Eva De Vitray Meyerovitch
Le chemin des contes

Tout maître spirituel cherche à éveiller les âmes endormies à la Réalité ultime qu’elles possèdent, sans le savoir, au plus profond d’elles-mêmes. Les grands Soufis, notamment, ont mis en œuvre tous les moyens dont ils disposaient pour faire accéder leurs disciples à cette prise de conscience. Leur rôle est dès lors comparable à celui du guide qui vous prend par la main pour vous conduire le long du Chemin.

(Revue Question De. No 47. Avril-Mai 1982)

Eva de Vitray Meyerovitch (1909-1999), était considérée comme un des spécialistes les plus parfaits du soufisme et de l’Islam. Elle avait publié, aux éditions Retz en 1982, 76 contes soufis sous le titre « Les chemins de la lumière ». Voici ce qu’elle nous apprend sur la quête initiatique véhiculée par les contes.

Tout maître spirituel cherche à éveiller les âmes endormies à la Réalité ultime qu’elles possèdent, sans le savoir, au plus profond d’elles-mêmes. Les grands Soufis, notamment, ont mis en œuvre tous les moyens dont ils disposaient pour faire accéder leurs disciples à cette prise de conscience. Leur rôle est dès lors comparable à celui du guide qui vous prend par la main pour vous conduire le long du Chemin.

Étant donné la différence de capacités existant entre les élèves, le maître devra s’adapter à leurs apti­tudes. Une tradition (hadith) du prophète de l’Islam déclare : « Parlez aux hommes selon la mesure de leur compréhension, et non pas selon la mesure de votre compréhension, pour que Dieu et ses messagers ne soient pas démentis ! » Le plus grand poète mystique de langue persane, Djalal-od-Din Rumi (XIIIe siècle), auteur entre autres d’une vaste Théodicée, le Mathnawî, auquel nous avons emprunté plusieurs des apologues cités ici, fait de fréquentes allusions à la forme progressive que doit revêtir l’enseignement :

« Puisque j’ai affaire à un enfant, je dois en conséquence tenir le langage qui convient aux enfants.

Disant : « Va à l’école, et je t’achèterai un oiseau, ou je te rapporterai des noix, des pistaches. » (Mathnawî, IV, 2577.)

Petit à petit, il va nourrir le disciple du lait de la connais­sance, jusqu’à ce qu’il puisse se passer de son aide : « Quand le bébé allaité est séparé de sa nourrice, il se met à manger, et l’abandonne. Toi, comme les semences, tu es asservi au lait de la terre : efforce-toi de te sevrer toi-même en te nourrissant d’aliments spirituels. Bois la parole de Sagesse, car elle est devenue une lumière voilée, ô toi qui es incapable de recevoir la lumière dévoilée, afin que tu puisses devenir capable, ô âme, de recevoir la lumière, et que tu puisses contempler sans voile ce qui est à présent caché. » (Mathnawî, III, 1286 sq.)

Quand le maître donne des indices justes, Quelque chose en l’esprit du disciple lui en fait reconnaître la vérité ; alors lui vient la certitude qui ne laisse pas de place au doute : « Cet indice devient un baume pour ton âme malade ; alors, tu diras : « O mon ami, tu as dit la vérité. Va devant moi. Il est temps de se mettre en route ; sois mon guide, je te suivrai, ô toi qui dis la vérité. » (Mathnawi, II, 2981.)

Apologues

La tradition des maîtres Soufis — qui n’est autre, on le sait, que la mystique musulmane — s’est toujours adjoint les procédés qu’elle jugeait favorables à la transmission d’un enseignement, à l’établissement d’un « pont » entre le sensible et l’intelligible. Les récits du Qor’an, les thèmes folkloriques, viennent constituer un « arsenal de clichés mentaux, mis à la portée de la méditation de chacun » et sur lequel l’esprit se trouve « en prise directe » (L. Massignon, in Mélanges R. Basset, « Le folklore chez les mystiques musulmans », p. 269-70, Paris, Leroux, 1923, t. I).

Une place essentielle sera donc faite au symbolisme, dans ces innombrables contes, anecdotes, apologues (hikayat) que l’on retrouve sous la plume des Soufis ou dans la lit­térature orale qui reflète leur pensée. Ils peuvent sembler dépourvus de liens apparents ; pourtant, ils se recoupent en vertu d’affinités cachées entre les significations spiri­tuelles susceptibles de leur être attribuées, et qui utilisent des images familières, souvent pleines d’humour et de réalisme. Leur but est le même : être l’instrument d’une initiation, d’une connaissance salvatrice.

Histoires merveilleuses

Tout, et même ce qui pourrait paraître accidentel ou tri­vial, doit être considéré dans cette perspective. La valeur pédagogique de ces histoires tient au fait qu’elles peuvent se lire à différents niveaux, incitant l’esprit à un effort d’interprétation : c’est en mettant en œuvre toutes les ressources de son intelligence et de sa culture que l’on comprendra que les paraboles sont, comme le disent les Soufis, une mesure, et leur sens, le grain qu’elles contiennent.

Ainsi, ces contes, ces histoires merveilleuses, pourront-ils transmettre une morale, une vérité mystique, sous une forme accessible, concrète, frappant l’imagination et per­mettant de s’en souvenir aisément. L’anecdote demeure plus ou moins cachée dans la mémoire, mais lorsqu’elle se présente à nouveau à l’esprit, sous forme parfois d’une vague réminiscence, elle est lourde de toute sa significa­tion profonde et de sa logique interne. Elle condense aussi tous les sens qu’elle est susceptible de comporter et qui peuvent, l’heure venue, se déployer, à la façon de ces fleurs japonaises dont parle Proust, s’épanouissant dans l’eau qui les fait revivre.

Par ailleurs, comme ces thèmes sont souvent choisis, nous l’avons dit, dans un folklore dont les légendes actualisent un certain nombre d’archétypes fondamen­taux, que l’on retrouve à toutes les époques, dans les civilisations et chez les peuples les plus divers, ils bénéficient de toutes ces résonances plus ou moins subconscientes qui en prolongent l’écho.

Le symbolisme de ces contes va donc permettre la révéla­tion d’une vérité, saisie selon la formule de chacun, et qui ne peut s’exprimer par aucun autre mode. Il ne suffit pas de prendre plaisir à lire une anecdote, il faut en rechercher le sens profond.

On sait, par ailleurs, la difficulté qu’il y a à définir le symbole ; et plutôt que de recourir exclusivement à l’éty­mologie rattachant directement ce mot au grec sumbolon, qui est un signe de reconnaissance, il faut aussi songer à tout ce qu’un autre substantif grec, sumbolè, évoque l’idée de rencontre avec l’objet d’un enseignement spirituel. Au point d’interférence de la réalité communiquée et de l’esprit qui la reçoit, c’est un état actif qui va être engen­dré : essentiellement cette attention dont Malebranche, et après lui Simone Weil, font une vertu majeure.

Sous l’effet du symbolisme, en quoi l’on pourrait ne voir que son pouvoir d’incantation, la pensée est en effet inci­tée à un effort personnel, à une curiosité provoquée, à une recherche. Le premier pas sur la voie de la connais­sance mystique sera ce pressentiment d’un au-delà de ce qui n’était perçu que comme une réalité concrète. Dès lors, commence le voyage de l’extérieur vers l’intérieur, de l’apparence à l’inconnu, en vertu de la bi-valence du symbole qui voile et dévoile tout à la fois.

La dimension intérieure

Notons au passage l’étymologie du terme Shari’ah, qui désigne dans l’Islam la Loi divine, de même que celui de Tariqah, dimension intérieure de l’Islam — plus généralement connue sous le nom de Tasawwuf — Soufisme : tous deux dérivent d’une racine qui signifie « chemin » « Le fait que la Loi divine et la Voie spirituelle se fondent sur le symbolisme de la voie ou du voyage a une grande signification symbolique. Toute vie est un passage, un cheminement à travers ce monde transitoire, vers la Pré­sence divine. La Shari’ah est la voie la plus large, celle qui est destinée à tous les hommes et leur permet d’atteindre toutes les possibilités de l’état humain sur le plan de l’individu. La Tariqah est un chemin plus étroit, destiné au petit nombre de ceux qui éprouvent profondément le besoin, et sont capables d’atteindre la sainteté, ici et maintenant, et cherchent le sentier conduisant à la pleine réalisation de la réalité d’Homme universel, état d’être qui transcende le plan individuel » (S.H. Nasr, Islam, Perspectives et réalités, p. 114).

La démarche progressive de l’âme qui aboutit à retrou­ver ce qu’elle ignorait posséder va être dépeinte par les maîtres de l’Islam avec les mots mêmes qui s’appliquent au symbole : il s’agit toujours de la recréation d’une unité perdue. Le but de toute maïeutique est d’actualiser ces potentialités latentes. Un tel itinéraire s’effectuera forcément par étapes, par degrés, décrits par les Soufis avec une finesse psychologique inégalée.

Nos propos n’étant pas de rappeler un enseignement doctrinal, mais de l’illustrer au moyen d’apologues, nous les avons choisis selon le déroulement d’un itinéraire spirituel, allant de l’appel de Dieu qui s’adresse au pèlerin pour qu’il se mette en route, jusqu’à la fin du voyage, qui doit lui permettre de « devenir ce qu’il est », de réali­ser sa pleine stature spirituelle.

L’invitation au voyage…

« Le désir qui est en ton cœur pour la Mer… » (Rûmî). Pourquoi partir ? Ne pas rester plutôt à sommeiller tran­quillement, tels ces Dormants dont parle le Qor’an dans l’une de ses plus mystérieuses Sourates, la dix-huitième, dite de la Caverne — archétype universel, comme on le
sait, du lieu de la naissance : Zeus en Crète, Jésus à Bethléem, voient le jour dans une grotte.

L’âme endormie dans le monde de la matière est inca­pable de s’imaginer qu’une autre dimension de l’être existe. L’un des plus grands mystiques de l’Islam, Djalal-od Din Rumi, la compare, dans une lettre, à l’embryon qui ne saurait concevoir ce qui se trouve au-delà de sa prison charnelle : « Dieu a créé les causes, de telle sorte que, à une goutte de sperme qui ne possédait ni ouïe, ni intelligence, ni esprit, ni vue, ni attribut royal, ni attribut d’esclave ; qui ne connaissait ni chagrin, ni joie, ni supériorité, ni infé­riorité, Il a donné un abri dans la matrice ; puis Il a transformé cette eau en sang et le sang en chair, et dans le sein maternel où il n’y avait ni main, ni outillage, Il a créé les fenêtres de la bouche, des yeux et des oreilles, Il a façonné la langue et le gosier, et le trésor de la poitrine, où Il a mis un cœur qui est à la fois une goutte, un monde, une perle, un océan, un esclave, et un roi… Comment cette goutte de sperme aurait-elle pu te croire si tu lui avais dit que Dieu a créé un monde en dehors de ce monde de ténèbres, un monde où il y a un ciel, un soleil, un clair de lune, des provinces, des villes, des villages, des jardins ; où il existe des créatures parmi les­quelles il y a des rois, des riches, des gens en bonne santé, des malades, des aveugles. Aucune imagination et aucune intelligence ne pourraient croire à cette histoire : qu’il existe en dehors de ces ténèbres et de cette nourriture du sang un autre monde et une autre nourriture. Or, bien que cette goutte ignorât et niât une telle possibilité, elle n’a pu pourtant éviter de sortir, car on l’a amenée de force au-dehors… »

« Alors tu te trouveras en dehors de ce monde pareil au sein maternel : tu quitteras cette terre pour pénétrer dans une vaste étendue, sachant que la parole (du Qor’an) « La terre de Dieu est vaste » désigne cette ample région où sont arrivés les saints.

Mais il advient qu’un jour, à une heure, retentit l’Appel : à cette Voix divine, « les âmes mortes se lèvent dans leur linceul » : « Debout, amis, partons. Il est temps de quit­ter ce monte. » « Le tambour résonne du ciel, voici qu’il nous appelle. Vois : le chamelier s’est levé, il a préparé la caravane et veut s’en aller. O voyageurs, pourquoi dormir ?

Devant nous, derrière nous, s’élèvent le tintement des clochettes du départ…

Un lourd sommeil est tombé sur toi des sphères tour­noyantes :

Prends garde à cette vie si légère, méfie-toi de ce sommeil si lourd.

Âme, cherche le Bien-Aimé ; ami, cherche l’Ami.

O veilleur, sois sur tes gardes : il ne sied pas au veilleur de dormir. » (Rûmî, Diwan-e-Shams e-Tabrizi, (notre trad.) in Anthologie du Soufisme, p. 227-28).

Le travail initiatique

Tiré de son engourdissement, le pèlerin va prendre son bâton et se mettre en route. Tout au long du chemin, il va vivre des aventures, faire des rencontres. Et l’on retrouve une fois de plus ce symbolisme à double niveau qui caractérise l’enseignement des maîtres du Soufisme : l’itinéraire spirituel, dont les différentes étapes sont minutieusement décrites dans les différents traités, va revêtir la forme d’une « histoire » : « Aidé par des inter­ventions surnaturelles, le héros lutte contre des adver­saires terribles, accomplit des tâches qui semblaient im­possibles, va chercher au loin un objet mystérieux ou une femme élue, ce qui est « le processus figuré du travail initiatique, le développement des états supérieurs sous une influence spirituelle ». Le vrai sujet est toujours l’histoire d’un homme, sa progression spirituelle malgré tous les obstacles » (E. Dermenghem, Contes kabyles, p. 17).

Double lectures

Le Livre saint de l’Islam est, lui aussi, susceptible d’une double lecture ; car, le monde visible étant un moyen d’atteindre l’invisible, il n’existe rien dans le premier qui ne soit le symbole des réalités du second. L’un des plus grands penseurs musulmans, Al-Ghazâli (XIe siècle) commentant un passage du Qo’ran dans lequel il est dit que Moïse, entrant dans « la vallée sacrée » reçoit l’ordre d’enlever ses sandales » (Sourate XX, 11), fait remarquer la nécessité de ne pas opposer la temporalité et la spiri­tualité : « Seul celui qui combine les deux manières (d’interpréter) (c’est-à-dire, qui s’abstient de nier le sens extérieur ou le sens intérieur) » possède la méthode parfaite. Je dis donc que Moïse entendait par le commandement d’ôter ses sandales, le renoncement aux deux mondes. Il obéit extérieurement en ôtant ses sandales, intérieurement en rejetant les deux mondes (ce monde-ci et le paradis). Telle est la bonne méthode de symbolisme, à savoir prendre l’extérieur comme symbole de l’intérieur » (Mish­kât-al-anouar).

Une sourate toute entière qui représente elle-même une constellation de symboles, peut faire l’objet, dans son déroulement et sa cohérence interne, d’une herméneu­tique symbolique. Prenons par exemple la Sourate XVIII, « La Caverne », que nous avons déjà mentionnée. Elle réunit un certain nombre de thèmes fondamentaux qui, à première vue, constituent une série de récits sans lien apparent, alors qu’au contraire, ils sont reliés par une profonde logique. On sait que cette Sourate débute par l’histoire des dormants, ces jeunes gens réfugiés dans une grotte où ils restent trois siècles, après quoi Dieu les res­suscite. Puis il est question (versets 59-81) du voyage de Moïse à la recherche du confluent des deux mers. Il s’arrête sur un rocher qui constitue justement cette limite séparant les deux mers, avec son jeune compagnon qui y dépose un instant un poisson séché emporte comme pro­vision de route et qui, redevenu tout à coup vivant, s’enfuit en nageant. Plus tard, Moïse rencontre un Serviteur de Dieu à qui le Seigneur déclare avoir accordé « une miséricorde venue de Nous » et « une science éma­nant de Nous ». Ce personnage mystérieux n’est pas nommé dans le Quor’an. Ce sont la tradition musul­mane et les commentaires qui le désignent comme le Verdoyant » (al-Khadir en arabe, al-Khezr en persan et en turc). L’étymologie, khidr (le vert) évoque la vie, la lumière, la renaissance. On raconte qu’il habite dans une île, ou sur une natte verte au cœur de la mer. Là où il se tient debout, la terre deviendra verte. Il est donc en rela­tion avec l’océan. Sur les côtes de Syrie, il est invoqué dans les tempêtes. Il est le patron des marins en Turquie, identifié en Inde, au fleuve Indus, appelé Rajah Kidar, et représenté comme un vieillard habillé de vert.

Moïse prie al-Khadir de le guider. Celui-ci accepte, mais enjoint à Moïse de ne pas l’interroger sur les actes qu’il va accomplir. Or, durant le périple qu’ils effectuent ensemble, Khadir se livre à des actions apparemment répréhensibles : c’est ainsi qu’il fait une brèche dans un bateau, destinée à le faire couler. Il tue un jeune homme. Il relève un mur menaçant, ruine dans une cité dont les habitants ont refusé de les recevoir. Moïse s’indigne. Al­-Khadir lui explique alors les raisons qui l’ont fait agir et qui, en fait, sont dues à la miséricorde.

Il est ensuite question d’Alexandre tentant de découvrir la Source de l’Eau de la Vie qui confère l’immortalité. Plusieurs archétypes apparaissent ainsi : le sommeil — la rencontre et l’initiation — l’eau de la vie éternelle. Le sommeil, c’est, bien sûr, le sommeil de l’oubli (ghaflat) les hommes ordinaires se trouvent plongés dans un état de léthargie spirituelle., c’est donc à une « résurrection » que les âmes sont appelées.

Celui qui se connaît…

Une lecture symbolique de cette Sourate nous fait retrou­ver, dès le début, le thème de la caverne qui typifie, aussi bien dans la psychologie des profondeurs que dans l’His­toire des religions, l’inconscient d’où quelque chose doit naître. Examiné sous cet éclairage, le récit quoranique traduit un itinéraire spirituel : les âmes, une fois éveillées de leur inconscience, ne vont-elles pas s’interroger sur l’étrangeté des voies de Dieu, qui ne sont pas nos voies ? L’Eau de la vie, qui confère l’immortalité, se trouve « au pays de l’obscurité », c’est-à-dire, dans les ténèbres, au-delà de la raison claire. Car c’est d’un autre ordre de connaissance qu’il s’agit. Ces ténèbres ne sont-elles pas celles de la région de l’âme la plus secrète, où réside la Réalité ultime que les êtres endormis ignoraient posséder au tréfonds d’eux-mêmes ? Car, comme le dit une Parole du Prophète de l’Islam, « celui qui se connaît connaît son Seigneur ».

Ainsi, reprenant les thèmes qui jalonnent la Sourate de la Caverne, Rumi compare le cœur purifié de tout atta­chement terrestre à une ruine où se trouve un trésor, à un mur dont la destruction permet l’accès à l’Eau spiri­tuelle. (Mathnawi, II, 1208.)

Il est rapporté que Khadir est devenu éternellement vivant parce qu’il a bu à la « Source de l’Unité divine ». L’eau de cette Source, dit encore Rûmî, « c’est le Verbe de Dieu. L’origine de cette fontaine, c’est le cœur du croyant. »

LES TROIS CONSEILS

Un homme captura un oiseau au moyen d’un leurre ; l’oiseau lui dit : « O noble sire,

Tu as mangé bien des bœufs et des moutons, tu as sacrifié nombre de chameaux ;

Tu n’as jamais été rassasié par eux, tu ne le seras pas non plus par moi.

Laisse-moi m’en aller, que je puisse te donner trois conseils, afin que tu te rendes compte si je suis sage ou stupide.

Le premier de ces trois conseils, je te le donnerai perché sur ta main, le second sur ton toit, et le troisième sur un arbre.

Laisse-moi partir, car ces trois conseils t’apporteront la prospérité.

Le premier, qui doit être dit sur ta main, c’est ceci : Ne crois pas une absurdité quand tu l’entends de que!­qu’un. »

Quand l’oiseau eut énoncé le premier conseil sur la paume de la main, il fut libéré et alla se percher sur le mur de la maison et dit :

Le second conseil est : « Ne t’afflige pas de ce qui est passé ; quand cela est passé, n’en éprouve pas de regret. » Après quoi, il lui dit : « Dans mon corps est cachée une très grosse et très précieuse perle, du poids de dix dirhams.

Aussi vrai que tu es en vie, ce joyau était ta fortune et la chance de tes enfants.

Cette perle t’a échappé, car ce n’était pas dans ton destin de l’acquérir — cette perle qui n’a pas sa semblable en ce monde. »

Comme une femme qui gémit en enfantant, l’homme se mit à pousser des cris.

L’oiseau lui dit : « Ne t’avais-je pas conseillé : « Ne t’afflige pas pour ce qui s’est passé hier » ?

Puisque c’est passé et fini, pourquoi te chagrines-tu ? Ou bien tu n’as pas compris mon conseil, ou tu es sourd. En ce qui concerne le second conseil que je t’ai donné, à savoir, « Ne crois pas à une affirmation absurde? », O brave homme, je ne pèse pas moi-même dix dirhams : comment le poids de dix dirhams pourrait-il se trouver à l’intérieur de moi ? »

L’homme recouvra ses esprits et dit : « Écoute, dis-moi à présent le troisième excellent conseil. »

« Eh bien ! » dit l’oiseau, tu as fait un si bon usage de ces autres conseils que je ne vois pas pourquoi je te donnerais ce troisième conseil en vain ! »

Donner un conseil à un ignorant obtus c’est semer dans une terre infertile.

(Mathnawi, IV, 2245 sq.)