Robert Linssen
L'École de la Lumière Intérieure du Bouddhisme : « Le Ch'an Tsung »

Selon Hui Yuan, ce que l’on nomme « récompense » est tout ce qui est impliqué ou engendré par le mental. Si dans le mental réside un attachement avide pour quoi que ce soit, il y a immédiatement servitude et esclavage. S’il y a servitude et attachement dans le mental, tous les actes de l’homme, quoiqu’il fasse, ne sont qu’activités conditionnantes et enchaînantes.

(Revue Être Libre, Numéro 225, Octobre-Décembre 1965)

L’Ecole de la Lumière Intérieure du Bouddhisme dite « Ch’an Tsung » doit être considérée comme l’origine principale du Zen en Chine. Son début se situe à l’époque de Tao Sheng.

L’écrivain et philosophe chinois Fung Yu-Lan vient de publier un ouvrage remarquable récemment traduit en anglais par le professeur E. R. Hughes de l’Université d’Oxford sous le titre « The spirit of Chinese Philosophy » (1).

L’étude de cette œuvre fondamentale nous révèle qu’il serait erroné de considérer Bodhidharma comme seul fondateur et inspirateur du Zen ou du Ch’an tels que l’ont fait de nombreux auteurs occidentaux.

Vers l’an 434 vivaient en Chine deux Sages : Tao Sheng et Sheng Chao. Ils eurent le même instructeur.

La thèse fondamentale de Tao Sheng était résumée comme suit :

Du point de vue de la Sagesse, « les bonnes actions ne reçoivent pas de récompense »; « la réalisation de l’Eveil ou « bouddhéité » est soudaine; Il est possible de révéler la véritable nature » de Bouddha en chaque être humain ».

Ces trois thèses formaient les bases de l’Ecole de la Lumière Intérieure durant l’ère T’ang (618-907).

Les écrits détaillés de Tao Sheng concernant l’absence de récompense des bonnes actions sont introuvables. Mais la plupart de nos lecteurs familiarisés avec la pensée actuelle de Krishnamurti comprendront immédiatement la pensée de Tao Sheng.

Nos commentaires seront appuyés par ceux de Hui Yuan dont nous avons un écrit :  « Discussion Illustrating Recompense ». Cet écrit exprime la pensée profonde de Tao Sheng.

Selon Hui Yuan, ce que l’on nomme « récompense » est tout ce qui est impliqué ou engendré par le mental. Si dans le mental réside un attachement avide pour quoi que ce soit, il y a immédiatement servitude et esclavage. S’il y a servitude et attachement dans le mental, tous les actes de l’homme, quoiqu’il fasse, ne sont qu’activités conditionnantes et enchaînantes.

S’il y a activité conditionnante et enchaînante (creaturely activity yu wei), il y a formation d’une cause dans ce que les bouddhistes appellent la roue de la vie et de la mort (the revolving wheel of life and death). Et s’il y a une cause, il y a un effet, et cet effet est la « récompense ».

Nous retrouvons dans les termes qui précèdent exactement le climat de la pensée de Krishnamurti. Il est absolument inutile d’accumuler des expériences, nous dit Krishnamurti.

Aussi longtemps que nous n’avons pas pleinement saisi le fonctionnement de notre esprit, chaque expérience, chaque action, prétendue bonne ou mauvaise, nous enchaînera davantage.

La Sagesse réside dans la capacité que nous avons de délivrer notre mental de toute cause nous enchaînant à des effets.

Il est donc de la plus haute importance que nous nous connaissions pleinement et que nous ayons la capacité de discerner quels sont les mobiles de nos actes, quelles sont les pulsions qui sont à l’origine de nos pensées, de nos désirs.

L’homme Sage, l’Eveillé, s’est délivré de l’instinct de conservation et des énergies égoïstes qui agitent son mental.

Il agit spontanément, sans recherche de la récompense.

Son action est sans mobile. Quoiqu’il réponde adéquatement aux choses du monde, il n’y a ni blocage, ni fixité, ni attachement. Une telle attitude est en réalité la seule qui puisse permettre à l’homme de vivre en adéquacité parfaite dans toutes les circonstances.

De ce point de vue, les conseils ou recommandations de la plupart des religions se situent à un stade d’infantilisme puéril. Il ne nous appartient pas de décider si oui ou non les recommandations aux « bonnes actions » en vue d’agréables récompenses, et la défense des « mauvaises actions » sous la menace de châtiments célestes, sont nécessaires ou non. En tous cas, du point de vue de l’Eveil Intérieur de telles notions sont infiniment dépassées.

En d’autres termes, l’encouragement à de « bonnes actions » en vue d’obtenir mérites et récompenses dans cette vie ou dans une autre, ou en vue de « semer du bon karma » n’est utile, qu’à titre provisoire, pour ceux qui sont prisonniers de l’illusion du « moi ».

Mais il est évident que le simple fait de « semer du bon karma » ou d’accomplir des « bonnes actions » n’aide en rien le « moi » dans la délivrance de son ignorance, de ses identifications, de ses attachements.

Dans l’optique de la sagesse, une seule chose importe : délivrer le « moi » de l’illusion en vertu de laquelle il s’imagine être une entité indépendante, permanente et réelle. De ce point de vue, l’accumulation de « bonnes actions » en vue d’une récompense et de mérite se révèle être un enfantillage absurde, n’ayant qu’une conséquence certaine : celle de donner plus de consistance à la notion d’entité personnelle qui doit être détruite.

Encore faut-il dire que dans l’optique de la sagesse, les notions relatives de bien et de mal subissent une métamorphose importante.

Le moins que l’on puisse dire en tous cas peut se résumer comme suit :

Est « mal » tout ce qui est impliqué dans l’ignorance, dans l’attachement à l’illusion du « moi », dans la croyance à la réalité du « moi », à ses avidités. Est « bien » tout ce qui est adéquat à l’Unité de la Conscience Cosmique englobant et dominant les êtres et les choses apparemment séparés.

Il apparaît évident que par contraste avec ce qui précède, les « bonnes actions » en vue de mérites ou de récompenses se révèlent un « mal » et par surcroît une sorte de marchandage enfantin.

Tout ceci nous éloigne considérablement de la beauté et de la grandeur de la notion de spontanéité et de gratuité formant le climat spécifique du Taoïsme, du Zen ou de la pensée de Krishnamurti.

Fung-Yu-Lan déclare : « L’homme Sage répond adéquatement aux choses ou circonstances sans un mental délibéré (conditionné par un choix) ».

Quoiqu’il réponde aux choses, il n’y a ni servitude, ni attachement.

Quoique (vue de l’extérieur) sa réponse aux choses puisse paraître conditionnée (creaturely activity), elle ne l’est pas. C’est « Wu Wei », l’action spontanée. Ceci correspond à la passivité créatrice dont parle Krishnamurti. Le premier « Wu » signifie « non », le « Wei » signifie « action ». Quoiqu’il y ait action (extérieure), le mental n’étant pas prisonnier d’un processus de choix ou d’attachement, cette action ne crée pas de cause sur le plan mental, ni sur les autres. Les causes étant absentes, il n’y aura pas d’effets. Ainsi l’homme Eveillé « se libère de la roue bouddhiste des causes et des effets ».

Dans l’ouvrage fondamental de Hui Yuan, « Discussion Illustrating Recompense », nous lisons : « L’homme Sage aborde toutes choses telles qu’elles se présentent et continue sa marche dans le déroulement naturel des événements, et qu’il y ait cohésion ou dispersion des quatre éléments, il ne prend rien dans une attitude d’identification au « moi ».

Pour lui, toutes choses font partie du Grand Rêve, et quoi qu’il demeure avec les êtres, il est identifié avec le non-être… Il est « celui qui est comme il est… et quoique ses mérites couvrent le monde, il n’a pas de récompenses… » « Comment pourrait-il y avoir châtiments ou péchés pour un tel homme ? »

« Par conséquent, en dépit de son activité, il est libre du lien de la causalité. » (The inner light school of buddhism, p. 157).

Nous retrouvons ce climat dans une technique d’expression employée par Krishnamurti entre 1930 et 1940. L’homme libéré ou éveillé réalise un processus d’action pure. L’action pure est dégagée de toute réaction personnelle, telle que choix, avidité, attachement, préférences, répulsions, intérêts, calculs. C’est l’action sans mobile « personnel », donc sans cause mentale dont parlait Krishnamurti de 1955 à nos jours. Nous retrouvons ici les fondements de la spontanéité du Tao Te Ching et du « Wei Wu Wei » chinois dont l’influence sur le Ch’an ou Zen est considérable.

*

L’attitude de Tao Sheng concernant la réalisation soudaine (ou abrupte) de l’Eveil ou Bouddhéité se trouve décrite dans deux documents en notre possession. Un ouvrage de Hsieh Linyun, intitulé « Enquiry into the Ultimate », et une lettre adressée par Liu Yi-min à Sheng Chao.

Ainsi que l’écrivait Liu Yi-min dans sa lettre à Sheng Chao : « L’esprit du Sage demeure dans l’indifférentiable, dans le Silence de l’au-delà… (2) il est identifié avec le Non-Etre. Et quoique sa vie quotidienne se déroule au milieu de ce qui « a nom » (et forme), il réside bien loin au cœur de l’indicible (qui n’a ni nom, ni forme), Le Sage est un avec le Non-Etre et possède l’Illumination totale. L’exercice de sa raison l’a conduit à ériger sa demeure dans l’Unité Ultime. »

Nous trouvons évoquée ici l’attitude de l’Eveillé, tandis que la vie extérieure, corporelle, matérielle se poursuit adéquatement dans le monde extérieur, selon les exigences de la matière, le mental du Sage est totalement affranchi de l’identification avec les apparences du monde extérieur. Il discerne celles-ci à leur juste valeur, il sait exactement la place qu’occupe le monde matériel par rapport à la réalité intérieure qui en constitue à la fois l’essence et la substance. L’être phénoménal du sage vit extérieurement parmi le monde des phénomènes, mais son mental transparent est, pourrait-on dire, « immergé dans le noumène. ». Il est le noumène, le non-manifesté. Il l’est fondamentalement. Il n’a même plus besoin d’y penser, car le noumène ne se pense pas et ne se représente pas.

Etre le noumène est infiniment plus aisé, plus naturel, plus fondamental que le « penser ». Le Sage, comme le disait admirablement Wei Wu Wei, « vit nouménalement tout en étant dans les phénomènes », c’est-à-dire que sa seule « demeure », son seul centre est le « noumène » ou conscience cosmique non manifestée.

Ce domaine est évidemment celui du paradoxe. Le taoïsme, le Zen et la pensée de Krishnamurti manient fréquemment le paradoxe.

Les vérités essentielles se situent à un niveau tel, qu’elles permettent de saisir simultanément la part d’exactitude d’une thèse et de son antithèse. Elles nous ouvrent l’accès à un niveau de conscience situé à une octave supérieure du mental ordinaire. A ce niveau supérieur, la conscience est plus sereine, plus intense et plus éveillée. Elle contraste avec les agitations familières du mental. Pour cette raison certains l’appellent le « Non-Mental ».

Le Non-Mental n’est pas un état infra-intellectuel. Il est au contraire un état supra-intellectuel. Il est dégagé des limitations et des conditionnements de l’égoïsme et de la personnalité.

Parlant du Non-Mental et de l’ « Inconscient Zen », D. T. Suzuki déclarait que l’« Inconscient Zen » était une conscience infinie inconsciente d’elle-même. Il est évident qu’une conscience réellement infinie, n’éprouve aucun besoin, aucune nécessité et, parmi celles-ci, surtout le besoin d’objectiver, de s’éprouver.

La réalité fondamentale de notre être spirituel est impersonnelle.

Toutes ces notions, nous les retrouvons exprimées, développées et minutieusement expliquées dans les textes commentés des maîtres du Ch’an Tsung par Fung-Yu-Lan.

Nous lisons dans « The spirit of chinese philosophy » (p. 158) : « Le Non-Etre est sans qualité; et être sans qualité est la qualité réelle de (la nature véritable) toute chose, et la connaissance de la qualité véritable de toutes choses est « pan jo ». Ce qui est sans qualité ne peut être un objet de connaissance (ordinaire), ainsi « Pan jo » est la connaissance qui n’est pas connaissance. Avoir la connaissance de la véritable qualité de toutes choses (qui est sans qualité ordinaire) équivaut, en fait, à être un avec elles. Ceci est la même chose que « la réalisation de l’ultime par l’exercice éclairé de la raison et l’identification avec le Non-Etre et l’établissement de sa demeure dans l’Unité Ultime. L’illumination d’un tel Sage est complète. Etant un avec le Non-Etre, il possède une vision (omnipénétrante – all embracing vision) de toute la création. L’état d’identification avec le Non-Etre est appelé « Nirvana ».

Nirvana et Pan-jo sont les deux aspects d’un seul et même état. L’identification avec le Non-Etre est quelque chose qui, une fois réalisé, est (pleinement) réalisé. L’homme qui est engagé dans un processus de culture spirituelle (progressive) ne peut pas, un certain jour, s’identifier avec une partie du Non-Etre et, le jour suivant, s’identifier avec une autre partie : quand il est non-identifié, il est complètement non-identifié; quand il est identifié avec le Non Etre, il est complètement identifié. C’est la même chose pour Nirvana et Pan-jo. Ceci explique ce qui est signifié par une illumination soudaine et la réalisation de la bouddhéité. Ainsi que l’exprime Hsieh Lin-Yun : « Il existe un penseur bouddhiste présentant la thèse nouvelle selon laquelle l’illumination est un mystère exquis et merveilleux que l’on ne peut approcher pas à pas. L’enseignement graduel, pas à pas, est pour le fol ignorant, mais l’illumination » une et indivisible (soudaine) donne le sens véritable. Le penseur bouddhiste auquel l’auteur se  référait ici était Tao Sheng. (The Spirit of Chinese philosophy – Fung-Yu-Lan, p. 158.) »

Pour Krishnamurti également, l’illumination intérieure ou transformation spirituelle fondamentale de l’homme se situe en dehors de toute perspective graduelle, progressive. Elle ne peut être qu’instantanée, inattendue, non-désirée, spontanée. Ainsi que l’exprime souvent Carlo Suarès, la Vérité est quelque chose que l’on ne voit pas du tout ou bien, au contraire, que l’on voit entièrement.

Le mental de l’homme actuel, entièrement conditionné par une identification au temps, à la durée, à la continuité, ne peut nous aider à nous délivrer du cercle vicieux du temps, de la durée et de la continuité. Ainsi que l’exprime Krishnamurti, ce qui est continu est corrompu. Nous sommes prisonniers de la continuité.

Cependant, si le mental est prisonnier du temps, il peut s’éveiller à un niveau de conscience plus profond qui lui permet de voir clairement la façon dont il fonctionne. Il existe une prise de conscience soudaine, inattendue, totale des contradictions du « moi », de la stérilité des comédies que nous nous jouons à nous-mêmes, pour « durer », pour sauvegarder le sentiment de notre « continuité ». Il s’agit d’une véritable mutation psychologique, création soudaine, explosive, brisant à jamais la marche stérile de l’habitude.

La lourde et monotone répétition du « connu », les cadres étriqués de l’habituel, du familier éclatent littéralement. Les ombres stagnantes de croyances millénaires, d’archétypes figés vieux comme le monde, se dissipent devant la lumière toujours nouvelle d’une Présence indicible.

Telles sont les bases essentielles de l’illumination soudaine (sudden enlightenment) dans le Ch’an Tsung.

Les cinq bases de l’Ecole de la Lumière Intérieure.

Fung-Yu-Lan définit les cinq points essentiels de l’Ecole de la Lumière Intérieure comme
suit :

1° Le principe premier est inexprimable;

2° Le perfectionnement spirituel (spiritual cultivation) né peut être « cultivé » (c’est-à-dire qu’il ne peut être l’objet d’un entraînement progressif sur le plan spirituel) ;

3° En dernière analyse « rien n’est atteint »;

4° Il n’y a rien d’autre qui soit vraiment important dans la philosophie bouddhique;

5° Le simple fait de porter de l’eau ou de casser du bois contient et représente le mystérieux Tao.

*

1° Le principe premier est inexprimable.

Il est inexprimable parce qu’il se situe au-delà de la pensée et du mental ordinaire.

Deux tendances ont existé dans l’Ecole de la Lumière Intérieure. L’Ecole de Shen Hsiu considérait le corps comme un arbre sacré et l’esprit comme un miroir reflétant clairement toutes choses, Il faut, à tout moment, nettoyer soigneusement le miroir. Ne laissons pas s’y déposer la moindre poussière. En opposition à la tendance de Shen Hsiu, la tradition Zen nous présente la tendance de Hui Neng, déclarant énergiquement « qu’il n’y a pas d’arbre de la sagesse (bodhi tree), ni de miroir. Il n’y a donc rien sur quoi de la poussière puisse se poser ».

Les deux premières phrases de la citation de Shen Hsiu tentent se définir ce que le « Principe premier » tente d’exprimer et ce faisant, Shen Hsiu a donné une « qualité » à ce qui est dépouillé de toute qualité. Dans les deux dernières phrases de la citation de Shen Hsiu, nous trouvons un conseil évoquant la nécessité d’un entraînement spirituel progressif (spiritual cultivation) afin d’atteindre ce que le Principe Premier tente d’exprimer.

Les deux premières phrases de Hui Neng, au contraire, se réfèrent au fait qu’absolument rien ne peut être exprimé du Principe Premier.

Les deux dernières phrases de Hui Neng se réfèrent au fait qu’en vue d’atteindre ce que le Principe Premier tente d’exprimer, il ne peut y avoir aucun entraînement spirituel progressif.

Ceci ne veut pas dire qu’il ne doit exister aucune action, mais qu’il doit exister une culture (cultivation) qui se réalise par la « non-culture » (c’est-à-dire non-accumulative et non-progressive).

Fung-Yu-Lan continue cet exposé paradoxal et typiquement Zen en faisant remarquer que  les adhérents de l’ECOLE de la Lumière Intérieure maintiennent que la « non-explication » ou la  « non-révélation » du Principe Premier était la seule voie adéquate de sa présentation. C’est l’exposé par la « non-exposition » (That is « statement by non-statement »).

Privés de commentaires, les paradoxes qui précèdent risquent de rester incompréhensibles pour la plupart des lecteurs occidentaux. Signalons, entre parenthèse, que ces paradoxes et leurs caractères hermétiques et apparemment absurdes sont voulus.

Nous trouvons un climat aussi paradoxal dans la notion « Wei Wu Wei » du mysticisme chinois ou de la « passivité créatrice » de Krishnamurti.

Wei Wu Wei, ainsi que l’avons dit ailleurs, pourrait se traduire par « agir sans faire ». Le premier Wei s’applique au Tao, à l’Acte Pur du Réel ou « Mental Cosmique » du Zen. Le second  « Wu Wei » se réfère à la passivité du « moi », qui s’est affranchi de tout mobile égoïste, de toute pulsion émanant de l’instinct de conservation du « moi ».

Ceci équivaut à la passivité créatrice de Krishnamurti. Passivité du « moi », de ses violences, de ses avidités, de ses mobiles, de ses agitations. Mais cette passivité des exigences psychologiques du « moi » permet à celui-ci de réaliser une transparence intérieure, une disponibilité au cours de laquelle s’exprime la plus haute réalité dans un acte de création.

Il n’y a donc rien à « faire » au sens habituellement accumulatif de ce terme. Il y a plutôt à défaire.

Le « moi » égoïste, familier, et la Réalité diffèrent totalement dans leurs processus. Le « moi » procède par accumulation, par associations continuelles. La Réalité suprême (que certains nomment « non-réalité ») n’accumule rien. Elle n’est l’objet d’aucune croissance, étant en dehors du temps et de la durée.

Une attitude psychologique fondamentalement fausse procède à toutes les activités du « moi » : c’est un désir de continuité, une soif de croissance sur tous les plans, une tendance fondamentale à s’éprouver comme une entité permanente, douée d’une sorte de solidité psychologique.

La Réalité suprême est l’opposé extrême d’un tel climat : pas de continuité, pas d’accumulation, pas de calcul, mais spontanéité, création perpétuelle, intemporalité.

Si nous comprenons profondément ce qui précède, il nous sera plus aisé de saisir les raisons véritables des paradoxes du Zen.

En effet, aussi longtemps que notre approche des circonstances s’inspire des avidités conscientes ou inconscientes du « moi », tous nos actes, nos pensées, nos émotions, nos méditations, nos exercices spirituels porteront les empreintes indélébiles de la continuité, de la durée, de l’affirmation du « moi ». Pour cette raison, les maîtres Zen insistent sur le fait que toute culture spirituelle est incapable d’apporter un éveil ou une illumination authentique.

La soudaineté ou le caractère abrupte de l’éveil résultent du fait que toute la psychologie du « moi », fondée sur la sauvegarde de sa continuité, subit une métamorphose, une réorientation et une reconversion complètes. A la place d’une continuité statique succède une création dynamique. Aux peurs du « moi » limité succède la sérénité d’une présence cosmique, impersonnelle.

Aussi longtemps qu’existe l’illusion d’une entité continue, toute pensée, tout acte, ne peut qu’augmenter la confusion et les contradictions du « moi ». Dans cette optique, la culture ou l’entraînement « spirituels » ne peuvent libérer le « moi », mais, au contraire, l’affirment et l’enferment.

Dès l’instant où la lucidité permet au « moi » de se délivrer de ses notions d’entité séparée, de continuité, tout entraînement vers un but se révèle inutile, stérile, inadéquat. La « culture spirituelle » d’une entité se révèle absurde, par le fait que la notion même d’entité est impensable pour l’Eveillé. D’où la boutade des maîtres Zen « déclarant que la véritable culture spirituelle est la non-culture… » La Réalité Suprême se suffit à Elle-même. Au-delà des nuages apparents du « moi », le soleil intérieur n’a jamais cessé de briller.

(1) The Spirit of Chinese Philosophy by Fung-Yu-Lan (Routledge & Regan, London, 1962).
(2) Le terme anglais est « in the silence of the beyond ». Cet au-delà ne doit pas être interprété comme un « au-delà » psychique, mais comme un domaine ou un niveau de conscience se situant au-delà du mental, au-delà de la dualité, au-delà de la manifestation : en un mot le « noumène ».

(A suivre.)

(Texte incomplet le numéro 226 étant manquant)