N. Sri Ram
Le chant de la vie

C’est parce que la vie est essentiellement une unité, bien que les éléments et forces par lesquelles elle s’exprime soient multiples dans leur harmonie, qu’il y a tant de beauté dans la manifestation. Le sens de la beauté ne peut avoir sa source dans le raisonnement ou dans un processus purement mental. Il est plus inclusif et plus fondamental que ces processus. L’unité qui existe dans la Vie cherche à étendre son harmonie dans tout le cosmos, et dans chaque être individuel. Il y a, parmi les divers processus de la Nature, une tendance vers la beauté, une intelligence toujours présente qui opère de manière extrêmement subtile, et apporte, dès qu’une voie lui est ouverte, toute l’harmonie possible.

(Revue Le Lotus Bleu. No 4. Avril 1971)

« Ecoute le chant de la Vie. La Vie a le don de s’exprimer et n’est jamais silencieuse, apprends d’elle la leçon d’harmonie ».

Ces phrases sont tirées de la Lumière sur le Sentier qui, ainsi que d’autres traités Théosophiques, tels la Voix du Silence et Aux pieds du Maître, indiquent à l’étudiant sérieux ou aspirant et de manière unique, la nature du Sentier qu’il doit fouler, et les efforts auxquels il doit consacrer son énergie. Les mots et phrases employées dans ces ouvrages, et d’autres phrases qui suivent en série, ont un sens profond qu’il est aisé de laisser échapper. Par exemple le premier mot « Ecoute » indique un état auquel l’aspirant doit parvenir, pour être réceptif à la vraie nature des choses, à la vérité qui va se révéler à lui. Il faut écouter avec tout son être, avec tout son cœur. Pour y réussir, il faut mettre de côté toutes les préoccupations, les idées qui tournent constamment dans la tête, et qui forment barrière au contact direct et immédiat avec ce qui est véritable et réel. Il faut une condition intérieure de silence, pour entendre ce que la Vie a à dire, une condition dans laquelle on ne projette aucune pensée puisée au réservoir de la mémoire. Ce qui est perçu ou entendu doit ressortir clairement et seul. J. Krishnamurti fait remarquer que l’idée d’un arbre, nous empêche de regarder l’arbre et de le voir comme il est. Chaque idée devient un écran à travers lequel nous regardons la réalité qu’elle représente.

La préoccupation de soi, de tout ce dont on souhaiterait jouir, de tout ce que l’on souhaiterait posséder, concentre les énergies, qui devraient sortir dans toutes les directions, dans ce centre qu’est le moi. La périphérie, où le moi rencontre le monde, se durcit alors, devient une coque d’indifférence, qui crée une surdité intérieure, faisant obstacle à ce que la vie, dans toutes les formes, peut exprimer.

Nous employons le mot Vie dans deux sens. Dans un premier sens c’est tout ce qui nous arrive, le panorama, les incidents qui nous affectent. Ceux-là aussi ont quelque chose à dire. Mais c’est dans l’autre sens, celui du courant de la vie, de son mouvement dans toute créature vivante où elle provoque des changements continuels, à la fois dans l’apparence extérieure, et dans ses états de conscience, que la vie exprime directement son message. Son action a un sens. Sans action, il n’y a pas de vie.

Un arbre est un objet très commun de la Nature. Il possède souvent beaucoup de dignité et de beauté. Lorsqu’il est en fleurs, il y a quelque chose de sublime dans ce phénomène. Cette beauté, cette qualité d’un autre monde, fait partie de la révélation de la richesse de la vie, de son expression. Mais il nous arrive d’être tellement plongés dans nos projets, dans les idées qui nous occupent, que nous ne remarquons pas ce phénomène. Donc « Observe avec attention toute la vie qui t’environne ». Etant dans la vie, il faut prendre conscience de notre relation avec elle. La vie dans toute forme, parfaite ou imparfaite, exprime clairement ou faiblement, l’idée divine qu’elle renferme. Lorsque nous nous ouvrons à la vie, notre propre vie n’est plus isolée. Il apparaît en nous un sentiment d’espace, et de mouvement plus large qui incluerait les autres.

Malheureusement nous vivons repliés sur nous-mêmes, sauf pour ce qui affecte le moi personnel. Il existe peu de sentiment, pour des personnes ou des choses, en dehors de celui qui jaillie de nos préférences ou répugnances personnelles. Il n’y a presque plus de sentiment pour la vie dans notre monde moderne, organisé pour satisfaire de plus en plus les désirs insatiables de l’homme. Dans la mesure où s’accentue la concentration sur les satisfactions égoïstes et les faiblesses personnelles, il y a de moins en moins de considération pour les autres. La mentalité qui consiste à utiliser et exploiter tout ce qui passe à notre portée, ne fait pas de différence entre les choses animées et les choses inanimées. Cette mentalité s’est développée à partir de la relation entre le mental et le moi, où le moi réclame des sensations toujours plus variées et plus nombreuses, et où le mental invente des manières de fournir ces sensations. Leur action conjointe bannit toute faculté de sentiment vrai, qui n’a pas sa racine dans le moi. Nous nous fermons à tous les aspects de la vie excepté les aspects matériels et biologiques.

Nous ne nous intéressons à une créature vivante que pour ce que nous pouvons en tirer, sa viande, sa peau, l’amusement qu’elle procure à la chasse, son corps vivant sur lequel nous expérimentons de diverses façons et à différentes fins. Le corps vivant est une usine chimique et biologique, et nous l’utilisons, elle fonctionne à bon marché. Nous sommes à l’âge de la machine, et nous regardons le corps animal comme une machine. Son plaisir ou sa peine nous sont indifférentes, nous ne voulons que notre propre plaisir.

La vie est une chose extraordinaire, mais ce qu’elle a d’extraordinaire, nous l’ignorons, le nions, ou le supprimons. Nous voulons que la vie soit une chose utilisable. Plus nous nous absorbons dans nos gains, nos plaisirs, plus ils prennent de notre temps, de nos facultés, de notre énergie, moins il en reste pour penser aux joies et aux peines d’autres personnes ou d’autres créatures.

Nous refusons à la vie ses droits inhérents, sa propre joie, sa propre expression. Chaque chose vivante existe pour jouir de sa vie, de ses mouvements, non pour notre gratification. Le moins que l’on puisse faire est d’éviter de tuer, à moins que cela ne devienne inévitable. Mais ce que nous faisons c’est d’infliger sciemment la douleur, sauf à nos animaux préférés. Cela étant, comment pourrions-nous connaître le chant de la vie ?

Lorsqu’on ne ressent rien en face de la vie en général, on ne peut rien ressentir pour nos frères humains, sauf lorsque c’est notre intérêt. Mais il n’y a pas de vrais sentiments, lorsque leur motif est la satisfaction de nos faiblesses, notre protection, ou notre avancement personnel.

Bien que l’homme soit un être vivant comme les autres créatures, il y a une importante différence entre elles et lui, en ce qui transcende le niveau biologique, et le niveau du mental rudimentaire basé sur une mémoire en développement, comme chez les animaux. Ce sont les qualités n’appartenant pas aux niveaux de l’existence mécanique — l’intelligence, l’amour, la beauté, etc… — qui apportent le vrai sens de la vie, en ce qui concerne les humains. Ce qu’est le sens de la vie, est actuellement une question favorite, laissée généralement sans réponse, son vrai sens réside dans les formes de sa propre expression, et dans la nature de ses créations. Un sens lui est donné, en quelque sorte, par l’être individuel. Il est donné uniquement en ce qu’il rend possible l’expression de sa signification propre et intérieure, sans interférence du mental basé sur le moi. Il ne s’agit plus alors que d’un instrument, identifié avec l’expression de ce qui se passe en lui-même.

L’être humain est complexe et difficile à comprendre, car sa vie est modelée par deux forces principales, le moi et le mental. La vie distincte du mental, qui doit être son instrument, et du moi qui est un produit de la mémoire, ne trouve sa vraie et libre expression, que dans la mesure où ces deux facteurs, très actifs à l’heure actuelle, lui laissent la place et lui permettent de s’exprimer. C’est seulement lorsque le moi séparatif disparaît dans l’inaction, ou meurt complètement, que le mental peut se consacrer aux desseins de la Vie, et devenir un instrument souple et sensible. L’un des aspects de l’homme est si beau, qu’il peut attirer tout l’amour possible ; l’autre aspect, celui du petit moi avec ses combinaisons mentales, suscite des émotions et des sentiments bien différents. Il faut aller au-delà de la barrière du petit moi, pour connaitre une personne, telle qu’elle est, intrinsèquement. Le livre nous dit : « Apprends à regarder avec intelligence dans le cœur des hommes ». Il faut regarder avec un intérêt plein de pureté, non avec curiosité, non avec suspicion, non avec un motif qui déforme ce que l’on voit. Lorsque le mental est ouvert et impressionnable, ce genre d’intérêt se manifeste. C’est la réponse profonde à la Vie Une, individualisée dans chacun de nous, à son expression chez un autre. Cette réponse doit prendre sa source dans une pureté négative et sensible. C’est ainsi que l’on peut entendre les mélodies cachées de la vie. On réagit alors à l’expression positive émise par la vie d’un autre, et l’on comprend aussi comment le mental et le moi interfèrent avec cette expression.

La vie qui surgit de l’intérieur, s’exprime en différents degrés d’intérêt, d’attention, de conscience, de sentiment, de sensibilité, d’amour, et sa tendance, lorsqu’elle s’exerce dans la liberté, est de créer une forme d’harmonie et de beauté. Quand rien ne vient contrarier le flot de la vie, toutes ces qualités apparaissent dans l’image de la vie. L’intérêt a sa source dans l’action spontanée de la vie. En nous-mêmes existe une faculté de réagir, d’une manière très spontanée et très adéquate, lorsqu’un objet, quel qu’il soit, apparaît devant nous. Cette réaction résulte d’un accord parfait avec la nature de l’objet, accord instructif et automatique, telle l’accommodation de l’œil physique selon la distance, la dimension, la lumière, etc… L’accord se fait avec la plus grande facilité et la réaction se produit à la vitesse de l’éclair, quand l’être intérieur est absolument négatif et souple, non positif, rigide, ou impératif. La réponse évoquée par l’objet est alors parfaitement adéquate, variant selon la nature de l’objet, qui peut être un phénomène naturel, un événement ou une circonstance humaine. Cette adaptation parfaite, en termes humains, sympathie, compréhension, intimité de contact, vient d’un sens né à la source pure du flot de la vie. L’énergie de la vie, lorsque rien ne la contraint, manifeste son unité en formes harmonieuses, en créations multiples, en beauté dans la Nature et chez les humains, en mélodie de vie toujours variée.

La Vie, énergie unique, contrairement à toutes les autres forces, jaillit de l’intérieur, de la nature même, d’un substratum inconnu, d’un vaste champ de conscience, vierge, immaculé dont la caractéristique est la sensibilité. Il faut nous représenter ce substratum, appelé Akasha dans les livres anciens, comme possédant à la fois l’énergie et la sensibilité, et scintillant d’intelligence. Toute expression précise et positive de cette énergie, lorsqu’elle n’est pas entravée, est une forme d’harmonie. Si l’on observe ses qualités, chez tout être vivant, avant que survienne le durcissement la fraîcheur apparaît aussi. La vie est toujours fraîche à cause de son unité essentielle, simplicité qui ne peut se détériorer. C’est seulement le corps, qui est composite, qui se détériore et décline. La fraîcheur est accompagnée de pureté et d’innocence, tant que n’intervient pas une distorsion des forces mises en mouvement par la vie, cette distorsion créant des complications.

C’est parce que la vie est essentiellement une unité, bien que les éléments et forces par lesquelles elle s’exprime soient multiples dans leur harmonie, qu’il y a tant de beauté dans la manifestation. Le sens de la beauté ne peut avoir sa source dans le raisonnement ou dans un processus purement mental. Il est plus inclusif et plus fondamental que ces processus. L’unité qui existe dans la Vie cherche à étendre son harmonie dans tout le cosmos, et dans chaque être individuel. Il y a, parmi les divers processus de la Nature, une tendance vers la beauté, une intelligence toujours présente qui opère de manière extrêmement subtile, et apporte, dès qu’une voie lui est ouverte, toute l’harmonie possible.

C’est à partir de ce sens fondamental, qui existe dans la Vie même, que celle-ci peut communiquer son message. Chaque être vivant a, au plus profond de soi, son propre message. C’est la voix de la Vie, sa chanson aussi, qui nous apprend, lorsque nous l’écoutons, sa leçon d’harmonie.

La dernière phrase de la série qui a été citée, dit : « Observe avec une attention suprême ton propre cœur. Car ton cœur est la voie par où jaillira l’unique lumière capable d’illuminer la vie, et de la rendre claire à tes yeux ». Cette lumière unique est la lumière de la compréhension parfaite, qui grâce à un sens inné ressent toutes les nuances et variations, guide l’expression de la vie, les paroles, qu’il s’agisse de nous-mêmes ou d’autres êtres. Cette lumière peut être cachée par l’enveloppe extérieure, assombrie par des courants en conflit, mais elle existe, cachée dans la vie même. Elle peut prendre toutes les formes de la vie, et toutes ses expressions. Connaissant sa propre harmonie, elle connaît aussi les dissonances, leur source, leur vraie nature, leurs conséquences.

La connaissance du moi est nécessaire, car c’est le moi qui par son involution, ses perspectives et points de vue inverses, intercepte la vérité et la lumière intérieure qui conduit à la vérité. Percer le moi c’est percer l’obscurité et atteindre la lumière.

Le sentier, bien que chacun puisse y faire les premiers pas, conduit finalement au-delà de toute expérience humaine, dit « La lumière sur le Sentier ». Il conduit aux profondeurs de l’absolu, qui ne peut être décrit. Les eaux de la Vie Une — et il n’y a rien d’autre que cette Vie Une dans la manifestation, — sont les eaux qui affluent dans les diverses expressions de la Vie, et leurs flots font retentir son message.

N. Sri RAM

(The Theosophist, octobre 1969)