielles qui Le paralysaient au fond de la Terre. Lentement, Il émerge et, au fil des millions d’années, repousse irréversiblement la Mort. Et la Vie apparaît. La Terre commence de naître à la conscience. L’univers cesse d’être pour elle l’immesurable monolithe du Néant matériel. L’univers n’est plus un infini pétrifié ; c’est elle, au contraire, c’est la Terre dont la pierre se subtilise par la grâce de la Déesse Mère qui vient de commettre « son péché originel profond, la volonté d’être » [3].

Il n’y avait donc que le Roc de l’inconscient, que le royaume pétrifié de la Mort. En pluie, est descendue la force créatrice, et la Terre en a été imprégnée, fécondée, et elle s’est mise à respirer. Et le monde, alors, est né, a doucement versé dans le vivant. D’où viennent soudain mousses et lichens et qu’est ce miracle des plantes ? La pierre se métamorphose sous le souffle sorcier de la Vie qui, jusqu’alors, n’était pas. Et la Mort immense et solennelle est détrônée par l’herbe fragile qui perce la terre et lézarde la muraille de l’Inconscient ; la Mort qui commande à l’univers au point de paraître l’avoir créé pour s’en repaître sans fin, est tenue en échec par une éphémère cellule vivante. La Vie et la Conscience et la consciente Joie de vivre vont désormais se répandre sans trêve, abolissant au fil du Temps la Mort et l’Inconscience, les transmuant ère après ère en la parfaite effigie de Dieu. Plus jamais ne sera le désert rocailleux de l’origine. Le minéral, à la fin, sera or vivant de la Divinité. Graal des milliards d’années d’ignorance et de douleur, tout sera conscient, bienheureux, éternel.

À vrai dire, nous imaginons seulement les débuts de la Vie au sein des eaux, puis que, sur la terre ferme, elle conquit de nouveaux pouvoirs et repoussa davantage l’emprise de la Mort. La seule chose que nous sachions sans pouvoir d’ailleurs nous la représenter, c’est que, toute Matière étant une comme l’enseigne la Science, nous sommes physiquement tissés dans la même étoffe non seulement que la Terre, mais que tout ce qui existe dans l’univers et qu’à la base de notre forme si délicate et harmonieuse, se trouve l’inerte matériau des choses sans conscience.

La pierre insensible du morne désert des commencements planétaires, quand la Mort tenait sous le gel de son refus les forces de la Vie, c’est elle, c’est cette existence minérale qui forme notre assise. Non que nous soyons poussière devant à la poussière retourner. Au contraire, nous sommes flammes de Dieu devant revenir au Feu divin. Mais notre corps gréé pour l’aventure de vivre a pris naissance en cette matière terrestre, a lentement été sculpté dans l’oubli de la pierre et, de règne en règne, été soumis au feu de maintes ordalies afin d’exister aujourd’hui et de recouvrer demain, au prix d’autres mutations, la mémoire entière de sa vérité. Issu du royaume de l’Inconscient, il en contient l’obscurité, l’apathie, l’impuissance — et c’est pourquoi nous sommes nous-mêmes si inconscients. Mais aussi, parce qu’un jour l’herbe a pu naître de la poussière et l’arbre croître d’entre les pierres, nous portons en nous la secrète ivresse créatrice qui peut tout transmuer, cette ivresse qui date d’avant la Terre elle-même, qui l’a conçue et façonnée et s’est enfouie en son sein et qu’elle transmet, toujours plus haute et plus ardente, à sa descendance en sorte que nous sommes capables d’atteindre à la Conscience suprême. Ainsi nous ont été légués la Mort et l’Immortalité, l’impossibilité de percevoir et le pouvoir de connaître. Fils du désert de pierre, nous sommes aussi les enfants du Feu qui forma la Terre et s’enferma en elle et, après bien des temps, la tira de sa léthargie.

Aboutissement de la lignée terrestre, il nous est donné de voir, depuis le promontoire des âges, le déroulement des choses qui ont été voulues afin que nous soyons et pour que soit autre chose encore, zénith et apothéose de la création. Dans un monde où rien ne se crée ni ne se perd, où tout se transforme, rien ne peut se manifester qui n’ait été au préalable contenu dans une autre forme. Si nous sommes ce que nous sommes, cela ne peut être que le résultat de ce qui nous précède, cela se trouvait d’avance impliqué dans l’absence de vie sur la Terre, et préfiguré ensuite par le psaume silencieux des arbres, annoncé par le sabbat des animaux. De la semence du rosier, ne naît pas le baobab. L’embryon de nos découvertes, de nos passions, de nos guerres et de nos religions, de nos haines et de notre amour et de nos questions est là, aveuglément véhiculé par les espèces d’avant l’homme, de même que notre être dessine l’esquisse de ce qu’une autre espèce accomplira.

Nés d’un Pouvoir créateur, nous portons ce Pouvoir en nous. Il n’est rien, dès lors, à quoi nous ne puissions commander. Nés du Pouvoir qui créa l’univers, nous portons en nous l’univers. Et tout ce qui est, nous appartient sans que nous ayons même besoin de le conquérir, car cela est notre être véritable. Or, si nous donnons à ce Pouvoir en nous le nom de Dieu, force nous est de reconnaître que nous portons Dieu en nous. Et cela que nous portons en nous, c’est cela que nous devons réaliser et devenir. Ainsi apprenons-nous que nous n’avons d’autre avenir que Dieu, que notre nature mortelle n’a d’autre destin que l’immortalité.

La Mort qui nie le Divin, Le voile ou bien Le défigure dans un monde qui, pourtant, n’est que le Divin Lui-même, la Mort est Dieu se présentant à nous sous le masque de Son contraire. Sophisme prétentieux, ou sagesse abyssale ? Toutes nos spéculations et tous nos aphorismes aux lueurs de diamant et tous les soleils de notre pensée, tout s’écroule et se dissipe en fumée devant le fait même de la Mort. Nous avons beau édifier des systèmes dont l’architecture a l’audace des ziggourats de Babylone et la rigueur sublime des pyramides d’Égypte, nous avons beau y entasser les trésors conquis sur l’énigme de vivre, nous avons beau proclamer que cela que nous disons est la seule vérité rédemptrice et l’éternelle jouvence de notre être, rien ne nous prémunit contre la Mort que nous avons cru ainsi définir, et nos systèmes, s’ils nous survivent, ne sont que nos mausolées.

Mais sommes-nous seuls à mourir ? Êtres humains, sommes-nous seuls à nous éteindre ? La Mort est un phénomène cosmique dont nous nous croyons les uniques victimes ou les seuls débiteurs quand la même loi vaut pour l’insecte et le savant et que l’enfant né de nos reins doit tout autant disparaître que les astres du ciel. Souffrance et mort existent à tous les niveaux, sans qu’elles soient châtiment, contrairement à ce que nous pensons si souvent.

Les animaux souffrent. Les plantes souffrent. La création entière souffre et meurt. Et en nous, avec une intensité particulière parce que nous pouvons les nommer mais ne savons les conjurer, se résument toute cette souffrance et toute cette mort et tout cet éperdu besoin d’y échapper qui, depuis le début des temps, s’incarne et s’affirme d’espèce en espèce et doit encore s’affirmer jusqu’au jour où nous serons anéantis, pensent les uns, tandis que les autres rêvent d’un jour où, enfin, la souffrance n’étranglera plus les formes de la Vie et où la Mort ne les engloutira plus. Et les larmes que nous versons depuis des millénaires s’expliqueront alors et elles seront séchées. Car nous ne serons plus seuls, étant unis à l’univers et à ce qui le dépasse.

Au vrai, la tragédie humaine se résume en le mot de solitude. Nous nous sentons séparés du reste du monde dont tout, pourtant, nous indique que nous faisons partie, et séparés de Dieu qui, s’il existe, se repose, croyons-nous, en un éternel septième jour inaccessible à notre perception. Nous déclarons que sa création est terminée, c’est-à-dire distincte de Lui. Et ainsi séparés de Lui, nous sommes mortels, cependant que séparés du monde, nous sommes incapables de vivre vraiment — et nous nous imaginons que la vie nous appartient qui, demain, nous sera arrachée.

Notre histoire tout entière, depuis les premières lueurs de son aurore, ne conte pas autre chose que ce voyage de notre âme se découvrant d’abord isolée ainsi qu’une île au milieu de l’océan sidéral, retranchée du reste de la création, puis cherchant peu à peu à s’y unir et à s’y fondre ou à en dépasser le possible mirage au moyen d’idéologies profanes ou sacrées. Par l’esprit de conquête et d’hégémonie, nous manifestons jusqu’à l’ivresse ce besoin d’unité où puisse enfin disparaître le sentiment de notre solitude. Et de même, par nos religions, cherchons-nous à nous grouper, à nous mettre à l’unisson d’un Être plus grand que nous-mêmes et que symbolise la communauté des fidèles.

De toutes les façons possibles, partout sur la Terre, à toutes les époques, l’homme ne poursuit pas d’autre but ; ce qu’il veut, c’est abattre le douloureux enclos de sa personnalité individuelle et jouir de l’immortalité qui est sa vraie nature, mais que pourtant la Nature lui refuse. Du fond de l’abîme des temps, s’élève sa voix, cri de colère, sanglot de désespoir, s’élève sa prière : « Que cesse ma solitude, ô Seigneur. Fais-moi connaître la vérité de mon être, accueille-moi en Toi, unis-moi à Toi, permets que je sois Toi, puisqu’il n’y a que Toi, permets que me quitte ce sens d’être séparé de Toi et de Ta création, que ma conscience s’illumine de Ton Soleil, que tout soit Ta Lumière, Seigneur, que tout soit Ton unité. »

Or, le sentiment de solitude, c’est encore cela que l’Occident appelle péché originel. Cette impression d’être tenu à l’écart du mystère cosmique dont il fait néanmoins partie, c’est cela que l’homme, sur une moitié de la Terre, tient pour la preuve d’une chute et d’un châtiment. Une certaine façon de percevoir le monde — la conscience de la dualité — est décrite comme un crime, et l’on dit que l’homme, créé parfait, est, par sa désobéissance, devenu imparfait et qu’il a, par là même, défiguré la perfection — l’unité — de l’univers. On dit que toutes les souffrances de la race ne suffiront pas pour racheter ce crime, que tout son malheur « résulte de la faute d’un homme égoïste et pécheur qui a corrompu ce qui était sorti parfait des mains de Dieu. Comme si l’homme avait créé la loi qui impose la mort au monde animal et la nécessité de s’entredévorer, ou ce processus épouvantable par lequel la nature crée, certes, et préserve, mais en même temps et par une action jumelle inextricable, détruit et tue ! » (Sri Aurobindo, Essais sur la Guîtâ)

Solitude, immense solitude humaine, comment serions-nous responsables de notre forme qui nous condamne à l’ignorance ? L’oiseau peut-il faire autrement que de voler, le poisson que de nager, le chien que d’aboyer ? À chaque espèce, sont adjugés des moyens et des limites. Chacune est bloquée dans le cadre de son rôle au sein de la création et ne peut en sortir. Le chien ne peut prendre son essor et battre l’aigle à la course dans le ciel. Il doit rester au sol. De même sommes-nous rivés à notre sphère et ne pouvons-nous apparemment en sortir. Apparemment — en réalité, dans notre sphère même, nous est octroyé, ambroisie ou ciguë, le désir de notre métamorphose, sans que nous sachions ce qu’elle doit être.

La loi qui préside à notre existence veut que la conscience soit pour nous enclose dans l’étroite tourelle de notre forme physique. Et cela ne nous étonne ni ne nous révolte, car nous considérons que la conscience est individualisée d’une façon à peu près analogue chez les animaux, ou bien qu’elle n’existe pas. Nous ne pouvons imaginer une conscience qui, à la fois, serait entièrement nôtre et dépasserait les limites de notre corps, qui contiendrait l’univers entier et aurait toutefois pour centre l’observatoire de notre forme. Or, si nous avions cette conscience-là, nous n’aurions plus le sentiment d’être séparés de rien ni de personne.

Mais il y a cette loi qui pèse sur nous et nous impose ses œillères. Nous ne voyons pas, par exemple, que, terrestrement parlant, nous faisons partie d’un corps unique, celui même de la Terre, dont la naissance correspond au règne minéral, et l’enfance au royaume végétal, et l’adolescence au monde des bêtes. Nous sommes, comme espèce, à la fois aussi différents et aussi proches des étapes antérieures de la création que nous le sommes individuellement de nos années de nourrissons ou de petits enfants. Nous étonnons-nous d’avoir été ces frêles masses vagissantes ? Doutons-nous d’avoir jadis été incapables de penser ou de parler ? La même chose, à une échelle plus vaste, s’est produite pour le corps de la Terre : nous sommes l’actuel aboutissement d’un seul corps innombrable franchissant les uns après les autres les portails de la Nuit et les parvis de la Mort.

Ne voyons-nous pas, alors, que de plus en plus de pouvoir s’exprime de la Terre et la submerge, la recrée, la transfigure ? Ne voyons-nous pas que notre impuissance même est signe d’une puissance à venir, que, dépassement d’impuissances d’antan, elle porte en soi son propre dépassement ? Qu’autrement, au lieu de nous sentir démunis, nous nous sentirions investis d’une force à quoi rien ne ferait obstacle ? Ne voyons-nous pas cela, que toute souffrance est germe d’une joie encore inatteinte et qui hante nos songes et que notre mort elle-même, pour cette raison qu’elle nous horrifie et nous paraît contre-nature, est présage d’immortalité ?

À chaque étape de la vie de la Terre, de l’être qu’est la Terre et dont nous sommes le langage incarné, correspond une Lumière nouvelle qui corrode davantage le masque inexorable de l’Inconscience et de la Mort et, peu à peu, l’interdit. Ce qui était Néant, c’est-à-dire Inconscience absolue, s’est lentement peuplé de formes de conscience. Ce qui était la Mort a lentement été infesté par la Vie. Toujours plus de vie, de vie consciente a été donnée aux choses créées. Victoire après victoire a ainsi été remportée. Et notre sentiment de solitude est lui-même victoire sur un sens trop précaire et trop flou de l’individualité : l’esprit de l’espèce gouverne davantage les animaux que voilent encore les crépuscules de l’indifférencié. En nous, les voiles sont violemment arrachés. Nous voici nus, nus et solitaires, face au monde que nous ne comprenons pas et dont la majesté nous parait redoutable au point que nous craignons de l’offenser. La nuit ocellée d’or nous regarde par tous ses yeux astraux, nous observe, nous épie, étendant sur nous le drame de ses ténèbres dont rien ne nous protège. Puis, le jour rédempteur revient et nous plonge dans le sourd et maladroit ravissement de l’adoration.

Les cycles se nouent et se dénouent, futiles et cependant chargés de millions d’espérances, évanescents et cependant plus longs que la mémoire. Sans fin, le jour et la nuit, dont nous ne sommes pas maîtres, se succèdent, s’enfantent l’un l’autre, se renouvellent. Sans fin et comme sans but. Le jour. La nuit. Un autre jour. Une autre nuit. Et encore un autre jour. Encore une autre nuit. Sans relâche au-dessus de nos fronts jusqu’à ce que nous percevions l’écoulement du Temps, puis jusqu’à ce que nous percevions autre chose au-delà. Le jour. La nuit. La vie. La mort. La séparation. La séparation d’avec l’Origine divine. Puis la séparation d’avec ce qui sépare de l’Origine.

Passent les milliers et les milliers d’années, les dizaines et les centaines de milliers d’années. Depuis huit cent mille ans que l’homme, dit-on, a conquis le feu, comme un collier de verroterie se déroule sa vie sans fin recommencée : humble et fragile, à peine encore assurée et même toujours plus en péril. Huit cent mille ans ! Pour que sa conscience s’éveille vraiment et vraiment veuille le monde, depuis l’Âge de la Foudre porteuse du feu jusqu’à l’Âge de la Foudre nucléaire, comment a-t-il navigué sur les eaux de l’Espace et du Temps ? Quels chemins a-t-il empruntés sur l’esquif de son être ? Huit cent mille ans !

Encore un bond en arrière, pour découvrir, il y a quatre millions d’années, les premières ébauches d’outils, les premières manifestations d’un être pas encore humain et qui, cependant, apprend à se donner ce dont la Nature ne l’a pas doté. Là, est le commencement de la conscience de soi, et donc de la séparation — il y a quatre millions d’années. Au long de ce temps incalculable et que nul ne songeait à calculer, un être au faciès hagard s’ouvrait aux ondes de la pensée. Et son regard, peu à peu, s’éclairait. L’homme naissait, s’enfantait lui-même en une agonie oubliée qui dura des centaines et des centaines de milliers d’années. Par sa volonté patiente et obstinée, il se créait lui-même au milieu de la création dont il dépassait ainsi les limites. Dont, par là même, il se séparait.

L’homme n’a pas été créé, il s’est créé. Il s’est donné les moyens, les prolongements, les outils que la Nature ne lui avait pas donnés. Il s’est emparé du pouvoir créateur. Depuis le commencement, et à son insu même, il n’a eu d’autre instinct et d’autre destin que de se créer, que d’être un dieu recréant le monde. Depuis le commencement, même au moment où il est encore à moitié un singe hébété, il est déjà un dieu, il est déjà Dieu apparaissant ainsi qu’une fleur nouvelle et mirifique au milieu de l’univers et donnant à l’univers un sens inconnu et sacré. Il ne le sait pas et pourtant il est cela. Un archange aux yeux calmes est en lui et guide tous ses mouvements, l’enveloppe d’amour et, de l’intérieur, modèle sans fin sa forme, la purifie, la parachève, la revêt d’insignes royaux : des sens plus raffinés, des rêves et des vouloirs plus précis, des ivresses plus délicates, le couronne aussi de la tiare de l’extase mystique. Et le singe d’hier se mue en poète, en prince, en messie — en homme sans cesse plus conscient de soi, de ses pouvoirs et de sa destinée, en homme sans cesse plus impatient et plus capable de redevenir Dieu.

Quatre millions d’années dont il ne reste que des vestiges ambigus, des fossiles épars, une poussière muette à la surface du monde, quatre millions d’années ont ainsi façonné l’homme en leur lent déroulement de mastodonte aveugle. Et ce sont ces quatre millions d’années qu’il y a trois mille ans la parabole mosaïque a comprimés en le seul geste d’Ève, et que, plus près de nous encore, les docteurs d’une Loi nouvelle ont anathémisés d’une seule expression : péché originel, faisant ainsi passer l’homme des temps préhistoriques à d’improbables temps mythiques, lui déniant la patiente beauté de son labeur de quatre millions d’années, l’accusant de fomenter des cataclysmes contre son créateur et le condamnant à mort, à une vie qui n’est que souffrance et mort sur cette Terre qu’il avait appris à connaître et à aimer.

Et en quelques siècles, le mythe a remplacé la vérité. L’antique vérité terrestre avec son majestueux visage d’argile qu’adoucissait sans trêve la main d’un invisible Artiste épris de son œuvre, l’antique vérité de la Terre bercée, caressée, sculptée par son Amant divin pendant des âges incalculables a été rejetée, brisée comme une vieille idole devenue inutile et remplacée par la fable sans amour d’un tyran transformant l’humanité en chiourme et le monde en bagne. Tous ces millions d’années d’amour du Créateur pour sa création et même tous ces milliards d’années d’amour, si l’on compte depuis les commencements terrestres, ont été avilis en quelques phrases. Et l’homme, efflorescence miraculeuse de cet amour géant, a été précipité dans le cloaque d’une pensée qui inventait Dieu au lieu de chercher à Le connaître et Le craignait au lieu de L’adorer.

Alors, dans l’âme de la race — d’une partie de la race —, au lieu d’amour a été semée la honte. Mais aussi la révolte contre cette ignoble accusation, une fureur désespérée contre cette injustice qui condamnait sans appel au nom d’une Justice soi-disant supérieure. Et dans l’âme de l’homme chassé par Dieu du paradis terrestre, est née la lente volonté vengeresse d’instituer un autre paradis terrestre dont, à son tour, Dieu serait chassé. Les siècles ont passé. Et l’homme d’Occident, l’accusé, le proscrit a nourri ce rêve dans son âme. Diffamé par ses églises, il a courbé le front au long des siècles et secrètement préparé l’insurrection, le grand reniement du Dieu qui le condamnait et le pourchassait, qui ne se contentait pas de l’avoir chassé du paradis, mais le traquait encore et le menaçait du jour de sa colère, du Jour de son Jugement et de l’ultime châtiment de la géhenne éternelle.

Au long des siècles, il a vécu, baigné par la sueur de son front, et connu la douleur d’enfanter et transmis d’enfant en enfant, dans l’obscur silence de son sang, l’irréductible besoin de laver l’offense qui lui avait été faite et de punir le péché de ce Dieu coiffé d’orgueil et d’ouragans qui l’accusait d’un délit dont lui seul, maître de l’univers, était fatalement l’auteur. Et d’enfant en enfant, de siècle en siècle, le besoin a grandi. Sans mots, sans gestes, sans rien qui le trahît. L’homme ne savait même pas de quoi il était le vaisseau, quelle exigence il transmettait, inflexible dynaste, aux générations de ses enfants. Extérieurement, dans le tumulte des cités et dans le flux et le reflux des guerres et des découvertes, il semblait adorer l’image qui le torturait. Mais la soif de créer un nouveau paradis terrestre ne le quittait pas. Non plus que la soif d’en chasser, ou d’y interdire le Dieu de ses ancêtres. Et un jour vint où, à la surface du monde, comme une île naissant de séismes sous-marins, apparut la nouvelle oasis dont rêvait la caravane humaine, le nouveau jardin d’Éden dont l’homme rêvait depuis trois mille ans. Et l’homme chassa Dieu du nouveau paradis.

Car il vint un jour où l’homme redressa le front et laissa jaillir de lui la colère accumulée contre ce Dieu qui le martyrisait depuis des siècles et contre ses représentants sur terre. Alors, il renversa celui qui se proclamait monarque de droit divin et lui trancha la tête en sacrifice. Et il renversa de même ceux qui étaient les soutiens de ce roi et à eux aussi il trancha la tête en sacrifice. Et il ferma les temples du Dieu et bannit ses ministres. Et comme en souvenir de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal dont le dieu avait voulu l’éloigner jadis, comme en souvenir de cet Arbre au pied duquel, en transgressant l’ordre, il était devenu l’homme, il planta partout des arbres qu’il appela Arbres de la Liberté, car il sentait au fond de son âme qu’approchait l’aube d’une autre création.

Et ce jour-là où éclata ce que l’on appelle la Révolution française, mais qui est en réalité un événement d’une ampleur cosmique dont naquit le monde moderne et dont les fruits n’ont pas encore fini de mûrir, ce jour-là, l’homme, refusant d’être plus longtemps « le bétail des dieux » [4], prit le chemin de la vraie Divinité, de l’Immortalité et de l’Éternité.


[1] « Haïr le pécheur est le pire des péchés, car c’est haïr Dieu ; et pourtant, celui qui le commet se glorifie de sa vertu supérieure. » Sri Aurobindo, Pensées et aphorismes.
[2] « Le péché est ce qui, en un temps, fut à sa place mais qui, parce qu’il persiste maintenant, ne l’est plus. Il n’y a pas d’autre péché. » Sri Aurobindo, Pensées et aphorismes.
[3] Sri Aurobindo, Savitri (Livre X, Chant Premier). Le vers se rapporte à Savitri, incarnation de la Mère Divine, dans sa lutte contre le Dieu de la Mort dont elle triomphe pour finir, établissant ainsi les conditions de l’immortalité sur Terre.
[4] Brihadâranyaka Oupanishad. I 4.19. L’Oupanishad précise que les dieux ne désirent pas que l’homme connaisse et soit libre.