Dominique Dussaussoy
Le désordre traditionnel

C’est bien là ce que réalisent les sciences traditionnelles : elles reposent sur une tradition antique et inchangée qui n’a pas besoin d’être démontrée pour être tenue pour vraie. Elles affirment leur valeur comme se situant au-delà de toute vicissitude historique, au-delà du temps et de l’espace. Si elles se proclament immuables, ce ne peut être qu’à sous-entendre dans leurs principes l’inter­vention du divin. On sait, par exemple que les opérations alchimiques sont dans un premier temps purement chi­miques jusqu’au moment où l’esprit intervient, c’est-à-dire jusqu’au moment où l’on cesse d’opérer sur le plan scientifique pour passer au plan métaphysique. De même, l’astrologie traditionnelle réfute toute exigence démons­trative puisqu’elle repose sur le postulat hermétique de l’union du microcosme humain au macrocosme.

(Revue Question De. No 55. Janvier-Février-Mars 1984)

Les sciences que l’on a coutume d’appeler traditionnelles occupent une place bien particulière dans notre univers contemporain. Naguère encore méprisées par la pensée scientiste qui ne voyait en elles que les survivances anachroniques d’anciennes superstitions, elles connaissent aujourd’hui un renou­veau prestigieux et sans précédent dont la vigueur nous interpelle. Il convient de s’interroger sur le sens de cette renaissance. En effet, ceux qui ont vécu les années 1950 se rappelleront que le sta­tut des arts divinatoires y était beaucoup plus précaire. Les milieux scientifiques officiels leur étaient franchement hostiles, suivis en cela par l’université et l’intelligentsia. Les moyens de communication et le monde de l’édition leur restaient souvent fermés car c’étaient des matières réputées peu sérieuses. Celui qui s’y consacrait risquait fort de se voir contaminé par le discrédit jeté sur la pensée occulte. Dans un monde où le ciel lui-même semblait définitivement profané par l’envoi des premiers satellites artificiels, il n’était permis de parler des sciences traditionnelles que pour les criti­quer et pour bien marquer la supériorité de la société technologique qui pensait alors expulser les dernières traces de la pensée magique.

C’était en fait faire preuve d’une grande outrecuidance, et d’un aveu­glement tout aussi grand, car les pra­tiques occultes, pour méprisées qu’el­les fussent, n’en existaient pas moins. Certes, on ne se vantait guère d’aller consulter une voyante ou un astrologue, mais on y allait parfois. De même, il arrivait que l’on surprît quelque personne sérieuse dans la lecture solitaire de son horoscope, ou que l’on s’y absorbât soi-même, en cachette, bien sûr. Aussi nous paraît-il trop simpliste de qualifier le renouveau actuel des arts divinatoires de simple renaissance, puisque ces arts n’ont jamais véritablement disparu de notre contexte culturel. Nous cernerions de plus près la réalité du phénomène sociologique en considérant le discrédit de naguère comme le succès d’aujourd’hui conditionnés par une dynamique sociale rigoureuse : celle de la mode. Qu’est-ce que la mode, sinon le désir mimétique et col­lectivement exprimé d’un nombre toujours croissant d’individus pour un même objet unique, sinon cette oscil­lation qui tend à faire d’un objet de dédain un objet d’admiration ? Il existe de nos jours un véritable sno­bisme des sciences occultes, si puissant que ceux-là mêmes qui les dénigraient le plus radicalement les consi­dèrent maintenant sinon avec respect, du moins avec le doute favorable dont bénéficie chaque objet sociale­ment valorisé.

Comment la conscience moderne ne serait-elle pas ébran­lée par le retour en force de ce qu’elle croyait avoir le plus radicalement expulsé ? Comment ne vacillerait-elle pas devant la pléthore des ouvrages se réclamant de la pensée occulte et publiés par ces mêmes éditeurs qui la censuraient il n’y a pas vingt ans ?

Comment ne pas voir là une véritable mode intellec­tuelle ? L’esprit positif régnait avec tellement d’éclat sur la pensée des années cinquante que l’astrologie elle-même dut lui faire allégeance et renoncer ouvertement à ses bases ésotériques pour se tourner vers les recher­ches les plus avancées de l’astronomie et de l’astrophy­sique, se divisant ainsi contre elle-même et prêtant de ce fait le flanc à une critique encore plus dure. Edgar Morin a bien vu ce phénomène, de même qu’il a su repé­rer l’origine du renouveau des arts divinatoires dans la restauration des bases anthropo-cosmologiques tradition­nelles entreprise dès le début des années soixante par le mouvement néo-gnostique.

UNE EFFLORESCENCE GNOSTIQUE

Bien plus que les arts divinatoires qui, même coupés de leurs racines, ont réussi à se maintenir à l’époque du positivisme le plus intransigeant, ce sont précisément les racines elles-mêmes qu’il nous faut considérer, puis­qu’après avoir constaté leur dessèchement nous assis­tons à leur reviviscence. Qu’est-ce donc qui caractérise cette racine gnostique dont les pratiques divinatoires ne sont que l’efflorescence, et qui la rend si séduisante aux yeux de la critique contemporaine ?

Les sciences expérimentales (physique, chimie), les scien­ces d’observation (biologie), les sciences théoriques (ma­thématiques), doivent leur essor moderne à la réflexion épistémologique qui a permis d’en affermir les bases. D’une manière analogue, la philosophie et les sciences humaines se sont développées sur l’exigence d’une stricte cohérence du discours. Les unes et les autres, toutefois, ne peuvent se dé­clarer pertinentes et efficaces que si elles se fondent sur les données objectives : elles ne peuvent faire l’économie de cet­te fondation qui révèle la congruen­ce entre les do­maines étudiés et les concepts opé­ratoires, elles doivent également apporter la preuve que les domaines étudiés sont de l’ordre du réel et non de l’imaginaire. On saisit mieux toute l’importance de ces formulations arides si l’on se rappelle, par exemple, qu’au Moyen Âge, des théologiens fort sérieux discutèrent à perte de vue sur le sexe des anges. Confrontée à ce genre de recherche, la pensée scientifique déclare avec une froide ironie qu’avant de se préoccuper du sexe des anges, il conviendrait de démontrer leur existence. Toute connais­sance s’affirmant scientifique peut et doit par conséquent faire l’objet d’une démonstration. Telle est la voie sur laquelle s’est engagé le monde moderne. Si cette voie s’est avérée féconde pour le progrès des sciences dites exactes, elle a, en revanche, déchaîné dans les sciences humaines, souvent parasitées par une idéologie, une véritable frénésie démystificatrice, cha­cun démystifiant la théorie adverse pour promouvoir à sa place une « vérité » qui n’est souvent autre chose qu’un simple mythe individuel ou collectif. On s’aperçut ainsi vers la fin des années 70 que la surenchère qui poussait à dévoiler toujours plus les mythes d’autrui avait conduit certains intellectuels réputés à pro­férer à peu près n’importe quoi. Quoi qu’il en soit, la fondation du discours et de sa cohérence reste dans tous les cas de figure une opération complexe que l’étendue croissante des connaissan­ces rend plus complexe encore à mesure que passe le temps. On comprendra donc la tentation majeure que constitue pour un domaine quel qu’il soit l’espoir de n’avoir pas à se fonder, de pouvoir faire l’économie de démontrer sa propre pertinence.

DIVINATION SPONTANÉE OU ARTIFICIELLE

C’est bien là ce que réalisent les sciences traditionnelles : elles reposent sur une tradition antique et inchangée qui n’a pas besoin d’être démontrée pour être tenue pour vraie. Elles affirment leur valeur comme se situant au-delà de toute vicissitude historique, au-delà du temps et de l’espace. Si elles se proclament immuables, ce ne peut être qu’à sous-entendre dans leurs principes l’inter­vention du divin. On sait, par exemple que les opérations alchimiques sont dans un premier temps purement chi­miques jusqu’au moment où l’esprit intervient, c’est-à-dire jusqu’au moment où l’on cesse d’opérer sur le plan scientifique pour passer au plan métaphysique. De même, l’astrologie traditionnelle réfute toute exigence démons­trative puisqu’elle repose sur le postulat hermétique de l’union du microcosme humain au macrocosme.

Il n’est pas question ici de rouvrir le débat sur le bien fondé des postulats gnostiques ni d’en discuter en détail les applications. Bornons-nous à souligner le carac­tère fondamentalement hétérogène de deux ordres de connaissances, l’un reposant sur la démonstration, l’autre sur la révélation, et par conséquent l’aspect ambigu que revêt toute tentative d’amalgame scientifico-gnostique. Si, dans le cadre scientifique, l’acquisition des connais­sances est le fruit de mécanismes déductifs, la connais­sance gnostique, elle, se réclame d’une révélation. C’est le phénomène de la divination. Celle-ci peut être spon­tanée, résultant d’un contact direct établi entre la divi­nité et l’individu, ou artificielle, reposant alors sur l’in­terprétation d’un système symbolique. Qu’il s’agisse de divination spontanée, comme on l’observe souvent dans les vécus mystiques, ou de divination artificielle, l’être s’y abreuve toujours à la source de la connaissance. Les vérités qui lui sont révélées sont des vérités éternelles parce qu’elles sont le reflet de l’ordre cosmique im­muable.

VÉRITÉ DE LA PENSÉE MAGIQUE

Face à une telle construction, la critique rationaliste se trouve assez désarmée. Il n’est guère possible d’argu­menter face à quelqu’un qui affirme détenir ses connais­sances de Dieu lui-même. Trois attitudes principales peuvent être adoptées : l’acceptation, le rejet, le doute. Accepter le postulat gnostique, c’est se soumettre à l’ar­gument d’autorité, poser a-priori qu’en dernière analyse la raison devra toujours abdiquer devant la croyance. Cette attitude fonde la pensée primitive et magique. Rejeter le postulat gnostique, c’est remettre en question soit l’individu devin, soit la pertinence du système sym­bolique par où s’exprime sa pensée, soit encore les deux à la fois. Ce rejet est l’attitude adoptée par la pensée positiviste ; l’allégeance de la croyance à la rai­son d’où sont issues toutes les connaissances du monde moderne. La dernière attitude, le doute, est bien carac­téristique de la période de crise que nous traversons. Tradition n’est pas preuve, mais la tradition impres­sionne par son ancienneté et son inébranlable fixité. Et l’on en voit, parmi les plus agnostiques, se demander soudain si, tout au fond de cette pensée magique, il n’y aurait pas quelque chose de vrai.

La crise que nous traversons n’est pas qu’économi­que, elle est avant tout une dissolution des valeurs. Et c’est bien ce qui don­ne à une certaine critique con­temporaine qui glisse impercep­tiblement du « Que peut-on encore croire ? » au « Que doit-on croire ? » son aspect pa­thétique. La tentation est donc de plus en plus forte de se tourner vers des valeurs éternelles et absolues, de dé­passer radicalement l’angoissante relativité qui entache la connaissance scientifique en opérant un retour au sacré. « La tradition, c’est le désordre » écrivait Goethe dont pourtant la dimension spirituelle ne saurait être mise en doute. Cette affirmation lapidaire ne doit-elle pas nous exhorter à interroger les traditions divinatoires et à repérer les limites de ce qui en fonde le savoir : divi­nation et intuition ? Si nous tenions pour vraies les asser­tions de la tradition astrologique, nous penserions encore que la Terre est le centre de l’univers, qu’elle est le disque plat des Égyptiens ou l’huître gigantesque des Chaldéens ou même la sphère pythagoricienne autour de quoi tout gravite. Nous penserions que les constellations et les planètes sont des dieux tout-puissants, que les astres sont des luminaires accrochés à la voûte céleste. Et, en effet, la connaissance intuitive ne peut guère nous en apprendre plus. Quand nous regardons une voûte. De même nous voyons spontanément le Soleil tourner autour de nous, culminer puis disparaître sous nos pieds. Prise dans son ensemble la connaissance astrologique ne se soutient que si nous sommes au centre géographique du cosmos. Si ce géocentrisme est tenu pour vrai, la doctrine des influen­ces astrales est alors vraisemblable. Mais nous savons qu’il n’en est pas ainsi, que la Terre gravite autour du Soleil qui n’est lui-même qu’une poussière dans une ga­laxie parmi d’autres, que les constellations ne sont pas des dieux mais de simples images résultant d’un effet de perspective, que le zodiaque astrologique ne coïncide plus avec le zodiaque réel du fait de la précession des équinoxes, etc. Ces objections sont devenues désormais classiques et ouvrent la voie à une recherche objective des influences astrales.

UN NOUVEAU CHEMIN

Il s’agit donc d’ouvrir un nouveau chemin qui ne soit ni l’acceptation servile ni le rejet dogmatique, et moins encore le doute craintif et pathétique. Nous ne pouvons pas rejeter en bloc les dogmes divinatoires car ils contiennent toujours une trace de vérité ; nous ne pouvons pas non plus au nom de cette vérité partielle les accepter en bloc car ils véhiculent de nombreuses croyan­ces erronées. En matière d’arts divinatoires, nous possédons aujourd’hui les moyens de faire le partage. Le re­tour au sacré et à la pensée magique nous en priverait radicalement.

Ce nouveau chemin, nous ne pourrons nous y engager qu’à réfuter la fausse alternative entretenue par les fana­tiques de tout bord. Si l’humanité se réserve un avenir, celui-ci ne se jouera ni du côté de la seule croyance, ni du côté de la seule raison. Une pensée est en train de naître, engendrée tout à la fois par la rationalité la plus rigoureuse et par la foi la plus pure. Et au-delà de cette pensée, plus loin sur le chemin, se profile un art de vivre où l’homme trouvera sa juste place, respectueux d’autrui comme de l’ordre cosmique, maître et devin de son destin.