René Nelli
Le destin

Dès que, par la force des choses, l’homme et la femme se libèrent quelque peu de leur égotisme — c’est généralement dans l’amour, — l’harmonie qui s’établit entre ce qu’ils éprouvent l’un pour l’autre et les événements imprévisibles qui ne dépendent pas d’eux se met à devenir signifiante : signes et intersignes foisonnent. On dirait que tout le réel est devenu pour eux subjectif.

(Extrait de l’Univers de la Parapsychologie et de l’Ésotérisme dirigé par Jean-Louis Victor, Tome 3, éditions Martinsart, 1976)

Tout existant, idéal ou concret, vivant ou inanimé, a une durée. De sorte que, lorsqu’il a cessé d’être dans le temps, on peut toujours, en droit, retracer son histoire. Il est évident que tout homme — puisque c’est de l’homme qu’il s’agit ici — peut être raconté. Mais son histoire, ainsi reconstituée, n’est pas nécessairement une forme : pourquoi ne consisterait-elle pas en une simple accumulation de contingences et de hasards? Tel qui a fini empereur aurait pu n’être qu’un négociant de province. Tel qui est mort à quatre-vingts ans aurait pu mourir à vingt. En vérité le destin d’un individu est tout autre chose que son histoire : nous entendons par destin d’une façon hypothétique et conventionnelle, certes, mais en accord avec l’opinion commune, une structure dont tous les éléments seraient plus ou moins solidaires et organisés selon un ordre et une unité préétablis. L’homme serait ainsi condamné à suivre son destin et pas un autre, comme il l’est à naître, à grandir, à vieillir et à mourir; un destin prévisible pour qui en connaîtrait tous les ressorts, ou tout au moins tel qu’à voir le début de son déroulement — ou les premiers signes apparus dans la vie du sujet — on pourrait en conjecturer la suite, comme un musicien est capable de reconstituer facilement un air élémentaire, si on lui en fournit les premières mesures. « Donnez-moi, disait un devin célèbre, les vingt premières années d’un homme ou d’une femme, et je vous décrirai le décours probable de son existence. »

Qu’est-ce qui nous incline à concevoir le destin comme une forme nécessaire ? D’abord, l’uniformité relative des déterminismes qu’il subit. Il est de fait que l’homme type a un destin type qui est à peu près le même pour tous, si on le considère dans sa loi la plus générale : les cadres de toute destinée, les âges de la vie, sont bel et bien imposés comme la naissance et la mort.

La nature physique et le caractère moral de chaque individu sont également donnés. En venant au monde, il apporte un certain nombre de dispositions innées, héréditaires, dont il n’est pas responsable : il est débile ou vigoureux, lâche ou courageux, porté à l’action ou à la rêverie, intelligent ou sot. Il n’est donc pas absurde de penser que le destin n’est pas autre chose que la manifestation dans le temps et dans l’espace de ces virtualités physiques et psychologiques. La même façon dont chacun de nous réagit aux causes et aux événements extérieurs dépend évidemment de son étoffe, de son volume d’être.

Enfin, tant qu’il existera des classes sociales et des inégalités parmi les hommes, les différences naturelles seront multipliées par les différences de conditionnements inhérents aux milieux : autre chose est de naître dans un taudis, autre chose de naître dans un château. Le destin commence à l’enfance. Il n’est pas le même pour tous et, en raison même des influences subies, il paraît s’engager dans telle ou telle voie, dont le sujet n’est pas libre de sortir. Le destin, inséré dans le social, est fonction du social.

Ainsi donc, s’il ne s’agissait que de causes et d’effets déterminables scientifiquement, il serait aisé de rendre compte à la fois de la diversité et de la fixité des destinées. Les hommes nés riches, doués d’une bonne santé et de tous les dons de l’esprit, vivraient longtemps et heureux. Les pauvres — maladifs par surcroît — ne réussiraient en rien et mourraient prématurément. Les ouvriers auraient dans l’ensemble un destin d’ouvrier; les patrons un destin de patron. Et peut-être, après tout, est-ce bien ainsi que les choses se passent en moyenne ; et également dans les cas limites : il y a des monstres qui ne vivent que quelques années, voire quelques jours, et des espèces de dieux qui, pendant toute leur longue vie, ne connaissent que le bonheur…

Tout le monde reconnaît que les choses ne sont pas aussi simples. Est-il bien utile de rappeler ces banalités que le destin évolue au cours d’une vie et que tel sujet plutôt maladif dans son adolescence pourra devenir très vigoureux dans son âge mûr; que la volonté humaine joue tout de même son rôle et qu’elle bénéficie parfois du singulier pouvoir de changer certains maux en biens ? N’a-t-on pas vu de jeunes hommes condamnés à l’immobilité et au désespoir par d’atroces blessures de guerre, se ressaisir et devenir de grands écrivains; et, par conséquent, entrer dans un destin qui ne semblait pas devoir être le leur selon la vraisemblance des déterminismes.

En de nombreux cas, il ne paraît pas que les directions fatidiques coïncident dans un individu avec celles qui semblaient prédéterminées. On eût cru que ce garçon rangé mènerait une vie de bon bourgeois : il devient gangster ; cet autre qui semblait promis aux aventures monte une épicerie de banlieue.

Enfin et surtout — c’est en cela que réside l’intérêt du problème — on constate que dans toute destinée interviennent des éléments dont la nature nous échappe, et que l’on appelle vulgairement chance ou malchance. Pour certains hommes tout réussit comme par miracle, pour certains autres tout échoue contre toute attente. Le destin le plus désespéré peut être sauvé par un hasard providentiel ; le destin le plus brillant interrompu par un accident stupide, par une mort prématurée et que rien ne laissait prévoir…

Il résulte de tout cela cette chose très importante que ce qui constitue le destin, c’est l’ensemble des événements et des vouloirs qui, précisément, ne sont pas prévisibles par la raison, ni explicables par l’enchaînement logique et naturel des causes et des effets. Ce qui est de l’essence du destin, ce n’est pas que le toréador soit blessé par le taureau, ou que le casse-cou se tue en auto — cela est de l’ordre des probabilités — c’est que le toréador n’ait jamais reçu un coup de corne et que le casse-cou n’ait jamais eu d’accident grave.

Les quatre volontés

Qu’il y ait une causalité fatidique qui se superpose en les utilisant, certes, aux causalités objectives, cela se manifeste déjà clairement au niveau du vouloir, du désir, du dessein… Il y a quatre sortes de volonté dans l’homme :

1) D’abord une volonté technicienne, pratique, qui croit absolument au déterminisme : elle prévoit à court terme et réussit toujours dans son activité journalière ou programmée (sinon l’action ne serait pas possible). La cuisinière sait que — sauf imprévu — elle fera son cassoulet; l’ingénieur sait qu’il construira son pont. Cette volonté fait coïncider, sans mystère, l’idée, le plan, avec sa réalisation : elle fait que le réel ressemble au projet. Elle s’accompagne d’une connaissance absolue des moyens à employer pour obtenir ce but.

2) Une volonté désir. Celle-ci se caractérise par ce fait bien significatif qu’elle ignore certains éléments ou conditions de son action et qu’elle ne sait même pas si elle réussira nécessairement. Non seulement elle ne connaît pas les moyens qu’il faut mettre en œuvre pour faire coïncider le plan avec la réalisation, mais elle n’est pas absolument sûre que cette réalisation soit possible. A la limite, elle se confond donc avec le désir ou le souhait chimérique.

3) Une volonté magique. J’appelle ainsi la volonté qui prétend agir directement et en tant que telle sur les êtres et les choses, en se représentant obstinément le but à atteindre, mais non point le processus de réalisation qu’elle ignore. Chez l’homme de la rue, elle ne diffère guère du désir intense joint à la croyance instinctive que ce désir peut agir par lui-même. La parapsychologie connaît des cas où la volonté ainsi dirigée déclenche des rêves d’un certain genre chez les dormeurs, ou fait mouvoir, sans contact, l’aiguille aimantée; on devine l’intérêt soulevé par l’existence incontestable, semble-t-il, de cette volonté du 3e degré qui pourrait expliquer, dans une certaine mesure, les ressemblances, qui s’établissent presque toujours entre un individu donné et son destin objectif.

4) Enfin, une volonté inconsciente. C’est la plus dangereuse de toutes, parce qu’elle nous est inconnue et qu’elle peut aller sans que nous en soyons avertis, à l’encontre de notre volonté claire. Elle émane de nos profondeurs pour agir, sinon sur le réel, du moins sur nous-mêmes. On comprend mieux, grâce à elle, comment la réalité objective peut, en certaines circonstances, obéir à nos désirs secrets : elle réduit le mystère qui s’attache à ce mimétisme inexplicable. Tel qui a eu le pressentiment qu’il mourrait bientôt, le confirme en se suicidant inconsciemment, en machinant, par exemple, sans en avoir conscience l’accident où il perdra la vie. Beaucoup d’échecs sont imputables à une obscure volonté d’échec…

On voit comment le destin véritable de l’individu paraît déterminé surtout par les éléments ténébreux qui le font agir de très loin. Les zones obscures de l’humain communiquent vraisemblablement ave la nuit du cosmos ; et selon des modalités que nous ignorons, le vouloir inconscient se met en accord ou en désaccord avec les lois de l’univers. De sorte que les véritables questions qui se posent, en ce qui concerne la nature de la destinée humaine, sont les suivantes « Dans quelle mesure les hasards événementiels entrent-ils comme composants nécessaires dans la structure du Destin ? » « Dans quelle mesure, par sa volonté consciente ou inconsciente, l’homme suscite t-il des événements extérieurs à lui qui ressemblent à sa destiné intérieure et font l’unité? »

Les saisies globales du destin

Les gens sérieux ne vont pas manquer de s’écrier que ce ne sont que des chimères; et que rien ne provoque le destin — qui, dans ce cas, ne serait pas destin mais histoire — qu’il obéit à d’autres conditionnements que ceux qui procèdent des causalités subjectives (psychologiques) ou objectives (physiologiques, sociologiques, ou purement contingentes (par rapport à l’idée de destin), c’est-à-dire non reliée entre elles en tant que séries causales, par une causalité originelle unique.

Que pouvons-nous leur répondre qu’ils ne puissent aussitôt mettre en doute au nom du rationalisme?

a) D’abord ceci : qu’il n’est plus niable, aujourd’hui, qu’un assez grand nombre d’hommes et de femmes ont eu, à certains moments de leur vie, la vision globale ou partielle de leur destin ; ont pressenti tels ou tels événements ; ont été avertis de la date de leur mort… Tout porte à croire que notre esprit inconscient connaît la totalité de notre destin, bien qu’il ne nous la révèle pas toujours.

b) Il semble bien que les caractérologies scientifiques ne recensent que les traits les plus superficiels du caractère. Il existe chez les individus des coexistences, des associations de tendances psychologiques et de prédilections, dont la raison ne saurait rendre compte qui n’ont pas plus d’affinités entre elles que n’en ont, par exemple les éléments d’un tableau, et qui, cependant, ne sont nullement aléatoires. C’est en vertu d’une nécessité d’un autre ordre que l’on trouve chez certains hommes et femmes d’un type nettement caractérisé, un amour excessif du Passé, par exemple, conjugué, d’une façon inexplicable, avec un goût très marqué pour les petits animaux domestiques. Ces liaisons caractérielles — qui n’ont aucune réalité pour le savant — en ont beaucoup, au contraire, pour les sorcières de villages qui devinent, grâce à elles, le passé et l’avenir de ceux qui viennent les consulter. En prenant pour point de départ des rapports de ce genre, ils reconstruisent à la fois le caractère et le destin.

c) Il y a la même relation certaine entre les traits du visage, l’allure générale du corps et la structure de la destinée. C’est en cela que l’astrologie dit vrai, si l’on appelle ainsi (et indûment) la physionomie traduite en termes astrologiques. Je ne veux pas savoir si les caractères du visage sont en rapport avec des dates de naissance et des influences astrales, mais je ne doute pas qu’ils ne soient « en familiarité » avec la caractérologie fatidique. Et je pense qu’il ne serait pas impossible de le démontrer statistiquement. Je n’ai jamais vu, pour ma part, un « vénusien », un « jupitérien », un « saturnien »   c’est-à-dire des hommes ou des femmes ayant des traits du visage et le port que les astrologues attribuent à ces types astraux — ne pas avoir également un destin vénusien, jupitérien ou saturnien. Les dosages sont peut-être plus révélateurs encore : cette vénusienne un peu mercurienne, ce jupitérien un peu saturnien, leur destin reflète exactement ces nuances, dans le succès ou dans l’échec. Un vrai magicien doit pouvoir lire le destin d’un dictateur, rien qu’à étudier sa physionomie…

« Son visage est noble et tragique, disait Apollinaire, comme le masque d’un tyran ! ».

Faisons le point, concluons ! Il est légitime de faire l’hypothèse qu’un destin d’homme est un tout qui unit des éléments subjectifs en apparence disparates, mais liés les uns aux autres par une familiarité transcendante. Le destin ne ressemble pas seulement à l’homme qui l’assume, à son physique, à son âme, à son esprit : il ressemble aussi aux choses qui lui arrivent…

Les signes et les compensations

L’homme est ainsi fait qu’il n’est pas capable de tout à la fois. Si toutes les possibilités humaines se concentraient sur un seul individu, elles s’y annuleraient, ou il serait un monstre. Ce qui caractérise donc toute destinée, c’est qu’il y a des tendances, des directions qu’elle exclut ou récuse et d’autres qu’en compensation, elle revalorise ou exalte. La destinée exclut, compense, conjugue. Si l’on établit le plus simplement possible, et pourquoi pas à la façon des cartomanciennes, la liste des bonheurs possibles : la santé, l’amour, (le besoin d’aimer et surtout d’être aimé), la puissance, la gloire, l’argent, etc., on voit qu’ils s’opposent assez souvent en vertu de lois psychologiques naturelles. Celui qui recherche avidement la puissance ou l’argent négligera non pas le plaisir, mais l’amour. Et celui qui n’aime que l’amour ne s’intéressera guère à l’argent ou au pouvoir.

Mais on constate en étudiant sérieusement la morphologie du fatidique que les affinités ou les antagonismes entre ces diverses finalités hédoniques ne s’établissent pas toujours selon les lois de la psychologie et conformément à la raison ou au bon sens; et que, d’autre part, dans un destin donné, l’une de ces finalités est véritablement maléficiée — l’amour, par exemple. Le maléfice est tel que contre toute vraisemblance, tous les efforts que fait le sujet pour connaître l’amour — alors qu’aucune cause réelle ne s’oppose à ce qu’il le connaisse — se heurteront à l’échec multiforme (et d’autant plus inexplicable qu’il est multiforme). C’est pourquoi il est déterminé à compenser l’amour qu’il n’obtient pas par le désir de gloire, de puissance ou de richesse. Mais rien, selon la psychologie courante, ne le détermine à le compenser par ceci plutôt que par cela. C’est la nature de la compensation choisie — en fonction de tout contexte fatidique — qui spécifie le destin. Or, qu’on le veuille ou non, le maléfice est décelable dès l’adolescence : il est signifié par de véritables présages et généralement la compensation éventuelle aussi.

Ces lois n’ont, en elles-mêmes, rien de mystérieux. En bien des cas, elles ressortissent purement et simplement à la psychanalyse. Mais, répétons-le, c’est l’ordre dans lequel les compensations sont choisies et leur relation avec le tout — ensemble fatidique — qui situent le destin individuel sur un tout autre plan que celui où la caractérologie officielle prétend le saisir.

Les compensations s’accordent :

1) Avec l’allure générale du destin. Il n’est pas de mon propos de donner ici l’analyse détaillée des diverses allures qu’il peut prendre. Il suffit de rappeler que le destin peut être bon ou mauvais (c’est-à-dire finissant bien ou finissant mal), qu’il peut être étroit ou très large, selon qu’il intéresse peu ou beaucoup d’hommes (le destin du Christ, par exemple, passe par des multitudes de croyants et se prolonge indéfiniment), altruiste ou égotiste (certains hommes dépendent absolument d’autrui, ne sont heureux et ne souffrent que par autrui, d’autres ne jouissent et pâtissent jamais que dans les étroites limites de leur corps et de leur personne, etc.). Arrêtons-nous cependant sur les rythmes propres à chaque destin :

Je ne crois pas qu’il soit d’ores et déjà possible, dans l’état actuel de nos connaissances, de dresser le tableau complet de toutes les variétés de types de destin en ce qui concerne précisément leur rythme. Mais il en est deux de particulièrement caractéristiques sur lesquels j’insisterai à titre d’exemples, le destin solarien et le destin saturnien.

Les destins solaires ou apolliniens (en rapport astrologique avec le soleil) se caractérisent par ce fait que ceux qui l’incarnent connaissent une ascension rapide vers la gloire, la fortune ou la puissance, sans éprouver d’échecs graves au cours de leur brève carrière jusqu’au moment où, brusquement, tout finit mal pour eux et où ils perdent tout, y compris assez souvent la vie. On pense, évidemment, au destin de Napoléon, dont certains, mus par un sûr instinct, ont voulu faire un mythe solaire, où celui de beaucoup d’autres conquérants, mais un industriel, un commerçant, et même un ouvrier d’usine peuvent avoir, chacun dans sa sphère d’activité, un destin tout à fait semblable quant à sa forme et présentant exactement les mêmes caractères morphologiques.

Inversement, les destins saturniens ont une ligne d’évolution plus lente, plus longue, et comportant généralement des phénomènes de retard assez stupéfiants. A son sujet, l’astrologie lue sur les visages (ou, comme nous le disions plus haut, la physiognomonie traduite en termes astrologiques) est infiniment révélatrice. On peut vérifier sur le destin d’un saturnien (dont on connaît le masque triste et soucieux) et presque mesurer les retards — par ailleurs incompréhensibles — qu’il ne manque pas de subir. Comme il n’est pas saturnien pur et se marquent aussi sur son visage des aspects jupitériens, on peut être assuré qu’il obtiendra de flatteuses satisfactions d’amour-propre. S’il est écrivain, par exemple, il aura des contrats avec les meilleurs éditeurs : cela est dû à l’influence jupitérienne. Mais la parution de chacun de ses livres sera retardée d’une façon incroyable et pour des causes très différentes qui pourront aller de la poste du manuscrit à sa destruction par la guerre, en passant par la faillite de l’éditeur ou l’incendie de sa maison. J’ai connu un sociologue très saturnien — sans la moindre compensation jupitérienne, il est vrai — que Saturne a véritablement condamné au silence. Après avoir essuyé tous les échecs matériels possibles en ce domaine, il avait enfin arraché à un éditeur la promesse de publier son énorme livre d’ethnologie. Il habitait une île du Pacifique. Il avait mis au point toutes ses notes… l’ouvrage était presque terminé. Un soir, un immense raz-de-marée envahit sa maison, se saisit, comme une main géante, du manuscrit et des notes et ramena le tout au fond de l’Océan…

De telles accumulations d’échecs suggèrent une sorte d’aimantation du réel par le sujet ou entre le sujet et l’environnement événementiel, une véritable harmonie préétablie.

2) Les compensations s’accordent avec les physiques et moraux de l’individu. Dans la vie d’un saturnien, elles sont d’ordinaire très tardives (il arrive que des saturniens retardés commencent à cinquante ans une existence de don Juan). Chez les solariens, la période où la catastrophe finale vient compenser les brillants succès antérieurs, se situe généralement entre trente et quarante-cinq ans.

3) Enfin, les compensations s’accordent avec la sémantique même du destin. Il est rare que l’unité du contenu fatidique, la conjugaison harmonieuse ou contrôlée des désirs et des événements, les échecs et la direction générale des succès compensateurs ne se manifestent pas — dès l’enfance ou l’adolescence (plus tard chez les saturniens) — par des signes, des hasards objectifs, des rencontres qui sont autant de présages, par lesquels s’accuse la ressemblance, dans une existence donnée, du présent avec le futur. Il y a des événements-clés survenus vingt ans, qui prophétisent véritablement toute la destinée d’un homme.

On peut essayer de réduire le mystère et on le doit. On sait aujourd’hui —  comme nous l’avons dit plus haut — que les échecs et les retards peuvent être indirectement et inconsciemment préparés par celui qui croit les subir. Mais il y a des cas où il n’est pas possible que l’événement — un accident d’aviation, par exemple, ou le coup de revolver tiré par un fou — ait été voulu par la victime. La loi (?) qui établit ainsi une ressemblance entre le monde subjectif de l’individu et le monde objectif, réel, n’obéit, il faut bien le répéter, ni à la vraisemblance psychologique ni à l’expérience : elle répond à une « harmonisation » — dont la musique nous donne une idée — et dont nous pouvons même sentir la beauté, mais dont l’essence profonde nous demeure absolument inconnue. Statistiquement parlant, il semble bien — mais comment établir en ce domaine des statistiques vraiment concluantes? — que les hommes qui ont tout (santé, richesse, talents multiples, succès, etc.) meurent jeunes et souvent dans un accident, ou assassinés. La compensation est brutale et tragique (leur cas est d’ailleurs du même ordre que celui des apolliniens ou solariens). La conscience populaire a toujours redouté la prospérité totale et recommande de faire un sacrifice volontaire pour se concilier les dieux (et compenser le malheur que l’on s’attire, si l’on est trop heureux). On se souvient de Polycrate, le tyran de Samos, qui, effrayé par ses succès, jeta à la mer une bague à laquelle il tenait beaucoup. Le destin n’accepta pas le sacrifice. Un pêcheur lui rapporta presque aussitôt la bague qu’il avait retrouvée par hasard (?) dans le ventre d’un poisson… Je ne sais rien de plus significatif et de plus terrible que ces refus d’offrandes qui, heureusement, ne sont pas fréquents. Ils sont toujours le signe d’un épouvantable désastre. Les compensations établies par une opération magique obéissent à la même loi. Tel qui renonce volontairement et symboliquement à l’amour, par exemple, pour obtenir, en certaines circonstances, la réussite financière ou politique, il n’est pas sûr que le destin… ou le Diable acceptera la substitution qu’il propose…

Il arrive souvent, j’allais écrire toujours, que les personnes sincèrement dévouées au bien de l’humain et véritablement pacifistes se sacrifient inconsciemment et déclenchent ainsi un processus objectif qui les sacrifie en fait : elles tombent sous les coups d’un assassin irresponsable, généralement un fou… Ces rapports fatidiques mériteraient une étude plus détaillée que je ne puis leur consacrer ici. Mon propos est simplement de montrer qu’il ne faut pas être sorcier pour prophétiser que l’homme insolemment heureux à trente ans a soixante-quinze chances sur cent de périr tragiquement ou tout au moins de mourir jeune; que le saint sera persécuté et l’homme dieu crucifié à trente-trois ans réalisant sur les hauts plans à peu près la même forme fatidique que les conquérants (Alexandre le Grand, par exemple) sur les plans inférieurs.

On a peine à concevoir que le catholicisme actuel ne mette pas davantage l’accent sur la doctrine même du Christ en tant qu’elle enseigne l’identité absolue du Moi (total et profond) avec sa destinée, et même l’antériorité du destin sur le moi. L’importance donnée par les prophéties à des détails de la vie du Christ devrait renforcer ses disciples actuels dans la conviction que toutes les actions de tous les hommes dont Jésus-Christ est le modèle ne font que suivre jusqu’à l’iota (comme le disait Bossuet) la ligne que leur destin a pour ainsi dire prophétisée.

Le destin de chacun de nous est fixé dans l’intemporel et ici-bas inéluctable. Il n’est pas possible que nous ne lui ressemblions pas parce que nous l’avons choisi et qu’il est nous-mêmes. Se vouloir libre à son égard, c’est-à-dire indépendant de lui, est une absurdité. Seule est libre la volonté du Destin en nous.

Les visions prémonitoires

Rien ne contribue davantage à nous persuader que notre destin est, pour ainsi dire, préfiguré, que les phénomènes assez fréquents de voyance qui nous le donnent à voir avant qu’il se soit réalisé. La preuve que le destin est une forme c’est qu’il paraît déjà constitué dans le futur le fait qu’il existe dans le futur nous convainc qu’il est inéluctable. Pourtant n’y a-t-il pas des cas où il faudrait plutôt penser — puisque la vision que nous en avons eue nous a permis de l’éviter — ou qu’il est contingent ou que nous sommes libres. Nous croyons que ce n’est là qu’une illusion.

Il arrive, en effet, que l’on soit averti d’un danger imminent par un rêve, par une vision éveillée ou par une sorte de voix intérieure. Untel, par exemple, est invité à ne pas monter dans l’avion ou dans le train qu’il comptait prendre et, de fait, cet avion explose ou ce train déraille. La prévision de l’avenir semble bien avoir mis en jeu ici deux décisions également possibles entre lesquelles il appartenait à la liberté du sujet de choisir. Le fait en lui-même, l’accident, demeure fatal, mais enfin le voyageur était perdu et sa vision — sa liberté de choix — l’ont sauvé.

C’est cela qui nous paraît très douteux. En vérité, si les rêves prémonitoires, les visions, les avertissements de toutes sortes paraissent bien établir qu’en certains cas le sujet connaît inconsciemment, et parfois consciemment, son destin, ils ne prouvent nullement qu’il ait disposé à son égard de quelque liberté. Il est clair que l’avertissement ainsi extériorisé n’a point pour but (apparent) de modifier le destin de l’individu, mais de lui manifester en termes d’imaginaire un événement qui, de toute façon, aurait eu lieu sans l’intervention de cette prémonition onirique. Il est tout à fait remarquable que de telles projections de l’inconscient n’ont lieu que lorsque l’individu doit échapper de justesse à un grave péril, c’est-à-dire que sa destinée — comme cela arrive souvent sans qu’on le sache — passe tout près d’une possibilité catastrophique. C’est de cette possibilité, en réalité fausse possibilité, qu’il a été averti. Autrement dit, il n’y a jamais prémonition d’un danger (à éviter) sans que l’événement une fois survenu ne confirme qu’il existait une possibilité maligne à laquelle le sujet est censé avoir échappé alors que véritablement il ne pouvait pas ne pas y échapper. De sorte que ce qui s’est projeté ainsi dans le futur n’est pas différent de ce qui se projette dans le passé, quand nous constatons, ou apprenons, que nous avons failli être tués ou blessés, que notre malheur n’a tenu qu’à un fil ou à un hasard, et que nous éprouvons de ce fait une sorte de terreur rétroactive. Nous confondons ainsi les circonstances à côté desquelles nous sommes passés avec une prétendue possibilité qui aurait pu se réaliser, ou si l’on préfère la proximité temporelle ou spatiale avec la proximité causale ou logique (les joueurs qui ont tiré le numéro 19 quand c’est le 20 qui gagne tombent dans la même erreur; ils sont furieux d’avoir perdu pour un point !).

Nous imaginons vivement les situations de ce genre. On pourrait presque dire qu’elles s’imaginent d’elles-mêmes. Nous les revivons en rêve pendant la nuit. Pour qu’elles soient figurées et projetées dans le passé ou dans le futur, il est nécessaire que leurs circonstances — la vraie possibilité (celle qui se réalise) et la fausse possibilité (celle qui ne peut pas se réaliser) — soient saisies dans un contexte dramatique mystérieux qui les rende imaginables. Ce qui le prouve, c’est que dans les cas où nous avons hésité longtemps, entre deux décisions contraires et où notre délibération n’a porté en définitive que sur des abstractions ou sur des conséquences lointaines qui ne se prêtent ni à l’affabulation ni à la symbolique de l’inconscient, nous n’enregistrons jamais de semblables perceptions hallucinatoires ni dans le passé (sous forme de souvenirs figuratifs) ni dans le futur (sous forme de prémonitions imagées).

Il ne faut donc pas tirer argument de la double possibilité sous laquelle parfois, dans les rêves ou les visions, l’on se représente un événement fatidique, pour affirmer que l’homme est libre, et encore moins que son destin est contingent. (Comment d’ailleurs pourrions-nous être libres à l’égard du destin qui n’est que la conséquence de ce que nous sommes ?) Il est certain que le destin n’est point changé par l’image que nous nous en fabriquons. On ne peut pas percevoir une possibilité qui ne se réalisera pas. L’avenir qui n’arrive pas n’est pas l’avenir et il n’est inscrit nulle part. Dans les cas étudiés par la psychologie on voit que le vrai destin de l’individu — mystérieusement averti — était d’éviter de toute façon le mauvais sort ou plutôt de la façon même dont il l’a évité, c’est-à-dire par l’intermédiaire de cette brusque illumination de sa prescience par une imagerie d’apparence surnaturelle. Le soldat qui, dans sa tranchée, quitte la place qu’il occupe, quelques minutes avant que celui qui l’y remplace n’y soit tué, l’aurait quittée aussi fatalement par un enchaînement de circonstances auxquelles le pressentiment ou la prémonition n’ont rien ajouté : ils n’en ont souligné que le caractère fatal, remarquablement fatal. Que ce hasard ait frappé son imagination, lui ait fait imaginer une possibilité de mort qui, en elle-même, n’est pas plus extraordinaire que si son remplaçant avait été tué à son poste quinze jours après, en succédant à un autre ; répétons-le, il n’y a rien d’étonnant à cela. Que de rêves cette coïncidence va-t-elle susciter dans sa mémoire ! Le futur est comme le passé : le sujet croit qu’il a reçu un avertissement, il croit qu’il a fait ce qu’il a fait parce qu’il l’a reçu, il n’en est rien : l’avertissement n’est que la traduction en termes oniriques futurs de ce qu’il savait bien, inconsciemment, qu’il ferait.

Cela signifie que le rêve peut se construire sur une certaine connaissance intuitive de l’avenir comme il se construit d’ordinaire sur des matériaux présents et passés. Dans ce cas, il prévoit, mais ne change pas la destinée. Si celle-ci implique que le sujet soit tué (par exemple) ou bien il ne sera averti de rien du tout ou bien il ne tiendra aucun compte de l’avertissement et ne le remarquera même pas, ou bien il n’y verra qu’un présage général, sans rapport avec sa situation présente.

Il n’en reste pas moins que le rêve prémonitoire, ou tout autre signe prophétique, semble bien témoigner d’une sorte de connaissance — ou de conscience — que le sujet aurait de tout ou partie de son destin. Car si l’on conçoit clairement que le rêve se serve du futur comme il se sert du passé, encore faut-il que ce futur soit inéluctablement fixé (de quelque façon qu’on imagine cette fixité). Et il faut bien faire l’hypothèse, dès lors, qu’en certaines circonstances, le temps est parfaitement réversible et que ce qui est futur est comme ce qui est passé, ou bien que, par instants, nous échappons à la temporalité puisque nous voyons l’avenir.

Mais même si cette connaissance anormale nous est parfois donnée — ce qui ne nous paraît pas douteux — il faut bien distinguer ce qui est perçu de ce qui est imaginé. Si le rêveur voit distinctement sa maison s’écrouler, et s’il vérifie peu de temps après qu’elle s’est écroulée exactement dans les mêmes circonstances et en présentant la même image globale et détaillée, il faut bien admettre qu’il s’agit là d’une perception (s’opérant d’ailleurs selon des lois que nous ignorons encore). Que s’il se voit écrasé sous les ruines de sa maison, alors qu’elle ne s’écroulera que tout de suite après qu’il en sera sorti, on doit penser que ce n’est là qu’une dramatisation du même type que celui que nous avons vu précédemment : l’inconscient lui a représenté l’imminence d’un danger auquel il était écrit qu’il n’échapperait que de justesse. C’est une simple possibilité abstraite qui a été imaginée ici — ou plutôt imagée — pour révéler au sujet qu’il se tirerait de cet accident dans des circonstances que leur singularité même permettait à son inconscient de figurer visuellement. Ce qui ne doit pas surprendre quand on sait avec quelle facilité et avec quelle exubérance de détails l’inconscient est capable d’exprimer en symboles concrets, en tableaux, les possibilités abstraites, les tendances, les sentiments.

Ainsi donc, si l’on ne peut pas toujours affirmer avec certitude que le rêve éveillé perçoit le futur – encore que la chose nous paraisse parfaitement possible – on doit du moins penser qu’en certaines circonstances, il est capable de l’imaginer. Il fait lui-même partie du destin du sujet et c’est pourquoi il ne le trompe jamais sur la signification de tel ou tel événement qu’il lui en révèle. A n’en pas douter le destin est une forme qui fait corps avec celui qui le vit et qui lui ressemble, parce que l’homme n’a pas d’autre essence que celle qui se manifeste – nécessairement – par ses actes « volontaires » et par tout, ce qui lui « arrive ». Les volontés, les désirs, les rêves, les événements indépendants en apparence de son vouloir, les prétendus hasards, sont en harmonie avec son être physique et moral, avec son « étoffe ».

La liberté et le destin

Le sage ne croit pas que l’on puisse vraiment agir sur le destin, le modifier (c’est plutôt lui qui nous modifie). Il doit au contraire essayer de coïncider, intellectuellement, le plus possible avec lui de façon qu’il ne lui arrive rien qu’il n’ait voulu, rien qui n’exprime sa réalité psychologique la plus profonde, rien qu’il ne reconnaisse comme sien. D’ordinaire les hommes acceptent facilement de se confondre avec leur destin quand il est heureux, mais ils se retranchent de lui quand il ne l’est plus, et ils le haïssent comme s’il était devenu une force étrangère et hostile. C’est là un comportement absurde. Il faut, certes, ne pas lui être plus attaché qu’on ne l’est soi-même, mais il faut savoir le survoler dans sa totalité, c’est-à-dire dans l’unité de ses harmonies et de ses fausses notes.

La seule façon de se prouver qu’on est libéré du destin et de soi-même, c’est d’être devenu capable de considérer sous le même angle de beauté et avec le même désintéressement les bonheurs et les malheurs qu’il comporte. (La poésie qui perçoit les malheurs (des autres) sous les espèces de la beauté nous aide peut-être dans cette ascèse purificatrice).

J’imagine que Napoléon mettait dans son propre désastre de Waterloo le même rayonnement de beauté que les romantiques lui ont prêté plus tard : « Cette défaite, disait-il, où la gloire du vainqueur sombre dans l’éclat du vaincu… ».

C’est là la façon la plus humaine, la plus luciférienne aussi et sûrement la plus difficile d’être libre (c’est-à-dire d’avoir un destin libre!) : elle consiste à tout aimer de ce qui se manifeste à propos de nous, comme nous aimons tout ce que nous sommes et notre destin, comme si nous l’avions choisi. C’est ainsi que le poète Joe Bousquet en était venu à situer son être le plus authentique dans son épouvantable blessure et à considérer comme procédant absolument d’elle dans son essence et dans son existence. Elle était pour lui l’antériorité fatidique à laquelle il faut se confondre si l’on veut s’en déprendre.

Il y a une autre attitude morale qui consiste, au contraire, à refuser le destin le plus qu’on peut, c’est-à-dire à diminuer son vouloir et son agir de façon à réduire toute la diversité de l’aventure humaine à une aventure intérieure. C’est la voie choisie par les philosophes qui ne veulent pas quitter leur chambre, par les religieux, qui s’enferment dans leurs cellules, par les mystiques épris du seul absolu. Cette voie de détachement assortie de la conviction que le monde n’est que néant, n’exclut évidemment pas le destin : elle en serait plutôt la plus haute expression — ni la ressemblance de l’homme avec cela même qui le détermine (ici : dans la transcendance). A vrai dire, elle ne diffère pas tellement de la voie luciférienne, surtout quand, du fait des circonstances, elle devient très difficile à suivre : quand, par exemple, les conditions de cet isolement ne sont plus remplies, quand le philosophe est obligé de vivre dans l’agitation et le religieux hors de sa cellule. Dans ce cas, les obstacles ne font partie du destin individuel que dans la mesure où l’individu les surmonte…

Il existe enfin une troisième voie, plus ésotérique, qui demeure en quelque sorte intérieure au destin. Elle est réservée à ceux qui ont acquis au plus haut point le sens du fatidique et qui aspirent moins à se libérer du destin qu’à se laisser instruire par lui. Elle conduit au respect et à la vénération des dieux. Un saturnien, par exemple, ne se révolte pas contre les échecs, les entraves que lui inflige et lui impose Saturne. Il répond à sa rigueur par une patience infinie, considérant ces échecs et ces entraves comme autant d’épreuves purificatrices (c’est cela que les anciens astrologues appelaient la vénération de Saturne). Et il y a des circonstances où il faut une énergie invincible pour ne pas céder au découragement et être deux fois vainqueurs : de Saturne et de soi-même. On voit clairement par là comment l’obéissance au destin et la liberté ne sont qu’une seule et même chose. Car le véritable destin saturnien ne consiste pas à être toujours retardé, toujours entravé, et, à la fin, écrasé et réduit à néant, mais, au contraire, à triompher par la patience et le courage de la lenteur et de la pesanteur astrale.

C’est la même obéissance au destin qui a toujours conduit les hommes instruits par l’expérience à observer exactement tous les rites de transition et de passage qui ont pour effet de désarmer le destin en tant qu’il est hostile, c’est-à-dire en tant qu’il est tenu à tort pour différent de ce que nous sommes. On sait que l’humanité primitive avait multiplié les observances de ce genre qu’il eut été dangereux d’enfreindre. Positives, il ne fallait jamais par peur ou par lâcheté refuser d’entreprendre ce à quoi le destin semblait incliner; négatives, il ne fallait pas non plus accomplir une action, une démarche qu’auraient déconseillée les voix intérieures (Socrate obéissait toujours à celle de son démon). Je ne crois pas utile de donner la liste innombrable de ces prescriptions ; je rappelle seulement celles que beaucoup de nos contemporains observent encore aujourd’hui. Le destin n’aime pas les changements brusques, c’est dans les failles, les coupures qu’il frappe toujours. C’est pourquoi il est nécessaire, si l’on change de domicile, si on abandonne un travail pour un autre, de ménager une transition symbolique. Il serait très périlleux pour un homme âgé de s’arrêter trop brusquement de travailler. S’il est obligé de se reposer, il doit entreprendre aussitôt une autre tâche, ne fut-ce que d’une manière symbolique. Car, pour le destin, pour notre inconscient et pour la magie, le symbole vaut la réalité.

Comme on le voit, il y a un plan dans l’individu et dans l’histoire de l’humanité — où le destin est considéré comme tellement distinct du sujet que l’on doit lutter contre sa nocivité ou se prémunir contre elle. Mais, en réalité, tous les efforts de l’homme ne tendent, au niveau des croyances magiques, qu’à s’assimiler à lui. Et c’est là qu’est la vérité. Le sage est celui qui s’est si bien familiarisé avec le fatidique qu’il ne peut plus discerner si sa volonté consiste à vouloir ce qui est voulu, à se plier aux événements — ou à ne pas vouloir et à attendre — comme l’enseigne le Tao-Te-King, que les événements et les choses agissent à sa place.

De toute façon, c’est en poursuivant le plus complètement possible son identification avec le moi caché qu’est précisément son destin, que l’homme fait l’expérience de l’harmonie qui s’établit entre lui et les choses. Cela est particulièrement remarquable sur le plan moral. Le sage qui s’est élevé à une telle liberté spirituelle qu’il ne peut plus faire le mal, constatera que le monde objectif lui-même s’oppose à ce qu’il fasse le mal. On offrit un jour à un grand initié indien un fruit dont le goût devait être délicieux. Il ne put pas le manger : il avait été volé!

Dès que, par la force des choses, l’homme et la femme se libèrent quelque peu de leur égotisme — c’est généralement dans l’amour, — l’harmonie qui s’établit entre ce qu’ils éprouvent l’un pour l’autre et les événements imprévisibles qui ne dépendent pas d’eux se met à devenir signifiante : signes et intersignes foisonnent. On dirait que tout le réel est devenu pour eux subjectif.

Bien entendu, les scientistes ne manqueront pas de faire observer qu’il suffit de prêter attention à ces coïncidences, rencontres, hasards objectifs pour les créer; et que tout cela est vain et illusoire. A quoi on peut répondre que le fait que notre esprit collabore nécessairement avec la réalité empirique est phénomène naturel lui aussi ; et que l’intersigne, même purement subjectif, fait partie de la nature. D’autre part, on ne voit pas que le sens du destin doive exclure nécessairement le sens critique. Certains de ces signes établissant une sorte de correspondance entre l’homme et son destin sont d’une objectivité indiscutable et difficilement explicables par le seul hasard.

La vérité, c’est qu’il n’est pas possible de prendre une vue relativement claire de son propre devenir fatidique si l’on n’a pas appris à se tenir soi-même pour une conséquence du destin et à se situer, par l’imagination (maîtresse de vérité et non d’erreur), à l’entrecroisement de ses lignes de force ; autrement dit, à considérer toutes choses comme des signes, en leur reconnaissant, par delà leur nature objective une essence sémantique. La science du destin est, assez paradoxalement, une science du particulier (ce qui n’exclut pas la science générale des destins particuliers, c’est-à-dire une typologie des destins ou de leurs lois fatidiques). Il m’a toujours paru assez étrange que des philosophes qui vont répétant « qu’il faut se connaître soi-même » éprouvent si peu de curiosité pour le déroulement, au jour le jour, de leur destinée personnelle. Celui qui inscrirait quotidiennement sur ses tablettes, comme le faisait le poète Job Bousquet, en face des pulsions ressenties (amoureuses, orgueilleuses, haineuses, destructives, altruistes, etc.) les actions volontaires ou involontaires et les événements fortuits, dans l’ordre où ils sont apparus ou se sont éclairés, reconnaîtrait, au bout de quelques années, que la fatidique ne va pas au hasard, mais obéit à des constantes ; que les mêmes actes ou événements se répètent analogiquement à peu près aux mêmes dates, et cela indépendamment, bien sûr, des cas où cette répétition, ces retours s’expliquent par des causes objectives. Le destin obéit à des lois, qui passent parfois par les lois scientifiques qu’elles utilisent, mais qui, le plus souvent, dépassent le déterminisme et s’inscrivent, à l’intérieur de chaque vie individuelle, selon un autre déterminisme infiniment plus minutieux. Les événements particuliers sont en harmonie, non seulement avec le caractère du sujet, avec ses pulsions psychologiques successives, avec les temps et les saisons, mais aussi avec les trois grandes divisions de la temporalité fatidique (un temps, deux temps, un demi-temps). Et c’est naturellement dans le non-agir, quand le sujet a renoncé à vouloir et à désirer autrement qu’en termes de destin, qu’il peut enfin comprendre qu’il n’y a point de hasard qui ne le signifie et, partout, qu’il lui est possible de lire dans les signes la totalité présente et future de sa destinée.

« Rien, disait Schopenhauer, n’est absolument hasard, ou plutôt tout arrive nécessairement et, certes, la simultanéité même de ce entre quoi n’existe pas de rapports de causalité, cette simultanéité qu’on nomme le hasard est une simultanéité nécessaire, puisque ce qui se produit au même moment était déjà comme tel déterminé par ses causes dans le passé le plus lointain. » Ainsi, tout se reflète dans tout; toute chose a dans toute chose son écho, et à l’ensemble des choses correspond l’unité du miroir que nous sommes. « C’est par cela, disait encore Schopenhauer, que s’explique la rencontre en temps voulu des occasions et des circonstances importantes et décisives pour la vie des individus, et finalement même le fait des présages, dont la croyance est si générale et si profondément ancrée qu’il n’est pas rare qu’elle ait trouvé sa place dans les têtes les plus fortes. »

Mais il faut aller plus loin : de même que chacun est l’imprésario secret de ses rêves, de même le destin qui domine le cours de notre vie réelle vient aussi en quelque façon de cette volonté qui est la nôtre propre, mais qui, cependant ici, quand elle se présente comme destin, exerce son action d’une région située bien au-delà de notre conscience représentative individuelle, laquelle ne fait que fournir les motifs qui dirigent notre volonté empirique, connaissable, notre volonté comme individu, cette volonté, qui, conséquemment, doit livrer les plus vifs combats à cette autre volonté notre qui se présente comme le destin, « cette volonté qui est notre génie, qui habite et a son siège dans les étoiles supérieures » (Schopenhauer). Le destin embrasse de loin le contenu de la conscience individuelle et se montre par suite implacable à son égard. « Il dispose et fixe, à titre de contrainte extérieure, ce qu’il ne doit pas laisser à notre volonté empirique le soin de trouver et qu’il veut cependant qu’elle sache sans faute. »

RENÉ NELLI

RENÉ NELLI (1906-1982) était à la fois philosophe, poète, historien et essayiste. Il consacra la majeure partie de son œuvre à l’étude et au rayonnement de la culture occitane. Traducteur de la poésie des troubadours, il fut le spécialiste du catharisme, du Moyen-âge occitan et de sa métaphysique, de sa poétique et de l’amour courtois.

Quelques œuvres

* Le Languedoc et le Comté de Foix, le Roussillon, Paris, Gallimard, 1958.

* Écritures cathares. La Cène secrète : Le Livre des deux principes : Traité cathare : Le Rituel occitan : Le Rituel latin : textes pré-cathares et cathares présentés, traduits et commentés avec une introduction sur les origines et l’esprit du catharisme (1959), Monaco, Éd. du Rocher, 1994. Recueil des textes cathares.

* L’érotique des troubadours, Toulouse, Privat, 1963

* Le Roman de Flamenca, un art d’aimer occitanien au XIIIe siècle, Toulouse, Institut d’études occitanes, 1966.

* Dictionnaire des hérésies et des mouvements hétérodoxes ou indépendants apparus dans le midi de la France depuis l’établissement du christianisme, Toulouse, Privat 1968

* La vie quotidienne des Cathares du Languedoc au XIIIe siècle, Paris, Hachette, 1969.

* Des Cathares du Languedoc au XIIIe siècle, Paris, Hachette, 1969

* Les Cathares, Marabout université, 1972.

* La philosophie du catharisme, Paris, Payot, 1975.

* Le Phénomène cathare – perspectives philosophiques et morales, Toulouse, Privat, 1988

* Les Grands arcanes de l’hermétisme occidental, Monaco, Éd. du Rocher, 1991