Pascal Ruga
Le cimetière des mots et l’inspiration poétique

Le Réel c’est l’état poétique pur. Tous les mots ne sont que des approximations. Notre orgueil c’est de vouloir opérer un choix parmi eux, alors qu’il serait plus humble qu’ils nous choisissent, et ainsi de nous abandonner au « naturel » qu’ils nous révèlent.

(Revue Etre Libre. Numéros 111-114, Janvier-Mars 1955)

Le Réel c’est l’état poétique pur. Tous les mots ne sont que des approximations. Notre orgueil c’est de vouloir opérer un choix parmi eux, alors qu’il serait plus humble qu’ils nous choisissent, et ainsi de nous abandonner au « naturel » qu’ils nous révèlent.

Dans la poésie authentique, le mot n’est jamais choisi. Il surgit toujours au sein d’une signification qui le dépasse par la spontanéité créatrice de son éternelle présence. Il est surpris en quelque sorte, et presque honteux de lui-même, car il ne se sent plus qu’un instrument de ce qui le transcende au delà de son pouvoir limité. Derrière le mot, il y a le verbe, où le mouvement et l’expression sont unis en une seule gerbe.

Peut-être que la poésie en tant que créativité n’est-elle encore qu’un dernier attachement, ce qui impliquerait si paradoxal que cela puisse paraître, que le souci de la forme pour le poète serait son dernier obstacle avant qu’il ne parvienne au poème libéré. Le poème libéré, c’est la vie elle-même, retrouvée au delà de ses identifications et de ses oppositions.

Mais alors, le fait même d’écrire le poème, n’est-ce pas déjà condamner le poème à une cristallisation mortelle? Oui, et c’est pour cette raison que l’art ne sera toujours qu’artifice. Les grands poètes et les grands prophètes de l’antiquité le savaient à un tel point, qu’ils ne ternissaient pas la vie qui jaillissait d’eux en la momifiant dans l’écriture. Cependant, on peut considérer que l’écriture soit une nécessité technique pour communiquer avec nos semblables; mais considérons-la à sa juste valeur : comme un cimetière de symboles figés. C’est la seule utilité que nous lui connaissons. L’odeur des grandes bibliothèques nous fait penser à l’odeur des musées d’histoire naturelle, il y a quelque chose de momifié dans l’air qui nous serre le cœur. Bien entendu, de ce cimetière de symboles figés à celui qui le regarde peut s’établir une relation, et cette relation peut suggérer un appel mais cet appel ne s’exprimera que dans la vie et par la vie. Les symboles seront recréés au travers d’un nouveau crible.

En somme, ils ne peuvent vivre qu’en mourant constamment à eux-mêmes. C’est-à-dire qu’ils ne sont vivants que dans l’instant de la présence.