Kenneth White
Le chemin des étoiles

On parle beaucoup de progrès. On parle beaucoup de culture. Mais rares sont les réponses à un désir profond. On se dit : « Ça va », on se dit parfois : « Ça va mieux », mais au fond, ça ne va pas du tout. Il y a un manque, un manque radical. Il manque un fondement. On va d’une chose à l’autre, mais toujours sur le plan socio-personnel, et selon une certaine logique. Sans doute faudrait-il changer de plan et de logique. Mais ce n’est pas une mince affaire. Ni la politique, ni la psychologie, ni l’éducation, ni la religion, ni l’art tel qu’il est pratiqué le plus souvent ne touchent à cette dimension-là. Tout tourne en rond, comme un cirque. On n’en sort pas.

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 11. 1983)

Le rationalisme cartésien a non seulement coupé l’homme en deux (corps-esprit) mais il l’a aussi coupé de la nature. Il serait bon que quelque chaman nous remette sur le bon chemin

« La poésie 1 doit mener quelque part », disait André Breton. L’éducation 2 aussi. Elle doit mener à une culture. Une culture, au sens fort du mot, se fonde sur un rapport au monde, et elle vise une plénitude d’être. C’est ce qui nous manque. « Il y a de par le monde aujourd’hui, disait Antonin Artaud, un courant qui est une revendication de culture, la revendication d’une idée organique et profonde de la culture. » II a dit cela il y a plusieurs décennies, mais je crois que cela reste vrai, malgré tout le processus d’aplatissement 3 que nous pouvons constater autour de nous. Ce qui est certain, c’est que si ce désir s’engourdit, si cette énergie fondamentale commence à manquer, il faut l’éveiller —à moins de cesser une fois pour toutes de parler d’éducation, de culture, de monde 4. Au-delà de tous les systèmes pédagogiques plus ou moins behaviouristes, c’est-à-dire trop étroitement liés à un état de société donné 5, ceux qui sentent le besoin d’une culture profonde, et qui veulent pratiquer une éducation radicale, ont eu tendance ces derniers temps à regarder du côté de certaines sociétés que l’on dit « primitives », où l’idée de culture est forte, où la culture elle-même est épanouissante. On lit avec un rire de reconnaissance, aux deux sens du terme, la réponse faite par les Indiens des Six Nations en juin 1744 aux commissaires du Maryland et de la Virginie qui les avaient invités à envoyer leurs enfants au collège : « Nous savons quelle haute estime vous portez au genre d’enseignement donné dans ces collèges, et que l’entretien de nos jeunes hommes, pendant leur séjour chez vous, vous coûterait très cher. Nous sommes convaincus que vous nous voulez du bien avec votre proposition et vous en remercions de tout cœur. Mais, vous qui êtes sages, vous devez savoir que chaque nation a une conception différente des choses et, par conséquent, vous ne le prendrez pas mal s’il se trouve que nos idées sur cette sorte d’éducation ne sont pas les mêmes que les vôtres. Nous en avons fait l’expérience. Plusieurs de nos jeunes gens ont été jadis élèves dans les collèges ; ils furent instruits de toutes vos sciences mais, quand ils nous revinrent, ils ne savaient pas courir et ignoraient tout de la vie dans les bois. Incapables de faire des guerriers, des chasseurs, ou des conseillers, ils n’étaient absolument bons à rien. » Plus près de nous, le succès des livres de l’anthropologue Carlos Castaneda, concernant l’enseignement d’un chaman Yaqui et l’éducation d’un « guerrier » de l’esprit est significatif. Si le pur pittoresque et un goût naïf de l’occulte ont joué un rôle dans ce succès, l’intérêt de ces livres, et la réception que leur a réservée le public, ne s’arrêtent pas là. L’intérêt se trouve au niveau des principes et des énergies en jeu. Et c’est cela qu’il faut dégager, et transposer. Il est bien évident —mais il faut insister là-dessus, car il y a toujours des esprits pour réduire une pensée, surtout quand elle les gêne —qu’un intérêt, profond, pour certaines cultures « exotiques » et « primitives » n’implique aucunement conversion ou imitation. Il s’agit bien de dégager des principes et de les transposer. Dans l’essai qui suit, écrit en guise de préface à l’édition espagnole de Wanu Pura, le chemin des sorciers des Andes par Hector Loaiza, publié en France chez Laffont, j’essaie de placer cette lecture dans notre contexte local et actuel, et d’en extraire la « leçon ». Pour insister sur certains points, j’y ajoute quelques notes).

On parle beaucoup de progrès. On parle beaucoup de culture. Mais rares sont les réponses à un désir profond. On se dit : « Ça va », on se dit parfois : « Ça va mieux », mais au fond, ça ne va pas du tout. Il y a un manque, un manque radical. Il manque un fondement. On va d’une chose à l’autre, mais toujours sur le plan socio-personnel, et selon une certaine logique. Sans doute faudrait-il changer de plan et de logique. Mais ce n’est pas une mince affaire. Ni la politique, ni la psychologie, ni l’éducation, ni la religion, ni l’art tel qu’il est pratiqué le plus souvent ne touchent à cette dimension-là. Tout tourne en rond, comme un cirque. On n’en sort pas.

**

Ce que Freud 6 allait appeler « le malaise dans la civilisation » est ressenti d’abord par les romantiques. Pour eux, le monde a perdu sa « vie substantielle » (le mot est de Hegel), et tout leur effort allait vers la reconquête de cette substantialité. « Nous sommes tous engagés dans un sentier excentrique, disait Hölderlin, et il n’y a pas d’autre voie pour aller de l’enfance à la complétude » et Novalis : « C’est par des chemins divers que vont les hommes. Qui les suit et les compare verra d’étranges figures prendre naissance. Figures qui appartiennent, semble-t-il, à cette grande écriture chiffrée que l’on voit partout : sur les ailes, dans les nuages, dans les cristaux… »

Ce « chemin excentrique » allait souvent prendre le chemin de la montagne. C’est le 20 janvier 1778 que le poète Lenz partit dans les montagnes d’Alsace : « Si je ne pouvais parfois monter sur la montagne et contempler le paysage, je deviendrais fou. » Nietzsche, le philosophe-chaman, dira ceci : « Il faut vivre sur les montagnes », et connaîtra ses plus grands moments d’inspiration sur les hauteurs de l’Engadine, « à 2000 mètres au-dessus des hommes et de l’époque ». Se plaignant toujours du « peu de réalité », le surréalisme poursuivra la quête à sa manière. « Pour rester ce qu’elle doit être, conductrice d’électricité mentale, dit Breton à propos de la pensée poétique, il faut avant tout qu’elle se charge en milieu isolé. » Lui-même écrira un de ses plus beaux livres, Arcane 17, sur les hauteurs de la côte gaspésienne, au Canada.

Vers la fin de sa courte vie, René Daumal écrivait Le Mont Analogue. Le 24 février 1940, il décrit son projet dans une lettre à un ami : « Après avoir décrit un monde chaotique, larvaire, illusoire (c’est la description qu’il fit du monde moderne dans La Grande Beuverie), je me suis engagé à parler maintenant de l’existence d’un autre monde, plus réel, plus cohérent… J’écris en ce moment un assez long récit où l’on verra un groupe d’êtres humains, qui ont compris qu’ils étaient en prison, qui ont compris qu’ils devaient d’abord renoncer à cette prison (car le drame, c’est qu’on s’y attache), et qui partent à la recherche de cette humanité supérieure, libérée de la prison, où ils pourront trouver l’aide nécessaire. Et ils la trouvent, car quelques amis et moi, nous avons réellement trouvé la porte. A partir de cette porte seulement une vie réelle commence. » Au cours de ses recherches dans la tradition mythologique, Daumal avait constaté que la « porte » était souvent une montagne : c’est sur le Sinaï que Moïse vit le Seigneur face à face ; c’est sur l’Olympe que le roi des dieux grecs tient sa cour, c’est sur l’Himalaya que séjourne Çiva… Ce qui constituait le « sacré » de ces montagnes, ce fut leur inaccessibilité par les moyens humains ordinaires. Or, on ne peut que constater la désacralisation qu’a entraîné avec lui le monde moderne : le Sinaï, l’Olympe sont devenus des « montagnes à vaches », et on ne pense à l’Himalaya qu’en termes d’exploits. Le sacré a dû se réfugier dans le symbole et l’imaginaire. Mais l’imaginaire s’étiole, ou bien se perd dans l’inflation fantastique, sans contact avec le réel. Pour les voyageurs du Mont Analogue, voilà donc le premier problème qui se pose : où trouver une montagne qui ait une puissance symbolique, et qui soit en même temps un lieu géographique réel ?

Quelques années plus tôt, Antonin Artaud était parti au Mexique, dans la montagne des Tarahumaras, « un de ces points névralgiques de la terre où la vie a montré ses premiers effets », afin, disait-il magnifiquement, de « sortir en lui-même » : « Dans la montagne Tarahumara tout ne parle que de l’Essentiel, c’est-à-dire des principes selon lesquels la nature s’est formée ; et tout ne vit que pour ces principes : les hommes, les orages, le vent, le silence, le soleil. »

**

Pour Artaud, l’Europe avait atteint un état de civilisation avancée, c’est-à-dire qu’elle était très malade : « La vie nous semble dans un état de déperdition violente. » Si l’on remonte au-delà des symptômes (et des formes d’art, des systèmes de pensée et des remèdes ad hoc qu’ils engendrent) et que l’on cherche les causes de cet état de choses, on en trouve principalement deux : l’humanisme et le rationalisme. Aux yeux d’Artaud, loin d’être, comme on a coutume de le croire, un agrandissement de l’homme, l’humanisme de la Renaissance, malgré tout le bruit qu’il a fait, signifiait une diminution, « puisque l’homme a cessé de s’élever jusqu’à la nature pour ramener la nature à sa taille… La considération exclusive de l’humain a fait perdre le naturel. » Quant au rationalisme (notamment cartésien), non seulement il a coupé l’homme en deux (corps, esprit), mais il a coupé l’homme de la nature, le résultat étant une « conscience séparée ».

Constatant donc que la culture humaniste et rationaliste de l’Europe a fait faillite, mais gardant intacte en lui, malgré tous les « trusts psychiques » de la société qui l’entoure, « la faim d’un moi et d’une conscience entière », Artaud cherche d’ailleurs, et c’est cette recherche qui, passant par le surréalisme, va l’amener au Mexique. Il veut se retremper à des sources encore vives, il cherche le foyer d’une culture organique et profonde, liée au sol, « permettant une confrontation magnétique constante avec les symboles universels : la terre, l’eau, le ciel, le feu », et vibrante, brûlante dans le corps : « S’il y a une culture, elle est à vif et elle brûle les organismes. »

On ne peut guère prétendre qu’Artaud ait pu s’initier, sur les hauteurs du Mexique, à la culture « solaire » qu’il cherchait (il allait d’ailleurs reprendre la route, sa prochaine étape étant l’Irlande). Il ne tarda pas à se rendre compte non seulement que sa maladie personnelle et civilisationnelle le poursuivait, mais que même là-haut sur la sierra Tarahumara, les sources pouvaient être altérées. Cela dit, le fait d’avoir connu, ne serait-ce que par éclairs, « une force, une illumination dans toute l’ampleur de mon paysage interne », ainsi que ce qu’il appelle « une beauté d’imaginations rayonnantes » valait le voyage —voyage qui nous a laissé un livre qui reste une inspiration.

Comme le disait déjà Rimbaud, un des premiers voyageurs-voyants de la modernité, « viendront d’autres horribles travailleurs ». C’est de cet « horrible travail » qu’il est question dans Wanu Pura.

Né à Cuzco, au Pérou, dans les Andes, enfant quechua culturellement « orphelin » comme ses congénères, cherchant à la fois un savoir et un travail qui puissent le sortir de la dépression culturelle et psychologique qu’il sent autour de lui et en lui, Hector Loaiza entreprend des études de médecine : « Plus tard, je dus aller à l’étranger (en fait, en Argentine) pour faire des études de médecine. Cet éloignement de ma ville natale signifia une rupture avec mes origines, ce fut la découverte de la grande ville occidentale. » Dans ce nouveau milieu, suivant un schéma qui allait marquer l’époque, d’étudiant, Loaiza devient militant, prenant part entre 1962 et 1965 au mouvement révolutionnaire trotskiste dirigé par Hugo Blanco. Une maladie met fin à cette activité où déjà, peut-être, il ne se reconnaissait pas entièrement, et il décide de reprendre des études, littéraires cette fois. Dans ce but, il vient en Europe. Car si l’Europe n’avait plus de culture au sens plein du mot (« civilisation sans culture », avait dit Spengler), elle constituait encore une immense bibliothèque…

En France, où Loaiza débarque, l’époque est au structuralisme. Loaiza suit cette discipline, en tire quelques leçons, tout en sentant que cela ne satisfait en rien cette soif qu’il a d’une connaissance, cette faim qu’il ressent d’une « conscience entière » comme disait Artaud. C’est dans la littérature ésotérique qu’il voit les signes d’un chemin plus profond. Puis il y a la rencontre d’individualités hors cadre, qui pensent autrement. Et les produits psychédéliques, qui ouvrent son esprit à d’autres dimensions.

C’est une expérience sous hallucinogène (sans doute du LSD), au cours de laquelle surgit dans sa conscience « un personnage mythique venu de (son) passé, peut-être un lointain ancêtre », qui va dicter à Loaiza le retour au pays natal et qui constitue le thème de son livre. Et c’est la découverte d’une pierre blanche gravée de signes qui va ouvrir pour lui la piste du chamanisme amérindien sous sa forme quechua.

**

« Il se manifestera dans le murmure du vent, le craquement d’une branche, une chute de pierre », dit « l’homme de savoir » (le chaman) Melchor à « l’homme de courage » (l’aspirant) qu’est devenu Loaiza, en lui parlant de l’esprit de la montagne qui se présentera à lui s’il a assez de courage et s’il suit bien les indications qu’on va lui donner sur les rites et les cérémonies qu’il faut accomplir pour préparer le terrain. Lui-même, Melchor, a appris à « marcher seul », il a accompli son travail « au pied du pic enneigé, là-bas très loin, là où il y a une rivière aux eaux parfaitement limpides ». C’est là qu’il a reçu la connaissance, ainsi que les « pierres de pouvoir » qui en sont le signe.

Avec Melchor donc, dont il sent « le magnétisme puissant », Loaiza va apprendre à « regarder » dans les feuilles de la coca, à préparer l’offrande (l’alcancia, faite d’éléments ramassés aux quatre coins de l’ancien territoire inca), et à gravir, dans le bon état d’esprit, la haute montagne. Il faut suivre les enseignements, ensuite accomplir le voyage vers l’Alto, avant d’aborder « les questions les plus difficiles ».

Notons au passage un détail entre dix autres qui démontre, si besoin est, combien le chamanisme quechua, qui a ses caractéristiques particulières, est lié au chamanisme du monde entier. Quand le moment vient pour Loaiza de gravir la montagne en compagnie de Melchor, celui-ci ne va jamais en ligne droite, il fait des détours et des zigzags. Nous trouvons exactement la même chose dans la géomancie chinoise (le feng shui, « pratique du vent et de l’eau ») où la ligne droite est considérée comme néfaste et mortifère… De même, sur un plan plus personnel, si Melchor est bien un « homme de savoir », il n’en a pas l’air, sauf pour ceux qui savent voir : il blague, il joue, il n’emploie pas un langage ampoulé et il n’est pas « puriste » pour un sou. Ce n’est pas un savant, c’est un homme de savoir.

Impatient de « trouver son étoile », et on le comprend (il s’était senti tourner trop longtemps dans le cercle vicieux), Loaiza veut aller très loin, très vite. Tout en reconnaissant ses grandes capacités, Melchor essaie de lui inculquer la patience (« Tu n’es pas préparé à trouver une vérité qui appartient à l’au-delà des temps »), mais Loaiza fonce. Afin de découvrir le secret des pierres gravées, il fait une expédition vers le lac Titicaca (qui, dans la cosmologie quechua, représente le principe femelle, tandis que le principe mâle est figuré par le glacier Ausangate), mais sur l’île Amantani, dont le nom signifierait « Ne dis rien à qui te questionne », il se heurte à une fin de non-recevoir. Il faut qu’il continue son initiation.

Cette fois-ci, il va trouver un « chaman des hauteurs », l’altomesayoa Benito. Ici encore, il s’agit de symboles, de travail psychophysiologique et de cheminement. Quand le moment vient pour Loaiza de gravir la montagne, où il passe seize heures seul sans bouger, il finit par se sentir « non plus moi », mais « une partie de la Terre », son corps « un micro-univers ouvert à des énergies ». Mais ce n’est pas encore l’étape finale. Il passe maintenant dans les mains de Basilio, vieillard de 90 ans, dont Benito dit : « Il marche sur les hauteurs et dans la neige avec l’agilité et l’astuce d’un puma. » Un des très beaux moments du livre, qui n’en manque pas, c’est justement l’arrivée de Basilio à travers le paysage sobre de la steppe : une silhouette humaine qui avance avec la démarche d’un félin, les bras croisés à la hauteur de la poitrine…

C’est après avoir gravi la montagne en compagnie de Basilio, et après avoir préparé une offrande orientée vers les quatre grands sommets de la région (l’Ausangate, le Salqantay, le Qanaqway et le Wanakuri) que Loaiza trouve « une pierre transparente », signe de réalisation, et qu’il entend, venant de la montagne, et comme la manifestation d’une suprême énergie, « une sorte de mélodie grave qui imitait la respiration de la terre ».

**

Le genre d’investigation et de cheminement décrit par Hector Loaiza dans Wanu Pura appartient à tout un courant très actuel que l’on pourrait appeler la littérature de resourcement. Cela commence, peut-être, par Les Immémoriaux de Victor Segalen, livre consacré à la culture maori, qui date de 1907, passe par Black Elk Speaks (la vie d’un chaman sioux) de John G. Neihardt (1932), et le Do Kamo (« la personne et le mythe dans le monde mélanésien ») de Maurice Leenhardt (1947), pour arriver, après le répertoire général que fut Le Chamanisme et les Techniques archaïques de l’extase de Mircea Eliade (1968), à la série des livres de Carlos Castaneda qui a débuté avec L’Herbe du diable et la petite fumée (les enseignements d’un sorcier yaqui) et qui a fait sensation.

Etant donné leur enracinement dans le territoire latino-américain, c’est inévitablement à Carlos Castaneda et à son maître yaqui Don Juan que l’on pense en lisant le récit du travail accompli par Hector Loaiza en compagnie de ses maîtres quechua Melchor, Benito et Basilio. Sans vouloir établir une hiérarchie de valeur, car toutes les voies sont bonnes qui mènent au but, on peut insister sur la particularité de « la voie de la montagne ». Dans son appendice structuraliste, Loaiza reprend la distinction traditionnelle entre la voie humide et la voie sèche, entendant, dans ce contexte, par « voie humide » l’utilisation des plantes psychotropes (champignons, herbes, cactus) que l’on trouve dans la forêt amazonienne et jusque chez les chamans mexicains et guatémaltèques, et par « voie sèche » les pratiques chamaniques plus sobres et plus dures des hauts plateaux. Pour Loaiza, si les hallucinogènes peuvent déclencher le désir, et tel fut son cas, ils enferment dans « le côté organique de la personne » et empêchent de s’élever en altitude jusqu’à « la vie dans le haut ». En fait, lors de sa dernière montée avec Basilio, Loaiza faillit compromettre toute son entreprise en absorbant de l’herbe waquey-khure. Melchor l’avait dit dès le départ du chemin : « Quand on dirige son regard vers l’Alto, on ne doit être contaminé par rien. »

**

Dans le chamanisme quechua, on dit à propos de localités non contaminées par des gens non initiés à la voie cosmique qu’elles ont « du charme ». Il est certain que de tels endroits deviennent de plus en plus rares. Déjà en 1885 le chef Seattle, Indien salishan de la tribu Dwamish, pouvait dire : « Les lieux les plus secrets des forêts sont lourds de l’odeur des hommes », et la désacralisation de la nature a fait beaucoup de progrès depuis. A tel point qu’aujourd’hui, en cette fin du XXe siècle, un tournant est peut-être en train de s’opérer dans les esprits. Il y a comme un bruit qui court. Il vient de tous les horizons, et du fond des âges. Il parle d’un autre contact avec la nature, et d’une autre manière d’habiter la terre. Plus d’un esprit moderne s’est senti irrésistiblement attiré par une parole comme celle de Black Elk : « Tout d’un coup nous étions seuls au milieu d’une immense plaine blanche, et de hautes montagnes couvertes de neige nous dévisageaient. Un grand silence régnait —mais il y avait des chuchotements. »

Ces « chuchotements », ces bruits qui courent, sont parfois confus. Ce qui nous parvient n’est pas toujours limpide. Loaiza fait remarquer, par exemple, que la « connaissance solaire » des Incas est devenue un culte lunaire, et il reconnaît que ce culte a été recouvert du moins en partie par le christianisme. De même, dans la montagne Tarahumara, Artaud recueillait des contes dont les Indiens eux-mêmes avaient égaré la liaison et le secret. Il n’empêche que ces « chuchotements » peuvent suffire pour éveiller le désir : un désir de connaissance et d’être. Et si ce désir s’attache parfois trop aux traditions, s’il s’accompagne souvent de naïveté et d’autosuggestion, voire, à l’occasion, de mystification, qu’à cela ne tienne. Il y a lieu d’espérer que, petit à petit, grâce à un contact plus original, un « clair chemin » se dégage de nouveau. C’est le travail qui est en cours 7.

En attendant, à ceux qui ne comprennent pas encore la nature de ce travail, et ne voient pas les perspectives qu’il ouvre, on peut citer les paroles du poète tao-bouddhiste de la Montagne Froide, Han Shan (VIIe siècle) :

Lorsque les gens considèrent Han Shan

ils ne le prennent pas au sérieux

c’est un fou, pensent-ils

ils ne comprennent rien à ses poèmes

et lui ne parle pas leur langage

tout ce qu’il peut leur dire, c’est ceci :

essayez de vous rendre à la Montagne Froide

essayez un peu d’y vivre, pour voir.

1 Ce mot est tellement galvaudé, réduit la plupart du temps jusqu’à ne plus signifier qu’une espèce de ketchup pour mets fades ou de berceuses pour esprits fatigués, qu’il faut saisir toutes les occasions pour lui redonner de la force. Une société qui n’a pas une haute idée de la poésie, et qui ne connaît pas une poésie forte, est une société en état de manque. Il ne s’agit pas seulement d’une affaire « littéraire ». C’est une question de monde, d’espace de vie, de topologie de l’être. Tous les discours qui ont quelque intérêt aujourd’hui tournent autour de cette question de monde. Nous avons besoin d’une nouvelle cartographie mentale et culturelle. Plusieurs disciplines semblent actuellement, malgré beaucoup de résistances actives et passives, converger vers cette nouvelle cartographie, et la pensée poétique est à l’ordre du jour. Quand le physicien Prigogine parle de la nécessité, pour notre vie, d’une «écoute poétique de la nature », il rend au mot « poétique » une vigueur que celui-ci avait perdue. Citons, par ailleurs, deux philosophes. « La poésie, dit Manuel de Diéguez dans Science et Nescience, c’est l’expérimentation existentielle que l’esprit fait de lui-même s’il accepte le sommeil de l’entendement et communie enfin avec la totalité de l’être. » Dans Contribution à la logique, Kostas Axelos écrit à son tour : « Erudits, savants et professeurs, écrivains, journalistes et publicistes s’agitent de plus en plus frénétiquement, désarticulés comme des pantins, pour trouver ou pour inventer les structures logiques et épistémologiques, psychologiques et sociologiques de la pensée… Qui se soucie encore d’une pensée qui serait et ne serait pas nouvelle, qui parcourrait pas à pas les articulations orientales et asiatiques ainsi que les logiques anciennes, médiévales et modernes pour déboucher sur un effort visant non pas seulement — ou principalement à élucider ou à formaliser la logique de ceci ou de cela, mais qui tenterait — décontractée — de penser le « logos » du Monde ? Voilà exactement le travail que j’essaie d’accomplir depuis des années dans mon séminaire de recherche. »

2 Il peut sembler étrange à certains d’associer presque dans la même phrase le mot « poésie » et le mot «éducation ». C’est oublier que toute l’éducation chinoise, par exemple, tournait autour de l’anthologie poétique établie par Confucius. Je parlerais même volontiers, comme d’un idéal, en dehors de tous les systèmes et de toutes les théories, de pédagogie poétique. « Les poètes, dit l’Américain Charles Olson, sont les seuls pédagogues auxquels on puisse se fier. Pas toute la bande, évidemment. Seuls les plus coriaces. » Par poète « coriace », on peut entendre un poète qui a dépassé le stade de son moi et qui sait parler en termes de monde. Mais la notion de pédagogie poétique va au-delà du sens plus strictement professionnel du mot « poète ». Les poètes « mondialistes » resteront une inspiration constante, mais au-delà il s’agirait de l’activité pédagogique de tout esprit débloqué, désireux et capable de nomadiser dans le domaine du savoir (qui n’est pas un « domaine ») et dans celui de la vie. Gaston Bachelard, avec une longue expérience pédagogique derrière lui, a des choses assez dures à dire à ce propos, dans La Philosophie du non : « Il faut d’abord psychanalyser les éducateurs, rompre le système de blocage qui les caractérise trop souvent… Tout éducateur qui voit baisser son shifting character doit être mis à la retraite. Il est impossible d’éduquer par simple référence à un passé d’éducation. Le maître doit apprendre en enseignant, hors de son enseignement. Fût-il très instruit, sans un shifting character en exercice, il ne peut donner l’expérience de l’ouverture. »

3 Tout le monde sent, plus ou moins profondément, l’absence d’une orientation fondamentale dans notre culture. C’est sans doute pour cela que la notion de « fête » est tellement à la mode. Car qu’est-ce qu’une fête ? Voici Francis Jeanson, dans La Phénoménologie : « Tel est le sens de la joie sous sa forme émotionnelle : une sorte de fête, secrètement rageuse et agressive, que l’on souffre pour jouir en un court moment — vécu en marge, entre parenthèses — ce qui n’a jamais été et ne sera point. C’est le coup de baguette qui doit faire jaillir la source, et c’est aussi le geste désespéré du malade qui aggrave son mal pour porter à l’absolu un moment de mieux-être, pour s’en faire une apothéose déchirante, pour y concentrer et pour y saisir enfin tout le bonheur que sa vie lui devait — parce qu’il pressent qu’il ne guérira pas. » La fête n’est que la soupape de ce que Freud appelait le malaise de la civilisation. Peut-on guérir de ce mal-être ? C’est là toute la question de la culture, et de l’écologie de l’esprit.

4 Les textes de Nietzsche, ce poète-professeur-philosophe, sur l’éducation restent très actuels, alors que tant de volumes plus techniquement pédagogiques, loin d’avoir longue vie spirituelle, sont mort-nés. Il prend les choses à la base. « Tout enseignement, écrit-il, pour lequel on n’est pas prêt parce qu’on n’a pas accumulé suffisamment de forces, est superflu. Une réévaluation des valeurs s’obtient seulement s’il existe une tension de nouveaux besoins, d’hommes nouvellement en état de besoin… » Quand les besoins profonds sont camouflés, réprimés, quand tout invite au confort intellectuel et à la torpeur de l’être (entrecoupée d’agitation confuse — le schéma est connu), le rôle de l’intellectuel nietzschéen, c’est-à-dire non intellectualiste, ne tournant pas en rond dans une problématique bien bornée, ne se perdant pas plus ou moins complaisamment, dans une logomachie, est celui d’un éveilleur, d’un tentateur : « Une nouvelle espèce de philosophes est en train de naître. Ces philosophes de l’avenir, on pourrait les appeler des tentateurs. Ce nom n’est qu’une tentative ou, si l’on préfère, une tentation. »

5 Il faut maintenir ouverte la notion d’une sorte de mal-adaptation créatrice. Si l’homme est, comme le disait Aristote, un animal politique, sa vie ne peut se limiter, sous peine de s’étioler, de se pathologiser, aux cadres sociopolitiques. La culture amérindienne, pour ne parler que d’elle ici, savait pertinemment cela : tout membre de la tribu devait sortir radicalement de la tribu au moins une fois dans sa vie. Il partait dans la montagne, dans la forêt, dans le désert, et, là, il méditait, il rêvait, il s’intégrait à un contexte ultra-social, cosmique. Il revenait alors à la tribu, sa conscience agrandie. Le rôle du chaman était de veiller au maintien de cette conscience agrandie. On peut extrapoler. Il peut, il doit y avoir, socialement reconnue, une activité qui ne s’insère pas facilement dans les cadres de la vie politique et dont la logique est autre que celle de la vie politique. Celle-ci est trop souvent une logique binaire, et simpliste, une logique d’ordinateur qui permet de ranger toute pensée gênante dans « l’autre camp » et ainsi s’en débarrasser. C’est encore un aspect du confort intellectuel et de la sclérose culturelle. Je pense à la « note que l’époque rend nécessaire » mise par Armand Robin en exergue à sa Poésie non traduite : « En ces temps où je devins poète ouïghour, les intelligents se groupaient, trois mille par trois mille, pour d’une seule voix demander, même aux danseuses : « Etes-vous de droite ou de gauche ? » Ils n’aimaient pas du tout celui qui leur demandait : « Etes-vous du haut ou du bas ? » C’est qu’ils ne s’étaient jamais levés… On avait mis à mort le « Bonjour, comment allez-vous ? » On entendait, de travers, en tout sens : « Etes-vous pour ce contre ou êtes-vous contre ce pour ? » Malgré tout ce tout, fut poète qui l’était. » Je pense aussi à ce que dit Henry Miller : « Point n’est besoin d’appartenir à aucun parti, à aucun culte, à aucun « isme », pour deviner ce qui se trouve devant nous. Point n’est besoin de s’enrôler sous telle ou telle bannière pour aider à la réalisation de ce monde nouveau. Au contraire, il faut éviter ces enrôlements, qui n’ont jamais été que des licous et des béquilles. Nous nous enrôlons toujours au service de choses mortes. Ce qui est vivant n’exige aucun enrôlement. Ce qui est vivant s’impose, qu’on donne son adhésion ou non. Ce qui est nécessaire, c’est de se mettre au diapason de ce qui est vital et créateur. »

6 La psychanalyse de Freud ne peut évidemment servir de « force de transformation » qu’à un stade relativement peu avancé du cheminement total. Au-delà, une autre pensée et d’autres pratiques s’avèrent nécessaires, qui mettent la psychanalyse elle-même en cause. Sur les énergies non domptées, sur la pensée créatrice, le freudisme a tenu un discours le plus souvent réducteur. Freud lui-même, bien sûr, n’aurait pas toujours reconnu ses petits ni ce qu’on a fait parfois de son enseignement. Rien de plus révélateur sur lui que sa correspondance avec Lou Salomé. « Etre un artiste c’est votre désir le plus secret », lui écrit Salomé. Et Freud répond : « Comme d’habitude, vous m’avez percé à jour. » Pas n’importe quel « artiste », évidemment. Ayant une haute idée de ce que pouvait être l’art, Freud était surtout conscient du travail de déblayage qu’il y avait à faire préalablement. Mais les perspectives étaient là, alors que trop de freudiens ne veulent pas voir au-delà du discours freudien, certains en faisant un mur, d’autres l’étirant jusqu’à la logorrhée.

7 C’est ainsi que l’on peut entendre le travail universitaire, à savoir l’ouverture de chemins. Dans cet essai, j’ai parlé surtout du « voyage », et je pense que l’enseignant doit être un voyageur mental et un porteur d’espace. Mais puisque nous ne vivons plus dans une société tribale, où la tribu entière est l’institution, on peut poser la question d’un lieu, d’un centre, d’un lieu de concentration qui puisse rayonner vers la société tout entière. Comme modèle d’une université ouverte et créatrice on peut penser au Bauhaus : « L’atmosphère qui régnait au Bauhaus, écrit Michel Seuphor (La Peinture abstraite) m’a été souvent décrite par élèves et professeurs. Dans un cadre non rigide, mais qui était un cadre quand même, il régnait une sorte de douce anarchie. Un accord fragile entre la discipline et le jeu, entre l’esprit de création et le penchant naturel à la récréation. Climat particulièrement propice à cette réussite rare dans ses plus belles années : l’exaltante amitié entre élèves et professeurs. » Toujours sur la question institutionnelle dans Une Epistémologie de l’espace concret, François Dagognet parle des « coordonnés de l’émergence inventive » en évoquant quelques idées exprimées par Alphonse de Candolle dans son Histoire des sciences et des savants depuis deux siècles (Genève-Bâle, 1873). Spécialiste des ensembles floraux, herbacés et forestiers, de Candolle s’était posé la question de savoir où se localisaient les grands inventeurs d’idées, les forces productrices du savoir. Pour arriver à une réponse, il procède à une véritable analyse institutionnelle en dressant la liste de tous les « savants étrangers » que se sont adjoints entre 1669 et 1870 les principales académies. Se cantonnant à la science, la littérature (jusqu’à nouvel ordre ? — celui de la « littérature mondiale » préconisée par Goethe ?) étant limitée par des facteurs tels que communauté de langue et même clanisme culturel, de Candolle crée une sorte de géographie de la science, et Dagognet résume sa pensée : « Le nombre des écoles, des collèges, des laboratoires, les efforts en direction de l’enseignement et de l’équipement scientifique — panacée gouvernementale des Etats du XIXe siècle qui veulent progresser — vont en sens inverse de la montée des percées théoriques, de l’intensité des révolutions créatrices… Selon A. de Candolle, la scolarité planifie, paralyse, dogmatise. Il importe surtout de libérer la science des carcans qui l’oppriment, sous couleur de la stimuler : juridiques, religieux, politiques, institutionnels. Elle ne se développe, au XVIIe et au XVIIIe siècles notamment, qu’en dehors des contraintes, dans les villes libres, à Bâle ou à Genève, à Edimbourg, en Suède et en Hollande… » Il est certain, comme le souligne Dagognet, que la recherche et l’invention supposent des moyens, mais on peut garder présent à l’esprit que la simple création de laboratoires et de collèges, la quantification de la scolarité, n’est pas en soi une solution. « Les recherches socioculturelles, conclut Dagognet, doivent demander beaucoup, afin de progresser et de s’animer, aux techniques des trajectoires, des champs et des distributions. » C’est encore un aspect de ce que j’ai appelé par ailleurs le nomadisme intellectuel (et l’écologie culturelle).