Dominique Schmidt
Le Corps Énergétique ou la Dynamique de la Nature

L’Absolu transcendant, la Conscience cosmique, l’Âme universelle, l’Éternel intemporel, l’Un et le Multiple, le Moi silencieux et immuable, le Moi dynamique et muable, tous ces concepts ne sont que mots vides de sens tant qu’ils ne sont pas réalisés en vérité dans notre conscience. Pourtant, pour l’adepte sincère sur le chemin de la découverte de […]

L’Absolu transcendant, la Conscience cosmique, l’Âme universelle, l’Éternel intemporel, l’Un et le Multiple, le Moi silencieux et immuable, le Moi dynamique et muable, tous ces concepts ne sont que mots vides de sens tant qu’ils ne sont pas réalisés en vérité dans notre conscience. Pourtant, pour l’adepte sincère sur le chemin de la découverte de soi et du Soi ils sont instincts de vérité et bien plus, ils deviennent des symboles vivants qui imprègnent l‘âme, des idées-forces qui agissent en son être à tout moment de la journée. En fait, il n’est plus dans une recherche intérieure séparée de l’objet de sa quête, c’est-à-dire d’un moi séparé de la réalité qu’il observe, il est la recherche : son moi est un centre où afflue la richesse mystérieuse de la vie multiforme et pourtant Une.

Toutefois, pour ne pas tomber dans les aberrations qui grossissent notre tête au lieu de la vider, ne nous laissons pas bercer par les mots et rappelons-nous la devise de Krishnamurti : ‘Le mot n’est pas la chose’. Tout attachement à une expérience spirituelle bloque le passage à d’autres expériences plus vastes.

Après cette mise en garde, nous pouvons explorer ensemble l’énergie créative, la Shakti divine qui, par sa Maya1, met en forme la substance de l’Être sans forme — le Purusha ou le Moi immuable et éternel — pour manifester un monde. Chaque forme, chaque corps est l’expression créatrice de l’Idée-Réelle2 contenue dans l’absolu Brahman.

Chaque corps conçu par la Nature médiatrice de l’Absolu n’est pas formé par hasard mais répond aux besoins et aux conditions nécessaires pour que puisse se manifester un monde d’interaction entre les êtres dans un devenir évolutif prédéterminé dans ses grandes lignes selon des principes cosmiques établis (Matière, Vie, Mental, Surmental3).

Notre vie terrestre a pris corps dans la matière avec laquelle Mère nature a façonné de sa substance, comme une pâte à modeler, le spectacle étonnant d’un monde multiforme où l’Un se cache involué. Le corps est le véhicule dynamique que Mère nature a créé dans le but de réunir ce qui a été séparé. Il commence sa journée évolutive dans l’infiniment petit, le corps atomique, pour rejoindre (yoga), après des milliers d’années d’évolution, l’infiniment grand, le corps cosmique, dont il est le reflet lointain perdu dans l’obscure activité mécanique de l’absorption atomique à la recherche inconsciente du Soi duquel il a été séparé.

En l’homme, le corps s’étire à la verticale où l’énergie se partage entre le dynamisme des désirs vitaux du monde animal, tiré vers le bas, le dynamisme mental et l’aspiration spirituelle. Ce dynamisme d’énergie se poursuit dans le déséquilibre de l’ego tiraillé entre ses besoins contradictoires, il ne connaît du Soi universel que son propre moi qu’il projette sur tout ce qu’il regarde. C’est le règne complet de l’égocentrisme. Au plus haut de lui-même, il se glorifie de sa connaissance qui n’est que la profondeur de la surface liée à son moi et prend son ignorance pour l’ultime vérité. L’équilibre, la joie, la sérénité et le bonheur ne peuvent être atteints tant qu’il n’est pas ré-uni au corps cosmique, là où tout ce qui existe converge dans une unité inaltérable créative. Pour cela, l’ego doit mourir à son mode d’être présent où tout est objet à lui-même.

Qu’est-ce qui subtilise la matière et la transforme en une hiérarchie d’organismes qui s’affinent à mesure que la conscience évolue ? L’évolution des formes se déroule en deux étapes : la première d’une manière inconsciente, c’est-à-dire qu’elle s’effectue par l’entremise de la Nature qui par son énergie conditionne l’être en devenir dans un corps et l’oblige à suivre certains développements selon des caractéristiques psychologiques (les gunas); la seconde, consciemment, lorsque l’être se libère de l’emprise des gunas, il participe à l’intelligence du devenir de la nature.

D’après la classification de la philosophe du Samkhya, tous les êtres sont l’expression combinée de trois Gunas ou qualités psychologiques : Sattva, principe lumineux d’équilibre et d’harmonie du mode Mental de l’être, Rajas, principe cinétique de désir et de passion du mode Vital et Tamas, principe d’inertie et d’obscurité du mode Physique. Selon l’évolution de la conscience individuelle ces trois gunas sont configurés d’une manière unique dans chaque individu. Ainsi chacun a sa propre perception du monde et de lui-même. Cela explique la divergence des points de vue entre les êtres et les conflits irrémédiables sans la connaissance approfondie de la dynamique de la nature dans notre être. Ce que nous appelons ‘Je’, notre identité personnelle, résulte en fait de l’influence de ces trois gunas qui se reflètent en notre être par un triple ego dont le ressort nous échappe : l’ego mental, l’ego vital et l’ego physique. A ce niveau de conscience, le corps énergétique est mu par des forces instinctives (d’accouplement, d’appétits et d’impulsions diverses, de besoins etc.) ; il vit dans l’illusion d’être autonome alors qu’il n’est que réactions aux modes de la nature qui l’articulent comme une marionnette. Ce n’est qu’à la deuxième phase de l’évolution devenue consciente que l’être gouverne son corps énergétique dans la maîtrise, le surpassement et la transformation de tout ce que la nature a programmé en lui. Ce n’est plus la Nature qui module l’être à son image, mais l’Être qui emploie la nature pour servir ses desseins. Il y a renversement de la nature, conversion de l’être, puis un nouveau départ.

En général, il y a une guerre intestine, plus ou moins consciente, entre ces trois aspects de notre être. L’ego physique recherche le confort et la sécurité et il est ‘épanoui’ dans la routine propre à la stabilité stagnante ; le moins il fait, le mieux il se porte. En revanche, l’ego vital a soif d’activité et d’aventure, il est animé par le désir qui le consume, ses mobiles d’être principaux sont la possession, la réussite, l’expansion et l’affirmation de soi ; son prochain est soit une nourriture pour ses désirs soit un objet pour son accomplissement. L’être mental, propre à l’homme, est plus complexe et sa nature diffère selon sa maitrise des deux autres principes inférieurs dans l’évolution de l’être terrestre. Sri Aurobindo ainsi subdivise le Mental de la nature inférieure en trois autres aspects : le mental physique, le mental vital et le mental à proprement parler. La première forme du mental est quand l’individu est essentiellement préoccupé de la satisfaction du bien-être de son corps. La deuxième est lorsque le mental subit l’influence des désirs impérieux de son être vital qui détourne la raison vers la satisfaction d’intérêts et d’impulsions propres. Ce n’est que lorsque l’être mental prend l’ascendant sur les demandes de son corps et les avidités de son ego vital qu’il commence à rayonner dans sa propre sphère, aspire à la connaissance de soi et du monde et est moins centré sur lui-même, sur l’aspect animal de sa nature. Néanmoins, l’être mental est toujours limité car sa tendance, due à l’atavisme atomique de son évolution dans la matière, est réductive ; quel que soit le domaine d’investigation, toute connaissance se résout à un principe dominant. Même lorsqu’il s’ouvre à la spiritualité, l’être mental est pendant très longtemps victime de ses illuminations partielles de son expérience lorsqu’il s’y attache, s’y identifie et érige ses perceptions en un système.

Lorsque nous regardons notre prochain, notre compagnon, nos enfants, nos amis et tous les êtres qui nous entourent, sans que nous le sachions, c’est le même Moi qui anime leur être profond. Une même Âme universelle habite secrètement les myriades de corps, tels les globes diffusent à des points différents la même lumière universelle générée par l’électricité.

Ceci explique la fascination que nous portons aux autres, qu’elle soit positive ou négative, car tous les yeux voient en fait le même être modifié par les modes de la nature (les principes cosmiques et les gunas, qualités psychologiques de l’être), comme la couleur d’un abat-jour modifie la lumière pure. Le pur amour qui est l’essence de cet Un en tous devient en chacun polarité d’attraction irrésistible où les êtres sont poussés aveuglément les uns vers les autres. Même à l’extrême opposé de l’amour « la guerre, n’est-elle pas une union narcissique dans la destruction par l’extrême attachement qu’éprouvent les ego envers eux-mêmes et leurs opinions ? »4 Le terroriste qui détruit autrui et lui-même en même temps, n’est-il pas l’expression de l’amour inverti, perverti dans la fusion par la mort ? Au lieu de la devise ‘vivre ensemble,’ il embrasse celle de ‘mourir ensemble’ ; ainsi il évite une mort solitaire et séparée.

La Nature jusqu’à maintenant a effectué la mise en pages d’un scénario dont nous sommes les acteurs principaux. Cette mise en place réalisée de tous les facteurs cosmiques en relation avec notre individualité, nous permet de prendre le relais, au lieu d’être les poupées de la Prakriti, la Nature, nous apprenons à devenir les maîtres de la forme et ainsi à nous recréer en pleine connaissance de soi. C’est l’Intériorité maintenant qui rentre en scène en nous dévoilant le visage du réel qui était enfoui dans l’Extériorité phénoménale dans laquelle notre être a évolué. Notre être extérieur, l’ego, qui a évolué à la surface des choses, est arrivé à la limite de lui-même et est prêt à passer par-delà, au-dessus du mental dans la conscience spirituelle du Jîvatman et au-dedans, dans le tréfonds de notre être mortel pour y rencontrer, derrière, au cœur de lui-même, l’étincelle divine immortelle, l’être psychique, qui deviendra, dans l’évolution future, un Feu Divin. Le masque de l’ego façonné par la Nature tombe, mais après la mort de l’ego les plans Mental, Vital et Physique de notre cosmos ne disparaissent pas pour autant, ils deviennent une nouvelle instrumentation en transformation pour servir notre être devenu infini. Dans cette aventure dont nous ignorons l’étendue, l’aspirant spirituel, dégagé de l’ego, ne s’immerge pas dans un monisme indifférencié statique de l’Un immuable, loin des mouvements de la vie, mais embrasse la dynamique de la nature dans un nouveau corps énergétique déployant tous ses membres dans la maîtrise extatique des énergies universelles dans l’infinitude d’être de la connaissance divine.

De l’inconscience de l’atome, à la semi-conscience de l’homme, à la conscience pure de l’être libéré de l’ego, l’âme peut enfin s’élever à la pleine conscience de Shiva, au chakra de la lotus aux mille pétales, et participer à la danse cosmique de la divine Shakti du grand corps énergétique, source de tous les corps.

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1 « Maya » dans le sens védique originel d’une intelligence formative et créative qui mesure et met en forme l’immesurable sans forme.

2 Selon Sri Aurobindo, le monde des idées, des pensées, procède du Mental et de l’abstraction intellectuelle, car il résulte des phénomènes extérieurs dans lesquels il a évolué, alors que l’Idée-Réelle est la substance même de l’Être en soi, l’Infini indivisible, se réalisant sous forme concrète et réelle.

3 Surmental : conscience globale de nature cosmique située entre le Mental et le Supramental.

4 Le Nouvel Homme Selon Sri Aurobindo et Krishnamurti, par le même auteur, p. 215