Pierre d'Angkor
Le christ historique et la portes initiatique de sa biographie évangélique

Comment donc naquit cette histoire romanesque du 1er Adam pécheur et du 2ème Adam, le Christ rédempteur, considérés tous deux, non pas comme des figures symboliques de notre nature humaine, tiraillée entre ses deux pôles, l’âme et le corps, appartenant l’une, Jésus, au monde céleste, l’autre, Adam, au monde terrestre, mais comme personnifiant réellement l’humanité toute entière, entraînant après eux son destin de chute et de rédemption et divisant ainsi l’Histoire du Monde en deux parties, avec cette conséquence monstrueuse d’un monde antérieur au Christ et voué à la damnation éternelle (dixit saint Bernard de ceux qui n’appartenaient pas au peuple élu) et d’un monde postérieur au Christ et appelé au salut parce qu’il a reçu le baptême chrétien.

L’auteur répond ici au livre de Luc Estang; « Ce que je crois »

(Extrait de Humanisme Intégral, édition Être Libre 1957)

Le Christ historique nous apparaît à la fois comme le plus réel, le plus saint et le plus grand personnage de l’Histoire, par le retentissement et l’efficacité de son œuvre et de sa personne. C’est un fait pourtant que sa biographie évangélique est pleine d’incertitude et se présente à nous sans rigueur historique. C’est ce que s’accordent à reconnaître les historiens des origines Chrétiennes, et ceux qui s’adonnent sans parti pris à l’exégèse des textes et à l’étude comparée des religions. Les Évangiles, disons-nous, ne se distinguent pas des autres écrits orientaux, lesquels sous l’apparence secondaire d’un récit historique ou légendaire recouvrent toujours un sens plus profond. Ici donc c’est le drame spirituel de la destinée humaine qui est le sens profond du récit [1]

Mais pour la tradition romaine de la lettre ce fut au contraire l’historicité rigoureuse du récit qui fut cette base essentielle de la foi. Entendons-nous bien. Il n’est pas dans ma pensée de contester que le Christ ait été un personnage réel, c’est-à-dire qu’il ait réellement vécu, ni qu’il soit mort sur la croix, victime auguste et innocente de la haine du peuple juif. Mais prétendre que cette mort, acceptée par lui, ait été délibérément voulue, c’est-à-dire que le crime des hommes ait été prémédité par Dieu pour racheter l’humanité coupable du péché originel, est une thèse immorale qui révolte le cœur et la conscience de tout être qui pense.

Comment donc naquit cette histoire romanesque du 1er Adam pécheur et du 2ème Adam, le Christ rédempteur, considérés tous deux, non pas comme des figures symboliques de notre nature humaine, tiraillée entre ses deux pôles, l’âme et le corps, appartenant l’une, Jésus, au monde céleste, l’autre, Adam, au monde terrestre, mais comme personnifiant réellement l’humanité toute entière, entraînant après eux son destin de chute et de rédemption et divisant ainsi l’Histoire du Monde en deux parties, avec cette conséquence monstrueuse d’un monde antérieur au Christ et voué à la damnation éternelle (dixit saint Bernard de ceux qui n’appartenaient pas au peuple élu) et d’un monde postérieur au Christ et appelé au salut parce qu’il a reçu le baptême chrétien.

Mais n’est-ce pas ce baptême qui nous fait « fils de Dieu » et nous rend digne de la rédemption, nous objecte le croyant ? (p. 69). Que ce soit le baptême Chrétien qui nous fait « fils de Dieu » est contredit par le Christ lui-même. Ne rappelle-t-il pas à ceux qui lui reprochent de se dire « Fils de Dieu » cette parole des « Psaumes », bien antérieure à l’institution du baptême : « Vous êtes tous des dieux : vous êtes tous des fils du Très-Haut » ?

Vous trouvez que ce dût être une énormité inouïe, un blasphème impardonnable pour ses congénères que Jésus se soit dit « fils de Dieu ». Mais c’est précisément cette indignation que le Christ leur reproche, c’est-à-dire d’ignorer sur ce point leurs propres Écritures [2]. Jésus, sur ce point aussi, rejoignait la sagesse antique. Pythagore, dans ses vers d’or, nous dit que nous sommes de la race divine et les sages de l’Inde l’avaient enseigné avant lui. Mais, comme toujours, la superstition vint ici altérer le sens universel de la Vérité. On prétendit réserver cette origine divine aux souverains et aux grands hommes. Les souverains d’Égypte et de Chine se dirent « Fils du Soleil » ou « Fils du ciel », et nombre de personnages illustres — dont Pythagore, Platon et l’empereur Auguste, pour ne citer que ces trois noms — furent supposés avoir eu un Père divin et une Mère mortelle. C’est à Alexandrie, dans cette ambiance où circulaient de pareilles légendes, que naquit aussi la croyance à la naissance virginale de jésus, issu, lui aussi, d’un Père divin et d’une Mère mortelle, croyance basée sur une mauvaise traduction de l’hébreu d’un verset d’Isaïe par la version Grecque, dite des Septante. On sait que saint Paul ne sait rien de cette naissance virginale. Il dit jésus né sous la loi commune et issu de la race de David, c’est-à-dire fils de Joseph, descendant de David. Deux évangiles seulement signalent le miracle de l’annonciation et aucune allusion dans le restant des textes n’étant faite à un épisode de cette importance rend son interpolation probable. Au surplus, les évangiles nous parlent des « frères » et « sœurs » de Jésus, que l’on traduit, pour la circonstance, comme étant des « cousins », et d’autres passages, bien significatifs également nous montrent ces frères de Jésus et sa propre Mère s’inquiétant de sa disparition, craignant, disent les textes, qu’il n’ait perdu l’esprit (Marc III 21-31, Matth. XIII 57). Comment, si sa naissance eût été le fruit d’un miracle, sa mère eut-elle jamais pu douter de lui ? Je ne crois pas diminuer en rien les adorables figures du Christ et de son auguste Mère en éliminant les légendes que l’exaltation religieuse, l’émotivité dévotionnelle ou des croyances superstitieuses ont échafaudées sur leur compte, et en restituant dans leur vérité historique toute leur réelle grandeur humaine. Ce n’est pas par leur caractère surnaturel et miraculeux qu’ils nous paraissent dignes de notre admiration et de notre amour, mais par leur sainteté, leur élévation d’âme et de caractère, leur esprit d’abnégation, de sacrifice et de dévouement à la cause de Dieu et de l’Humanité. C’est en un mot parce qu’ils furent des êtres humains admirables !

Mais il me faut revenir à mon sujet, le drame évangélique et ses implications. Le Chrétien croit au Christ et à son enseignement rapporté par les Évangiles et transmis depuis les temps apostoliques par l’Église qu’il a fondée. Cet enseignement est essentiellement : le rachat de l’humanité coupable du péché originel par le sacrifice sanglant du Calvaire. Cette doctrine se trouve formulée par saint Paul, dont les Épitres sont antérieures aux Évangiles. Je ne m’arrêterai pas ici aux discussions des exégètes quant à l’authenticité de certaines Épitres de l’Apôtre ou de certains passages contestés. Je ferai seulement remarquer que l’hellénisme chrétien de l’Apôtre des Gentils ne s’implanta dans l’Église qu’après avoir triomphé du Judéo-Christianisme primitif, dont les derniers adeptes ne tardèrent pas à être rejetés comme hérétiques sous les noms d’Ébionites et de Nazaréens, lorsque la majorité se rallia à la doctrine nouvelle. Quelques échos de ces disputes anciennes entre saint Paul et saint Pierre se retrouvent dans les Épitres, comme quelques traces de l’enseignement primitif subsistent encore dans les « Actes ».

Ensuite, il est bien douteux que l’enseignement même de saint Paul doive être pris à la lettre. C’est l’apôtre lui-même qui nous dit : « La lettre tue, si l’esprit ne vivifie ». Saint Paul était un initié et un cabaliste. Aussi tout son enseignement possède-t-il un sens voilé, qu’il se refuse à faire connaître plus explicitement. Dans son Épitre aux Corinthiens, c’est-à-dire adressée non à des Catéchumènes mais à des Chrétiens baptisés et confirmés dans la foi, il leur parle ouvertement de ce qu’il appelle le « Mystère Chrétien ». Il refuse formellement de le leur dévoiler, dit-il, parce qu’ils sont encore « trop petits enfants dans la foi ». La connaissance de ce Mystère est réservée aux « Parfaits », précise-t-il. Aussi ne peut-il encore leur donner que du lait et non des viandes solides. (Depuis deux mille ans, l’Église nous a-t-elle donné autre chose que cet aliment d’enfant ?) Dans le drame du Calvaire ce n’est donc pas tant l’événement historique que vise l’apôtre — « si j’ai connu Christ selon la chair, je ne le connais plus de cette manière », dit-il expressément, c’est un sens supérieur, une allégorie de la destinée humaine qu’il y voit. Si le péché originel, dont ce drame est la conséquence, était lui-même un événement historique, ainsi qu’on le prétend en le prenant au pied de la lettre, c’est-à-dire la désobéissance du premier homme à Dieu, désobéissance due à un orgueilleux désir de connaître et ayant nécessité, pour son expiation, le sacrifice sanglant de Dieu Lui-même, alors on serait obligé de conclure que ce sacrifice a été consenti en vain, puisque toute la science humaine n’est en fait qu’une répétition, qu’une aggravation dans d’immenses proportions, de ce même péché d’Adam, c’est-à-dire du désir orgueilleux de connaître, de pénétrer les secrets les plus profonds de la Nature qui sont les secrets de Dieu. Or, saint Paul lui-même, nous l’avons vu, proclame le droit de l’homme de scruter ces mystères, autrement dit de cueillir le fruit de l’arbre de la science.

Mais alors quel est le vrai sens du péché originel ? En fait, le péché originel qui frappe de déchéance la race humaine, est, du point de vue rationnel quelque chose de bien simple. C’est le péché de tout homme, celui qui découle de ses origines animales. L’homme vient de l’animal. Lorsqu’au cours de l’évolution, la lumière de l’Esprit s’éveille en lui et qu’il atteint le stade humain, le stade de la soi-conscience, il acquiert l’usage d’une faculté nouvelle, l’intelligence consciente de soi qui doit lui permettre de dominer ses instincts sauvages, ses passions animales. Mais au lieu de servir à cette maîtrise de soi, au lieu de subordonner cette nature inférieure à ses seules fins légitimes, l’homme a mis volontairement son intelligence au service de ces mêmes passions inférieures, en en oubliant sa destinée spirituelle. L’homme, tout homme, s’est ainsi dégradé, est retombé péjorativement au rang, en principe dépassé, de l’animal. C’est la chute inévitable de l’enfance, le péché de son origine. Et il ne peut alors réintégrer son état de pureté primitif (le Paradis terrestre) que par sa propre rédemption, subordonnée, nous l’avons dit, à la mort symbolique du vieil homme en lui et à sa résurrection spirituelle comme Homme-Christ. Tel est donc le vrai mystère Chrétien. Comment cette vérité humaine que Jésus enseignait et qui fut typifiée figurativement dans la biographie évangélique du Christ lui-même — biographie partie historique et partie légendaire, mais toujours allégorique —comment, dis-je, cet enseignement est-il devenu le roman mythologique, objet de la foi catholique ?

Une pareille déformation ne peut s’expliquer que par l’affolement, le désarroi profond des disciples immédiats du Christ, quand ils virent leur Maître bien-aimé, livré au supplice infamant de la Croix. De toute nécessité leur apparut l’urgence de trouver une explication transcendante, une raison supérieure, justifiant cette mort ignominieuse, et quand ultérieurement des apparitions de nature psychique, dont le récit évangélique nous apporte des échos variés, leur survinrent, leur montrant le Maître vivant, ils imaginèrent le roman théologique du Fils de Dieu [3] venu sur terre sous une forme humaine pour racheter, par sa mort sanglante et sa résurrection triomphante, l’humanité déchue et pécheresse et satisfaire ainsi aux exigences de son Père offensé. Une telle croyance, si irrationnelle, et incroyable à la pensée moderne, parut d’autant plus vraisemblable à l’époque, qu’était enraciné chez les Juifs, comme chez tous les peuples anciens, ce préjugé barbare de la valeur propitiatoire du sang versé en sacrifice, autrement dit que le sacrifice sanglant de victimes animales ou humaines était un acte agréable à la Divinité. Nombreux sont dans la Bible de tels sacrifices exigés par Jéhovah : celui d’Isaac, exigé de son père Abraham qui trouve toute naturelle cette exigence avant que, à la dernière minute, un bélier soit substitué à la victime désignée ; celui, effectif celui-là, de la fille de Jephté, d’autres encore. Il parût donc tout naturel aux Chrétiens d’admettre que le sacrifice de la plus illustre des victimes, le Fils unique de Dieu, sacrifié à son Père, servit à la rédemption de l’Humanité entière. Et voilà comment, faute de comprendre le vrai sens des événements survenus — compréhension qui reconnaissait pleinement d’ailleurs les mérites exceptionnels du héros de l’Évangile, lequel ne voulut pas se soustraire, comme il l’aurait pu, au sort que lui réservait l’ignorance ou la méchanceté des hommes — on aboutit finalement à une mythologie qui défie le bon sens et la raison. Pour le catholique orthodoxe, toute hypothèse ne s’accordant pas avec la tradition populaire de la lettre étroite constitue un crime de damnation. Pour moi, qui ne puis admettre ce crime de la pensée libre, je crois fondée et défendable cette hypothèse qu’atterrés par les événements tragiques qui avaient ébranlé leur confiance en leur Maître, puis exaltés à nouveau dans leur foi par les apparitions matérialisées de Jésus après sa mort, — le psychisme de ces apparitions étant prouvé par les détails évangéliques : Jésus apparaît toutes portes fermées dans la salle où les apôtres étaient réunis : il apparaît soudain, se matérialise pour le sceptique Thomas, puis disparaît de même… il marche sur les eaux, etc. — les disciples, dis-je, ont ultérieurement, par une réaction naturelle, interprétés les faits comme des miracles, et, au fur et à mesure que ces événements s’éloignaient, ils ont magnifié par le souvenir tous les principaux épisodes de la vie de leur maître, en leur donnant ce caractère surnaturel que leur suggéraient leur imagination orientale et leur exaltation religieuse. Ils ont ainsi déformé le sens de l’Histoire et altéré la vraie signification des événements, confondant souvent les épisodes vécus de la vie du Maître avec ce qui faisait l’objet de son enseignement initiatique. Alors que Jésus dit ne parler en public que par paraboles, tout fut pris à la lettre et considéré sous l’angle historique. Adam mangea réellement la pomme et le crime des Juifs fut prémédité, voulu par le Père et accepté par le Fils comme expiation de la faute originelle. Telle est encore aujourd’hui la doctrine de l’Église qui chante dans ses offices : « Felix culpa » !

On m’objectera sans doute que, dans le récit évangélique, il ne s’agit pas d’apparitions psychiques — lesquelles ne prouveraient que la survie — mais bien d’une résurrection réelle du corps du Christ dont il y eut de nombreux témoins. Je ne parlerai pas des désaccords existant sur ce point entre saint Paul (Cor. XV, 3-8) et les Évangiles.

Ils sont faciles à constater [4]. Saint Paul ne parle pas des apparitions aux saintes femmes, ni aux disciples d’Emmaüs, Quant au fait même de la résurrection, comment l’entend-il? Qu’est-ce que le dogme de la résurrection pour l’Apôtre, celle du Christ comme celle de tous les hommes à la fin des temps ? Il dit que le Corps est mis en terre corruptible pour ressusciter incorruptible, c’est-à-dire en une forme qui n’a plus rien de charnel. Il compare le corps corruptible à une graine qui doit être mise en terre pour être détruite, décomposée, pour donner naissance à l’incorruptible. Il ne semble donc pas, suivant l’Apôtre, que ce soit jamais le corps corruptible lui-même qui puisse ressusciter. N’est-ce pas là pourtant ce que les docteurs de l’Église entendent par la résurrection de la chair en général et par la résurrection du Christ en particulier ? Selon l’Apôtre, de la destruction du corps physique surgit une forme incorruptible, c’est-à-dire psychique ou spirituelle.

On sait l’importance que présente le miracle de la résurrection du Christ, et les autres miracles des Évangiles, en tant qu’arguments d’apologétique. La question du miracle, considéré comme dérogation divine aux lois de la Nature, doit donc nous arrêter un instant. L’attitude plus positive de la pensée moderne considérant comme naturels des phénomènes jadis ignorés comme tels et réputés surnaturels est un fait que l’on ne peut méconnaître. Des phénomènes, tels que lévitation, bilocation, apparitions à distance, psychiques ou matérialisées, guérisons spirituelles, etc. sont autant de faits relatés dans les biographies des saints à toutes les époques et sous tous les climats religieux, et qui font partout aujourd’hui l’objet de recherches métapsychiques, alors que, dans le passé, ils furent toujours considérés comme de purs miracles. Même des savants catholiques, comme le professeur Lhermitte, se refusent à considérer comme surnaturels des phénomènes pris habituellement comme des signes de grande sainteté, tels les stigmates, les visions, etc. [5] Pour nous, nous croyons qu’il importe de distinguer soigneusement parmi ces faits un ordre hiérarchique : ceux qui sont d’origine psychique et ceux qui appartiennent à un rang plus élevé, spirituel. Tel est du moins l’avis de personnes plus compétentes que moi en la matière.

Mais sans doute, Monsieur, le surnaturel et le merveilleux ont-ils plus d’attrait pour votre âme de poète que le positivisme de la science qui ramène le tout à l’ordre naturel et à ses lois inconnues ou encore peu connues !

Bien des problèmes en tout cas subsistent et subsisteront vraisemblablement toujours pour tout ce qui concerne le Christ historique. Au siècle dernier, les critiques rationalistes contestaient, pour la plupart, cette existence historique. Ils considéraient le Christ comme une personnalité légendaire, en s’appuyant sur les inexactitudes et les contradictions chronologiques des Évangélistes, mais principalement sur le silence, à la vérité bien étrange, des historiens juifs contemporains, concernant sa personne. Ces historiens, Philon-le-Juif et Juste de Tibériade, ignorent tout du héros chrétien, alors qu’ils citent les moindres personnages et agitateurs de ce temps. Quelques années plus tard — vers l’an 50 — l’historien Josèphe consacre bien à Jésus un court paragraphe [6] mais que la critique tant Chrétienne que non-Chrétienne juge interpolé, car, non seulement il interrompt la narration mais Josèphe s’exprime en Chrétien, alors qu’il était pharisien convaincu. Néanmoins, malgré le silence des contemporains, la thèse d’un Christ purement mythique est aujourd’hui abandonnée, même par des critiques aussi indépendants que Loizy et Guignebert. On ne conçoit pas en effet que des mouvements religieux d’une importance telle qu’ils ont transformé le monde et entraîné à leur suite des millions de fidèles au cours de nombreux siècles, tels le Brahmanisme, le Bouddhisme, le Christianisme, aient pu reposer originellement sur quelque vague croyance collective anonyme, sans un initiateur, une grande personnalité, qui leur a donné l’inspiration, l’impulsion première, par son enseignement et sa présence. On ne conçoit pas plus le Christianisme sans le Christ, que le Bouddhisme sans Gautama Bouddha, le Pythagorisme sans Pythagore, l’Islamisme sans Mahomet, tous personnages réels et vivants, même si ultérieurement la légende a quelque peu altéré leur caractère et leur vie. Faisons remarquer au surplus en ce qui concerne le Christ que même les traditions juives, si hostiles qu’elles fussent au Christianisme, reconnaissaient en Jésus un personnage historique et non fictif. Sans doute, nous voyons au IIe siècle de notre ère, le rabbin Tryphon [7] contester la naissance du Christ sous Hérode et reprocher aux Chrétiens de s’être façonné un Messie imaginaire. Mais les récits Talmudiques, rédigés à la même époque tardive, se référant sans  aucun doute à des traditions orales anciennes, reconnaissent l’existence historique de Jésus, existence qu’ils reportent toutefois à un siècle en arrière (d’accord en ceci avec la tradition occulte). Ces récits qui reflètent la haine du Christianisme et n’hésitent pas devant les calomnies les plus basses et les plus insultantes, n’en donnent pas moins certains détails qui peuvent présenter un intérêt historique, que l’on aurait tort de rejeter sans vouloir même les examiner. Ils prêtent même à Jésus certains propos, dignes par leur grande élévation morale et leur largeur de vues, en regard de l’étroitesse juive [8], de figurer dans les Évangiles. Ils nous montrent aussi Jésus, obligé de fuir en Égypte devant les persécutions du roi Jeannée, édictées contre les Initiés [9]. Peut-être est-ce cette fuite en Égypte qui inspira plus tard aux Évangélistes l’épisode de la fuite en Égypte de l’enfant Jésus devant la menace du roi Hérode. Notons à ce propos que les mémorialistes Juifs ne nous rapportent rien du massacre des Innocents sous Hérode, ce qui rend l’événement au moins douteux du point de vue historique, tandis qu’il est plein de signification du point de vue de la tradition ésotérique et se retrouve parallèlement dans l’Histoire de tous les fondateurs de religions : ce qui prouve qu’il s’agit d’exprimer ici, sous la forme d’un épisode historique, une phase initiatique de la vie de tout initié, l’initié représentant la lumière ou le bien en lutte contre un tyran, symbole de l’obscurité ou du mal, qui veut le mettre à mort. Le même symbole, on le sait, était représenté dans le mythe solaire lorsque le soleil renaissant (Noël) avait à lutter, petit enfant, contre la puissance des ténèbres, avant de ressusciter à Pâques à l’équinoxe du printemps.

On peut estimer que les manuscrits de la Mer Morte, si heureusement découverts récemment, viennent à point pour donner une vraisemblance supplémentaire à la thèse talmudique. Ces manuscrits jettent un jour précieux sur les débuts de l’ère Chrétienne, c’est-à-dire sur l’ambiance au sein de laquelle le Christianisme est né. Ils nous apportent des lumières sur l’Essénisme et d’autres sectes mystiques apparentées. Ils nous parlent avec la plus grande vénération d’une personnalité qui demeure enveloppée de mystère qu’ils nomment le « Maître de Justice ». Celui-ci semble avoir été le grand réformateur de l’Essénisme et — chose intéressante à signaler — aurait vécu à l’époque même où les récits talmudiques placent l’existence de Jésus. Le professeur Dupont-Sommer, qui cite les analogies si curieuses qui rapprochent ce Maître de Justice du héros de l’Évangile, ne croit pas pourtant à l’identité possible entre les deux personnages, principalement, semble-t-il, parce qu’il admet l’existence historique de Jésus sous Hérode. Mais quid si l’on peut les rapprocher dans le temps [10] ? On sait que l’appartenance de Jésus à l’Essénisme, du moins durant sa jeunesse — les Évangiles ne nous renseignent pas sur toute cette période de sa vie, avant que commençât son ministère public — est une opinion qui fut souvent défendue. Il demeure fort symptomatique en tout cas qu’aucun blâme, aucune allusion même, n’est faite à l’Essénisme dans les 4 Évangiles, alors que cette secte religieuse était la plus pure, la plus importante et la plus florissante de l’époque, et que le Maître se montre si sévère à l’égard des Pharisiens, des Sadducéens, des Prêtres et des scribes. En tout cas, en raison des analogies et des divergences qu’ils présentent avec l’Essénisme [11], les deux personnalités apparaissent toutes deux comme ayant été des réformateurs de cet organisme religieux. Il est significatif aussi de constater que celui-ci, si florissant encore sous les historiens Juifs, Philon-le-Juif et Josèphe, qui en parlent avec tant d’éloges, disparut soudainement et mystérieusement au 1er siècle de notre ère, vraisemblablement absorbé par le Christianisme naissant avec lequel il fusionna.

L’épisode évangélique de la dernière Cène peut être considéré, à ce point de vue, comme caractéristique de ces analogies existant entre l’Essénisme et le Christianisme et notamment de la transformation que subit le sens du repas rituel — commun aux deux disciplines — dans l’esprit des disciples de Jésus, après la mort de leur Maître. On sait que le repas sacré existait chez les Esséniens, quel que fut d’ailleurs son caractère. La communion se faisait sous les espèces du pain et de l’eau. Clément d’Alexandrie nous dit que dans le Christianisme primitif, une partie des fidèles communiait également sous ces mêmes espèces du pain et de l’eau [12]. Après la mort du Christ toutefois, l’épisode de la dernière scène se vit attribuer un autre caractère. On le considéra comme ayant été préfiguratif de cette mort, et comme devant en devenir le souvenir commémoratif. A l’eau, le vin fut donc substitué comme symbole du sang de Jésus-Christ, mort sur la croix. « L’eau », dit encore Clément d’Alexandrie, est l’ancienne loi, « le vin est le sang du Christ qui est le fondement de la loi nouvelle ».

Quoiqu’il en soit, et si l’époque réelle où vécut le héros de l’Évangile demeure incertaine, il semble au contraire certain que c’est aux alentours de l’an 30 que l’on doit situer les apparitions de Jésus après sa mort. Ce fait mystique ne peut être contesté comme survenu à cette époque même. C’est lui, quel que fut son caractère réel, qui fut cause du revival Chrétien et du vrai départ historique du Christianisme dans le monde. Il semble en effet qu’après le drame sanglant du Calvaire, le mouvement Chrétien soit tombé en léthargie. Les disciples, apeurés, découragés, s’étant apparemment dispersés et tenus chacun personnellement à l’écart, figurés par l’exemple symbolique de Pierre qui renia son Maitre livré à ses bourreaux et qui, au chant du Coq, pleura sa défaillance mais sans plus réagir. L’apparition du Christ ressuscité et se montrant vivant, sous une forme psychique ou spirituelle, réveilla toutes les énergies, galvanisa les courages. C’est ce Jésus ressuscité qui aurait marché sur les eaux, recruté ses apôtres — les premiers disciples étant morts — leur assignant pour mission de propager son enseignement dans le monde.

Alfred Loizy souligne que toutes les paroles par lesquelles le Christ, dans les 4 Évangiles, fonde à proprement parler l’Église émanent toutes du Christ ressuscité [13], et Charles Guignebert, allant plus loin encore, ne rejette ni comme impossible, ni comme incompréhensible, cette hypothèse d’une organisation de toute l’histoire évangélique à partir de la résurrection, alléguant que la foi en la résurrection semblait uniquement basée sur les apparitions [14].

Ce fut à partir de ce moment donc que, sous l’effet de l’excitation et de l’émerveillement provoqués par le Miracle (?), la personne, le caractère, le rôle de jésus furent magnifiés, toute divergence de vues à ce sujet devenant bien vite suspecte, et bientôt jugée blasphématoire et hérétique. Puis encore, les années passèrent et, parmi bien d’autres écrits, perdus ou apocryphes, la biographie évangélique fut rédigée par les 4 Évangélistes, historique et littérale pour le gros des fidèles, allégorique et initiatique pour les « parfaits ». On rechercha les prophéties qui furent utilisées, et détournées de leur sens réel, nous dit la critique, pour être appliquées au Christ.

Mais je me rends compte de l’impossibilité de faire envisager, fût-ce à titre d’hypothèse, une explication qui va à l’encontre d’une foi millénaire. Au surplus, tous ces problèmes d’histoire ou d’exégèse n’existent réellement pas pour le Chrétien orthodoxe. Et tel est bien le différend fondamental qui nous sépare, Monsieur.

Il peut se résumer dans le problème de la foi auquel il faut toujours revenir. La foi est, pour le Chrétien, Grâce divine qu’il doit certes mériter, mais qui n’en est pas moins un don gratuit du Ciel qui l’empêche d’errer. La psychologie de la foi du Chrétien nous apparaît, à nous, sous des dehors plus humains. Elle est chez le croyant aveugle un sentiment complexe, une médaille à double face : d’une part, elle est faite d’une confiance indiscutée en l’infaillibilité de l’Église que l’assistance constante du Saint-Esprit préserve de toute erreur. Ceci a beau recevoir des démentis cruels de l’Histoire, une argumentation subtile et spécieuse prétend tirer de la faillibilité même des hommes ce miracle constant de l’infaillibilité de l’Église, accomplissant sa mission à travers les âges. J’y reviendrai.

L’autre face de la médaille, son revers inavoué en quelque sorte, c’est la peur, la peur atroce, paralysante, de la damnation éternelle, si l’on se permet le moindre doute sur un objet défini de la foi. Aussi le croyant se refuse-t-il toujours obstinément et par principe à discuter sa foi, ou même à envisager avec une impartialité réelle les problèmes, de quelque nature qu’ils soient d’ailleurs, où elle lui paraît engagée. « Et les savants, les historiens catholiques, objectera-t-on ? » Le savant catholique étudie certes les problèmes qui se présentent à lui           — problèmes de science, d’histoire ou d’exégèse — mais il le fait avec ce parti-pris, conscient ou inconscient, de dégager toutes les conclusions qui corroborent sa foi et de rejeter a priori toutes celles qui la contredisent, s’efforçant de minimiser ces dernières, de les réfuter, d’en énerver la valeur ou encore tout simplement de les passer sous silence. Le savant catholique est l’homme du préjugé obligatoire. Celui qui prétend d’ailleurs s’en affranchir est bien vite remis au pas par les foudres romaines. Les exemples d’hier et d’aujourd’hui abondent. Le savant catholique accepte donc, les yeux fermés, l’historicité rigoureuse des Écritures, le sens littéral des mots, l’authenticité des livres, l’apostolicité et l’immutabilité des dogmes, etc., sans tenir compte des travaux et des conclusions d’une critique indépendante qui envisage tous ces problèmes sans parti pris, soucieuse uniquement de la Vérité historique [15].

Mais pourquoi se préoccuper, se tracasser, de tous ces problèmes, m’objecte le croyant, quand on peut se reposer sur le mol oreiller d’une foi confiante dans le magistère éclairé de l’Église, en d’autres termes quand on a conquis cette paix intérieure de l’âme, cette tranquillité de la conscience que nous confère la foi qui ne discute pas. Car c’est ainsi que le croyant qualifie son euphorie intérieure. Pour moi, cette euphorie est léthargie de l’âme : c’est le sommeil, l’engourdissement de la conscience, c’est la stagnation de l’Esprit. Je crois que, bien plus que cette pseudo paix de l’âme, l’inquiétude spirituelle, qui nous secoue du dedans, est le ferment spirituel, gage de notre progrès intérieur. Les élans du cœur même ne peuvent suppléer à ce silence de l’Esprit qui immobilise ceux qui ont absorbé le narcotique de la foi aveugle.

L’euphorie psychique et mentale que celle-ci confère n’a que peu de rapport avec le triomphe vivant de l’Esprit en nous.

Il me semble donc que, selon l’antique tradition de la sagesse, il soit au contraire recommandé à qui veut conserver son équilibre de ne pas dissocier l’amour de l’intelligence. Tant que, en matière de religion, la liberté de la pensée sera vinculée, dénoncée comme un crime, le simple doute sur les vérités de foi, comme un crime de damnation, la religion elle-même, censée être une religion de l’amour sera une religion de la crainte : ses fidèles seront paralysés par elle. C’est un fait que du haut de la hiérarchie ecclésiastique jusqu’au dernier des fidèles, c’est la même terreur qui règne de changer un iota à la tradition sacro-sainte de la foi aveugle, figée dans son interprétation étroite de la lettre : de sorte que c’est bien plus la peur que l’amour qui est devenue le ressort principal de la foi commune. L’Église toute entière demeure ainsi affectée de cette paralysie de la peur. Or, en ceci, comment ne pas reconnaître que les exigences même de Dieu comme la dignité de l’homme paraissent également méconnues, ignorées ? Dieu ne peut être satisfait d’une attitude contrainte de la part de l’homme et dictée par la peur, et un pareil mobile est pareillement contraire à la dignité de l’homme. Le « pari » de Pascal, procédant d’une prudence utilitaire et combinarde, ne relève certes pas ni la dignité humaine, ni la grandeur du Dieu catholique.


[1] Selon la tradition ésotérique, les personnages représentaient des Principes et les épisodes de leur vie étaient des applications pratiques de ces principes à la vie humaine. Hermès chez les Grecs représentait la science spirituelle. De même dans les Évangiles le baptême de purification physique et mentale pratiqué par Jean-Baptiste et reçu par Jésus dans le Jourdain, signifiait, sans préjudice de sa réalité historique, la voie initiatique qui mène à l’intelligence des choses divines.

[2] Jean X, 33-36. — Psaumes 81, 6.

[3] Jésus qui, se référant aux Écritures, appelait « fils de Dieu » tout homme recevant l’appel divin intérieur, s’attribuait à fortiori ce titre en invoquant la mission spéciale dont Dieu l’avait investi (Jean X, 33-36).

[4] Saint Paul note l’ordre suivant lequel les apparitions de Jésus se produisirent : d’abord à Kéfa Petros (Pierre), dit-il, puis aux douze (et ce fut peut-être cette apparition aux douze qui fut le signe de leur élection comme apôtres), puis à plus de 500 frères à la fois, puis à Jacob; puis enfin à lui-même, le dernier. Et c’est tout.

[5] André Billy : Figaro Littéraire, 2 juin 1956.

[6] Il n’y a pas lieu de tenir compte d’une version slave de Josèphe, laquelle contient plusieurs passages relatifs à Jésus, mais qui sont manifestement des interpolations chrétiennes. Cette version est du reste très tardive.

[7] Saint Justin : Dialogue avec Tryphon.

[8] Ils lui valurent même de se brouiller avec son Maitre Juif.

[9] L’initiation était considérée comme une seconde naissance, qui datait le commencement d’une vie nouvelle. Un initié de 2 ans était appelé symboliquement un enfant de deux ans, nous dit la tradition ésotérique, rapportée par Eliphas Lévi.

[10] Les érudits identifient le Prêtre impie qui, selon les manuscrits de la mer Morte, persécuta le Maître de Justice avec le roi Jeannée (10676 av. J.-Ch.) qui, selon les auteurs talmudiques, persécuta les initiés, ce qui obligea Jésus à fuir en Égypte avec son maître Ben Perachiah.

[11] Parmi ces analogies nombreuses entre l’Essénisme et le Christianisme, on peut citer : l’immortalité de l’âme, l’idée de la Providence et de la Grâce, l’observation du dimanche au lieu du sabbat juif, le mépris des sacrifices sanglants en honneur dans le judaïsme, la distinction entre laïcs et religieux et la supériorité du célibat sur le mariage, l’élection de prêtres et de surveillants (épiscopoï = évêques), les agapes fraternelles précédées et suivies de la prière, la fraction du pain  et la communion sous les espèces du pain et de l’eau, forme primitive de la communion chrétienne, nous disent certains Pères Grecs. Parmi les vertus enseignées, identiques à celles prêchées par le Christianisme, figurent l’amour du prochain, la maîtrise des passions, le mépris des richesses et de la vie, l’horreur de la volupté comme d’un crime, la réprobation de la servitude, de la guerre et même jusqu’à un certain point du mariage considéré comme incompatible avec la perfection. — Quant aux divergences avec l’Essénisme, elles s’expliqueraient précisément par cette réforme qu’aurait opérée dans la secte le maître chrétien, identifié au « Maître de Justice ».

[12] L’allusion au porteur d’eau est significative dans le récit évangélique. Se référant à cette pratique ancienne, Marcion, Tatien et les Encratites célébraient la Cène sans vin. Saint Justin lui-même applique à la dernière Cène le texte d’Isaïe, XXIII, 16 : « Le pain lui sera donné et l’eau lui sera constante ».

[13] « Autour d’un petit livre », pp. 157 et suiv.

[14] « Jésus », p. 338. Collection Berr.

[15] Le philosophe allemand, comte Keyserling, fait la juste remarque que si les travaux de la critique historique ou de l’exégèse des textes scripturaires conservent une valeur propre dans leur domaine respectif, les critiques et historiens indépendants ayant, selon toute vraisemblance, raison contre leurs adversaires catholiques, les conclusions des uns et des autres sont néanmoins sans valeur dans le haut domaine de l’Esprit, où il faut se placer pour saisir le vrai sens, tant des mythes du paganisme d’ailleurs que des dogmes chrétiens eux-mêmes, compris dans leur acception profonde.